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Full text of "Oeuvres complettes de J.J. Rousseau, citoyen de Genève"

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(E  U  V  R  E  s 


COMPLETTES 


DE  J.  J.  ROUSSEAU. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


lnttp://www.arclnive.org/details/oeuvrescomplette17rous 


(E  U  V  R  E  s 

C  O  M  P  L  E  T  T  E  s 

DE   J.  J.    ROUSSEAU, 

ClTO\'ET«      DE     GENivï. 

NOUVELLE      ÉDITION. 

TOME    D  I  X-S  E  P  T  I  È  M  E. 


A    PARIS, 

'Bélin,  Libraire,  rue  St.    Jacques,  n*.  aC. 
Caille  ,  rue  Je  la  Harpe  ,  n°.  i5o. 
cncï^  Grégoire,  rue  du  Coq  St.  Honoié. 

VoLLAND,  quai  des  Augustins,  u".  25. 

1793. 


LES 

CONFESSIONS 

D  E 

DE  J.J.  ROUSSEAU. 


Mémoires.  Tome  If. 


LES 


CONFESSIONS 


D  E 


J.  J.   ROUSSEAU. 


LIVRE    CINQUIEME. 

V^  E  fut,  ce  me  semble,  en  17.32  que  ('ar- 
rivai à  Chambéri ,  comme  je  viens  de  le  dire , 
et  que  je  commençai  d'être  employé  au  ca- 
dastre pour  le  service  du  roi.  J'avais  vingt 
ans  passes,  près  de  vingt-un.  J'étais  assez 
formé  pour  mon  âge  du  càté  de  l'esprit; 
mais  le  jugement  ne  l'était  guère,  et  j'avais 
grand  besoin  des  mains  dans  lesquelles  je 
tombai  pour  apprendre  à  me  conduire.  Car 
quelques  années  d'espcricnc»  n'avaient  pu  me 
guérir  encore  radicalement  de  mes  visions 
romanesques  :  et,  malgré  tous  les  maux  que 
j'avais   souCTerts,  je  connaissais  aussi  peu  1« 

A  2 


4       LES     CONFESSIONS. 

monde  et  les  houiiues ,  que  si  je  n'arais  pas 
acheté'  ces  instructions. 

Je  logeai  chez  moi  ,  c'est-à-dire  ,  chez  ma- 
man ;  mais  je  ne  retrouvai  pas  ma  chambre 
d'Annecy.  Plus  de  jardin,  plus  de  ruisseau  ^ 
plus  de  paysage.  La  maison  qu'elle  occupait 
était  sombre  et  triste,  et  ma  chambre  était  la 
plus  sombre  et  la  plus  triste  de  la  maison. 
Un  mur  pour  vue,  un  cul-dc-sac  pour  rue, 
peu  d'air,  peu  de  ;our,  peu  d'espace,  des 
grillons,  des  rats,  des  planches  pourries  ; 
tout  cela  ne  fesait  pas  une  plaisante  habita- 
tion. Mais  j'ctais  chez  elle,  auprès  d'elle  , 
sans  cesse  à  mon  bureau  ou  dans  sa  chambre  ; 
je  m'apercevais  peu  do  la  laideur  de  la  mienne, 
je  n'avais  pas  le  temps  d'y  rêver.  Il  paraîtra 
bizarre  qu'elle  se  fût  fixée  à  Chambéri  tout 
exprès  pour  habiter  cette  vilaine  maison  : 
cela  même  fut  un  trait  d'habdete'  de  sa  part, 
que  je  ne  dois  pas  taire.  Elle  allaita  Turin 
avec  répugnance  ,  sentant  bienqu'aprcs  des 
révolutions  toutes  récentes  et  dans  ra};itatiou 
où  l'on  était  encore  à  la  cour  ,  ce  n'était  pas 
le  ujoment  de  s'y  présenter.  Cependant  ses 
allaires  demandaient  qu'elle  s'y  montrât; 
elle  craigtiait  d'être  oubliée  ou  desservie.  Elle 
savait  sur-tout  que  le  comte  de  *  *  *  ,  iulcu- 


L  I  V  R  E     V.  5 

daiît-général  des  finances  ,  ne  la  favorisait  pas. 
Il  avait  à  Cbambéri  une  maison  vieille,  mal 
tâtie,  et  dans  une  si  vilaine  position  qu'elle 
restait  touiours  vide  ;  elle  la  loua  et  s'y  éta- 
blit. Cela  lui  réussit  mieux  qu'un  voyage;  sa 
pension  ne  fut  point  supprimée,  et  depuis 
lors  le  comte  de***  fut  toujours  de  ses 
amis. 

J'y  trouvai  son  ménage  à-peu-prcs  monté 
comme atipaiavant ,  et  le  fidèle  Clavde  Anet 
toujours  avec  elle.  C'était,  comme  je  crois 
l'avoir  dit,  un  paysan  de  Moutru  ,  qui  ,  dans 
son  enfance,  herborisait  dans  le  Jura  pour 
faire  du  llié  de  Suisse,  et  qu'elle  avait  pris  à 
son  service  à  cause  de  ses  drogues  ,  trouvant 
commode  d'avoir  un  herboriste  dans  sou 
laquais.  Il  se  passionna  si  bien  pour  l'étude 
des  plantes,  et  elle  favorisa  si  bien  son  goût 
qu'il  devint  un  vrai  botaniste  ,  et  que,  s'il 
ne  fût  mort  jeune,  il  se  serait  fait  un  nom 
dans  cette  science  ,  comme  il  en  méritait  un 
parmi  les  honnêtes  gens.  Connue  il  était  sé- 
rieux ,  même  grave  ,  et  que  j'étais  plus  jeune 
que  lui,  il  devint  pour  moi  une  espèce  do 
gouverneur  qui  me  sauva  beaucoup  de  folies; 
car  il  m'en  imposait  ,  et  je  n'osais  m'oublier 
devant  lui.    11  eu  imposait  même  à  sa  mai-< 

A    3 


6       I,  E  S     CONFESSIONS. 

tresse  qui  connaissait  son  grand  sens  ,  sa  droi- 
ture ,  son  inviolable  attachement  jjour  elle  , 
et  qui  le  lui  rendait  bien.  Claude  Anet  était 
sans  contredit  un  homme  rare  ,  et  le  seul 
même  de  son  espèce  que  j'aie  jamais  vu.  Lent, 
posé,  rëfle'chi  , circonspect  dans  sa  conduite, 
froid  dans  ses  manières,  laconique  et  senten- 
cieux dans  ses  propos ,  il  était  dans  ses  pas- 
sions d'une  impétuosité  qu'il  ne  laissait  ja- 
mais paraître  ,  mais  qui  le  dévorait  en  -de- 
dans ,  et  qui  ne  lui  a  fait  faire  en  sa  vie  qu'une 
sottise,  mais  terrible;  c'est  de  s'être  empoi- 
sonné. Cette  scène  tragique  se  passa  peu  après 
mon  arrivée,  et  il  la  fallait  pour  m'apprea- 
dre  l'intimité  de  ce  garcou  avec  sa  maîtresse  ; 
car  si  elle  ne  me  l'eût  dit  elle-même  ,  jamais 
je  ne  m'en  serais  douté.  j\ssurément  si  l'atta- 
chement, le  zèle  et  la  fidélité  peuvent  méri- 
ter une  pareille  récompense  ,  elle  lui  était 
bien  due  :  et  ce  qui  prouve  qu'il  eu  était 
digne,  il  n'en  abusa  jamais.  Ils  avaient  ra- 
rement des  querelles,  et  elles  finissaient  ton- 
jours  bien.  Il  eu  vint  pourtant  une  qui  finit 
mal:  sa  maîtresse  lui  dit  dans  la  colère  na 
mot  outrageant  qu'il  ne  put  digérer.  Il  ne 
consulta  que  son  désespoir  ,  et  trouvant 
sous  sa  main    une    fiole  de  laudanum  ,  il 


è 


L  I  V  R  E     V.  7 

l'avala  ,  puis  fut  se  coucher  tranquillement , 
comptaat  ne  se  réveiller  jamais.  Heureuse^ 
ment  Mme.  de  TP^arens  inquiète  ,  agite'e 
elle-même  ,  errant  dans  sa  maison  trouva 
la  îiolc  vide  et  devina  le  reste.  E:i  volant 
à  son  secours  ,  elle  poussa  des  cris  qui  m'at- 
tirèrent ;  elle  m'avoua  tout  ,  imj)lora  moa 
assistance  ,  et  parvint  avec  beaucoup  de 
'  peine  à  lui  faire  vomir  l'opium.  Témoin  de 
cette  scène  ,  j'admirai  ma  bêtise  de  n'avoir 
jamais  eu  le  moindre  soupçon  des  liaisons 
qu'elle  ui'apprenait.  Mais  Claude  An  et  éx.ix\% 
si  discret  que  de  plus  clairvoyans  auraienÉ 
pu  s'y  méprendre.  Le  raccommodement  fut! 
tel  que  j'en  fus  vivement  touché  moi-même  ; 
tt  depuis  ce  tems  ,  ajoutant  pour  lui  le  res- 
pect à  l'estime  ,  je  devins  en  quelque  façon 
son  élève  ,  et  ne  m^'en  trouvai  pas  plus  mal 
Je  n'appris  pourtant  pas  sans  peine  que 
quelqu'un  pouvait  vivre  avec  elle  dans  une 
plus  grande  intimité  que  moi.  Je  n'avais  pas 
songé  tnêm»  à  dés  r  r  pour  nioi  celte  place  ; 
mais  il  m'était  dur  de  la  voir  rcnrilir  par 
un  autre  ;  cela  était  fort  naturel.  Open- 
dant  ,  au-lieu  de  prendre  en  aversion  celui 
qui  me  l'avait  soufflé?  ,  je  sentis  réellement 
«'étendre  à  lui  l'attachement  que  j'avais  pour 

A4 


8       LES     CONFESSIONS. 

elle.  Je  désirais  sur  toute  chose  qu'elle  fût 
heureuse  ;  et  puisqu'elle  avait  besoin  de  lui 
pour  l'être  ,  j'e'tais  content  qu'il  fut  heu- 
reux aussi.  De  son  côté  il  entrait  parfaite- 
ment dans  les  vues  de  sa  maîtresse  ,  et  prit 
en  sincère  amitié  l'ami  qu'elle  s'était  choisi. 
Sans  affecter  avec  moi  l'autorité  que  soa 
poste  le  mettait  en  droit  de  prendre  ,  il  prit 
naturellement  celle  que  son  jugement  lui 
donnait  sur  le  mien.  Je  n'osais  rien  fairo 
q'-'il  parût  désapprouver,  et  il  ne  désapprou- 
vait que  ce  qui  était  mal.  Nous  vivions  aiiisi 
dans  une  union  qui  nous  rendait  tous  heu- 
reux ,  et  que  la  mort  seule  a  pu  détruire. 
Une  des  preuves  de  l'excellence  du  carac- 
tère de  cette  aimable  femme  ,  est  que  tous 
ceux  qui  l'aimaient  s'aimaient  entr'eux.  La, 
jalousie  ,  la  rivalité  même  cédait  au  senti- 
ment dominant  qu'elle  inspirait  ,  et  je  u'ai 
vu  jamais  aucuns  de  ceux  qui  l'entouraient 
se  vouloir  du  mal  l'un  à  l'autre.  Que  ceur 
qui  mie  lisent  suspendent  un  moment  leur 
lecture  à  cet  éloge  ;  et  s'ils  trouvent  en  j 
pensant  quelqu'autre femme  dont  ils  puissent 
dire  la  même  chose  ,  qu'ils  s'attachent  à  elle 
pour   le  repos    de  leur  vie. 

Ici  commence ,  depuis  mou  arrivée  à  Cham« 


L  I  V  R  E     V.  9 

beri  jusq^u'à  mon  dcpart  pour  Paris  eu  i  ■'41  , 
un  intervalle  de  huit  ou  neuf  ans  ,  duraut 
lequel  j'aurai  peu  d'rvéncuicusùdire, parce  que 
ma  vie  a  e'tc  aussi  simple  que  douce  ,  et  cette 
uniformité  était  précisément  ce  dont  j'avais 
le  plus  grand  besoin  pour  achever  de  for- 
mer mon  caractère  que  des  troubles  conti- 
nuels enipéchaicut  de  se  ijxcr.  C'est  durant 
ce  précieux  intervalle  que  mon  éducation 
mêlée  et  sans  suite  ,  ayant  pris  de  la  consis- 
tance, m'a  fait  ce  que  je  n'ai  j)!us  cessé  d'être 
à  travers  les  oraj^es  qui  m'attendaient.  Ce 
progrès  fut  insensible  et  lent  ;  chargé  de  peu 
d'événemens  mémorables  ;  mais  il  mérite 
cependant  d'être  suivi  et  développe. 

Au  commencement  je  n'étais  guère  occupé 
que  de  mon  travail  ;  la  gène  du  bureau  ne  me 
laissait  pas  songer  à  autre^chosc.  Le  peu  de 
temps  que  j'avais  de  libre  se  passait  auprès  de 
la  bonne  maman  ,  et  n'ayant  pas  même  celui 
délire,  la  fantaisie  ne  m'en  prenait  pas.  3Iais 
quand  ma  besogne  ,  devenue  une  espèce  de 
routine,  occupa  moins  mon  esprit  ,  il  reprit 
ses  inquiétudes,  la  lecture  me  redevint  néces- 
saire ;  et  comme  .'i  ce  goût  se  fut  toujours 
irrité  par  la  difficulté  de  m'y  livrer  ,  il  serait 
ïcdcvcuu  passion  eommc  chez  mon  maître, 

AS 


TO       LES     CONFESSIONS. 

si  d'autres  goûts  venus  à  la  traverse  ,  n'eus- 
sent fait  diversion  à  celui-là. 

Quoiqu'il  ne  fallût  pas  à  nos  opérations 
«ne  aritlime'tiquc  bien  transcendante  ,  il  eu 
fallait  assez  pour  m'einbarrasser  quelquefois. 
Pour  vaincre  cette  difficulté',  j'achetais  des 
livres  d'arithmétique  ,  et  je  l'appris  bien  ; 
car  je  l'appris  seul.  L'arithmétique  pratique 
s'étend  plus  loin  qu'on  ue  pense  ,  quand  ou 
y  vent  mettre  l'exacte  précision.  Il  y  a  des 
opérations  d'unclongueur  extrême,  au  milieu 
desquelles  j'ai  vu  quelquefois  de  bons  géo- 
ïiiètres  s'égarer.  La  réflexion  jointe  à  l'usage 
donne  des  idées  nettes  ,  et  alors  ou  trouve  des 
molhodes  abrégées  dont  rinventiou  flatle 
l'amour-propi"e,  dont  la  justesse  satisfait  l'es- 
pi'it ,  et  qui  font  faire  avec  plaisir  im  travail 
ingrat  par  lui-même.  Je  m'y  enfonçai  si  bien, 
qu'il  n'y  avait  point  de  question  solublepar 
les  seuls  chiiïrcs  qui  m'embarrassât  ;  et  main- 
tenant que  tout  ce  que  j'ai  su  s'efface  jour- 
nellement de  ma  mémoire,  cet  acquis  y  de- 
meure encore  en  partie  ,  au  bout  de  trente 
ans  d'interruption.  Il  y  a  quelques  jours  que  , 
dans  un  voyage  que  j'ai  fait  à  Davenport 
chez  mou  hôte  ,  assistant  à  la  leçon  d'arith- 
métique de  SCS   enfaus  ,  j"ai  fait  sans  faut* 


L  I  V  R  E     V.  Ti 

avec  un  plaisir  incroyable  une  opération  des 
plus  couipose'es.  Il  me  semblait  ,  en  posant 
mes  cbiflVes  ,  que  j'e'tais  encore  à  CUambe'ri 
dans  mes  beureux  jours.  C'était  revenir  de 
loin  sur  mes  pas. 

Le  lavis  des  inappes  de  nos  géomètres  m'a- 
vait aussi  rendu  le  goût  du  dessin.  J'achetai 
des  couleurs  et  je  me  mis  à  faire  des  fleurs  et 
des  pa3'sages.  C'e-it  dommage  que  je  me  sois 
trouve  peu  dé  taleut  pour  cet  art;  l'inclina-i 
tion  y  était  toute  entière.  Au  milieu  de  mes 
crayons  et  de  mes  pinceaux  ,  j'aurais  passé  des 
mois    entiers  sans    sortir.    Cette  occupation 
devenant  pour  moi  trop  attachante  ,  on  était 
obligé  de  m'en  arracher.  Il  en  est  ainsi  de 
tons  les   goûts  auxquels  je  commence  à  me 
livrer;  ils  augmentent,  deviennent  passion  , 
et  bientôt  je  ne  vois  plus  rien  au  monde  que 
l'amusement  dont  je  suis  occupé.  L'âge  ncm'a 
pas  guéri  de  ce  défaut;  il  ne  l'a  pas  diminue» 
mèmt;  :  et  maintenant  que  j'écris  ceci  ,  me 
voilà  comme  un  vieux  radoteur  engoué  d'une 
autre  étude  inutile  où  je  n'entends  rien  ,  et 
que  ceux  méinc  qui  s'y  sont  livrés  dans  leur 
jeunesse,  sont  forcés  d'abandonner  à  l'âge  où 
je  la  veux  commencer. 

C'était  alors  qu'elle  eût  été  à  sa  place.  L'oc- 

A  6 


52       LES     CONFESSIONS. 

casion  était  belle  ,  et  j'eus  quelque  tentation 
d'en  profiter.  Le  coutcutement  que  je  voyais 
dans   les  yeux   à'jdiiet    revenant    chargé  de 
plantes  nouvelles  ,  me  mit  deux  ou  trois  fois 
sur  le  poiiitd'allcr  herboriser  avec  lui.  Je  suis 
presque  assuré  que  si  j'y  avait;  été  une  seule 
fois,  cela  m'aurait  gagné  ,  et  je  serais  peut- 
être  aujourd'hui  un  grand  botaniste  :  car  je 
rie  connais  poiut  d'étude  au  monde  qui  s'as- 
socie mieux  avec  mes  goûts  naturels  que  celle 
des  plantes  ;  et  la  vie  que  je  mène  depuis  dix 
ans  à  la  campagne  n'est   guère  qu'une  her- 
borisation   continuelle   ,    à    la    vérité    sans 
objet    et   sans    progrès  ;  mais  n'ayant  alo'.s 
aucune  kiée  de  la  botanique,  je  l'avais  j)ri.<e 
eu  une  sorte  de  mépris  et  même  de  dégoût; 
je  ne  la  regardais  que  comme  une  élude  d'apo- 
thicaire. Maman  ,  qui  l'aimait ,  n"eu  fesait  pas 
elle-même  un  autre  usage  ;  elle  ne  rcclierchait 
que  les  piaules  usuelles  pour  les  appliquer  à 
ses  drogues.  Ainsi  la  botanique  ,  la  eliimie, 
et  l'analomic  ,  confondues  dans  mon  esprit 
cous  le  nom  de  médecine  ,  ne  servaient  qu'à 
me  fournir  des  sarcasmes   plaisans  toute  la 
journée  ,  et  àm'atlircr  des  soufilcls  de  temps 
en  temps.  D'ailleurs  un  goût  diflcrent  et  trop 
«QUtrqire  a,  celui-là  croissait  par  degrés  ,  elr 


LIVRE     T.  i3 

bien  lot  absorba  tous  ks  autres.  Je  parle  de  la 
musique.  Il  faut  assurément  que  je  sois  né 
pour  cet  art  ,  puisque  j'ai  commencé  de 
l'aimer  dès  mon  enfance  ,  et  qu'il  est  le  seul 
que  j'aie  aimé  constamment  dans  tous  les 
temps.  Ce  qu'il  y  a  d'étonnant,  est  qu'un  art 
pour  lequel  j'étais  né  ,  m'ait  néanmoins  tant 
coûté  de  peine  à  apprendre  ,et  avec  des  succès 
si  lents,  qu'après  une  pratique  de  toute  ma 
vie  ,  jamais  je  n'ai  pu  parvenir  à  chanter 
sûrement  tout  à  livre  ouvert.  Ce  qui  me 
rendait  sur-ton t  alors  cette  étude  agréable  , 
était  que  je  la  pouvais  faire  avec  maman. 
Ayant  des  goûts  d'ailleurs  fort  différens ,  la 
musique  était  pour  nous  un  point  de  réunion, 
dont  j'aimais  à  faire  usage.  Elle  ne  s'y  refu- 
sait pas  ;  j'étais  alors  à-pca-près  aussi  avancé 
qu'elle  ;  en  deux  ou  trois  fois  nous  déchif- 
frions un  air.  Quelquefois  la- voyant  empressée 
autourd'uu  fourneau,  je  lui  disais  :  Maman, 
voici  un  duo  charmant  qui  m'a  bien  l'air  de 
faire  sentir  l'empyrcume  à  vos  drogues.  Ali  ! 
par  ma  foi,  me  disait-elle,  si  tu  me  les  fais 
brûler  ,  je  te  les  ferai  manger.  Tout  en  dis- 
putant je  l'entraînais  à  sou  clavecin  :  on  s'y 
oubliait;  l'extrait  de  genièyre  ou  d'absynth© 


T4       LES     CONFESSIONS. 

était  calciné  ,  elle  m'en  barbouillait  le  visage, 
et  tout  cela  était  délicieux. 

Ou  voit  qu'avec  peu  de  temps  de  reste  ," 
j'avais  beaucoup  de  choses  à  quoi  l'employer. 
Il  me  vint  jiourtaut  encore  un  amusement 
de  plus,  qui   fit  bien  valoir  tous  les  autres. 

Nous  occupions  un  cachot  si  étoulTc  ,  qu'on 
avait  besoin  quelquefois  d'aller  prendre  l'air 
sur  la  terre,  ylnet  engagea  maman  à  louer 
dans  un  faubourg  wxv  jardin  pour  y  mettre 
des  plantes.  A  ce  jardin  était  jointe  une  guin- 
guette assez  iolie  qu'on  mcnbla  suivant  l'or- 
donnance. On  y  mit  un  lit  ;  nous  allion» 
souvent  3^  dîner  ,  et  j'y  couchais  quelquefois. 
Insensiblement  je  m'engouai  de  cette  petite 
retraite,  j'y  mis  quelques  livres  ,  beaucoup 
d'estampes  ;  je  passais  une  partie  de  mon 
temps  à  l'orner  et  à  y  préparer  à  maman 
quelque  surprise  agréable  lorsqu'elle  s'y  ve- 
nait promener.  Je  la  quittais  pour  venir 
ni'occuper  d'elle  ,  pour  y  pcjiser  avec  plus 
de  plaisir  ;  autre  caprice  que  je  n'excuse  ni 
n'explique,  mais  que  j'avoue  ,  parce  que  la 
chose  était  ainsi.  Je  me  souviens  qu'une  fois 
Mme.  dt  Luxembourg  me  parlait  eu  raillant 
d'un  liouuae  ^ui  quittait  sa  maîtresse  pour 


LIVRET.  i5 

îiii  écrire.  Je  lui  dis  que  J'aurais  bien  e'te  cet 
lioniinc^là  ;  et  j'aurais  pu  ajouter  que  je 
l'avais  été' quelquefois.  Je  n'ai  pourtaut  jamais 
senti  près  de  inamau  ce  besoin  de  m'éloigner 
d'elle  pour  l'aimer  davantage  ;  car  tétc-à-tcte 
avec  elle  j'e'tais  aussi  parfaitement  à  mon  aise 
que  si  j'eusse  été'  seul,  et  cela  ne  m'est  jamais 
arrivé  près  de  personne  autre  ,  ni  homme  ni 
femme  ,  quelque  attachement  que  j'aie  eu 
pour  eux.  Mais  elle  était  si  souvent  entourée  , 
et  de  gens  qui  me  convenaient  si  peu  ,  que  le 
dépit  et  l'ennui  me  chassaient  dans  mou  asile, 
oij  je  l'avais  comme  je  la  voulais  ,  sans 
crainte  que  les  iuiportuns  vinssent  nous  y 
suivre. 

Tandis  qu'ainsi  partagé  entre  le  travail, 
le  plaisir  et  l'instruction  ,  je  vivais  dans  le 
plus  doux  repos  ,  l'Europe  n'était  pas  si 
tranquille  que  moi.  La  France  et  l'ompercur 
Tenaient  de  s'entre -déclarer  la  guerre  :  le 
roi  de  Sardaigne  était  entré  dans  la  querelle, 
et  l'armée  française  filait  en  Piémont  pour 
entrer  dans  leMilanez.  Il  en  passa  une  colonne 
par  Chambcri ,  et  entr'autres  le  régiment  do 
Chamjjagne  dont  était  colonel  M.  le  duc  de 
la  7'/7///07/i7/^  ,  auquel  je  fus  présenté^  qui 
me  promit  beaucoup  de  choses,  et  qui  sure-. 


36       LES     CONFESSIONS. 

ment  n'a  jamais  repense  à  moi.  Notre  petit 
jardin  était  pre'cisénicnt  an  haut  du  iaubourj^ 
par  lequel  entraient  les  troupes  ,  de  sor;e 
que  je  me  rassasiais  du  plaisir  d'aller  les 
voir  passer  ;  et  je  me  passionnais  pour  le 
succès  de  cette  guerre  ,  comme  s'il  m'eût 
beaucoup  intéressé.  Jusque-là  je  ne  mVtais 
pas  encore  avisé  de  songer  ans.  aCaircs  pu- 
bliques, et  je  mc  mis  à  lire  les  gazettes  pour 
la  première  fois  ,  mais  avec  une  telle  partialité 
pour  la  France,  que  le  cœur  me  battait  de 
joie  à  ses  moindres  avantages  ,  et  que  ses  re- 
vers m'affligeaient  comme  s'ils  fussent  tomliés 
sur  moi.  Si  cette  folie  n'eût  été  que  passagère , 
je  ne  daignerais  jjas  en  parler;  mais  elle  s'est 
tellement  enracinée  dans  mon  cœur  sans  au- 
cime  raison,  que,  lorsque  j'ai  fait  dans  la 
suite  à  Paris  l'anti-dcspotc  et  le  lier  répu- 
blicain, je  sentais  en  dépit  de  moi-même 
une  prédilection  secrète  pour  cette  même 
nation  que  je  trouvais  scrvile  ,  et  pour  ro 
gouvernement  que  j'affectais  de  fronder.  Ce 
qu'il  y  avait  de  plaisant,  était  qu'ayant  lion  le 
d'un  penchant  si  contraire  à  mes  maximes, 
je  n'osais  l'avouer  à  personne,  et  je  raillais 
les  Français  de  leurs  défaites,  tandis  que  le 
coeur  m'ea  saignait  plus  (ju'à  eux.   Je  suis 


LIVRET.  77 

snremcnt  le  seul  qui ,  vivant  chez  une  nation 
qui  le  tr-aitait  bien  et  qu'il  adorait,  se  soit 
fait  chez  elle  un  faux  air  de  la  dédaigner. 
Eiifiii  ce  penchant  s'est  trouvé  si  désintéressé 
de  ma  part,  si  fort,  si  constant,  si  invinci- 
ble ,  que  même  depuis  ma  sortie  du  royaume  , 
depuis  que  le  gouvernement ,  1rs  magistrats, 
les  auteurs  ,  s'y  sont  à  l'cnvi  déchaînés  contre 
moi  ;  dt^puis  qu'il  est  devenu  du  bon  a-r  de 
in'accabler  d'injustices  et  d'outrages,  je  n'ai 
pu  me  guérir  de  ma  folie.  Je  les  aime  en  dépit 
de  moi,  quoiqu'ils  me  maltraitent. 

J'ai  clierché  long-temps  la  cause  de  cette 
pai  tialité,  et  je  n'ai  pu  la  trouver  que  dans 
l'occasion  qui  la  vit  naître.  Un  goût  croissant 
pour  la  littérature  m'attachait  aux  livres  fran- 
çais, aux  auteurs  de  ces  livres,  et  au  paj's  do 
ces  auteurs.  Au  moment  même  que  déhiait 
sous  mes  yeux  l'armcc  française,  je  lisais  les 
grands  capitaines  de  Jirantôme.  J'avais  la 
tête  pleine  des  C/i.sson  ,  des  Bayard ,  des 
Liintrec  ^  des  CoUgni  ^  des  Moiitmorenci  ^ 
des  Ja  Trimouille ,  et  je  m'affectionnais  à 
leurs  descendans  conimc  aux  héritiers  de  leur 
mérite  et  de  leur  courage.  A  chaque  régiment 
qui  passait  ,  je  croyais  revoir  ces  fameuses 
bandes  uoircs    qui    jadis    avaient  tant   fait 


18       LES     CONFESSIONS. 

d'exploits  en  Pie'mont.  EuDii  j'appliquais  à 
ce  que  je  voyais  les  idées  que  je  puisais  dans 
les  livres  ;  lues  lectnres  continuées  et  tou- 
jours tirées  de  la  mcuic  nation  nourrissaient 
mon  afîection  pour  elle,  et  m'en  firent  enfui 
une  passion  aveugle  que  rien  n'a  pu  sur- 
monter. J'ai  eu  dans  la  suite  occasion  de 
remarquer  dans  mes  voyages  que  cette  im- 
pression ne  m'était  pas  particulière  ,  et  qu'a- 
gissant plus  ou  moins  dans  tous  les  pays  sur 
la  partie  de  la  nation  qui  aimait  la  lecture, 
et  qui  cjiltivait  les  lettres,  elle  balançait  la 
liaine  générale  qu'inspire  l'air  avantageux  des 
Français.  Les  romans  plus  que  les  hommes 
leur  attaclient  les  femmes  de  tous  les  pays, 
leurs  clifls-d'œuvrc  dramatiques  alfertion- 
nent  I  i  i'unesseà  leurs  théâtres.  La  célébrité 
de  ctlui  de  Paris  y  attire  des  foules  d'étran- 
gers mil  en  rcviennrnt  entliousiastes.  Enfin 
IVk(  'H'-'it  <f>iil  de  leur  littérature  leur  soumet 
s  qui  (u  ont,  et  dany  la  guerre 
.;.'^k  Jdu!  'Is  sortent ,  j'ai  vu  leurs 
ours  pli    oso|)'i<s  soutenir  la  gloire 

ICI.!-,  ternie  (<ar  leurs  guerriers, 
vltiiic  Iranc'is   ardent  ,   et  cela  me 
"V'ilist'.    .I';ii!.iis  avtc  la  fituledes 
^loiicùcs  attcudic  sur  la  place  l'arrivée 


L  I  V  R  E     V.  T9 

«les  courriers  :  et  plus  béfe  que  l'àue  de  la 
fable,  je  m'inquiétais  beaucoup  pour  savoir 
de  quel  maître  j'aurais  l'iiouneur  de  porter 
le  bât  ;  car  oa  prétendait  alors  que  nous 
appartiendrions  à  la  France,  et  l'on  fesait 
de  la  Savoie  un  échange  pour  le  Milancz.  Il 
faut  pourtant  convenir  que  j'avais  quelques 
sujets  de  crainte  ;  car  si  cette  guerre  eût 
mal  tourné  pour  les  alliés,  la  pension  de 
maman  courait  un  grand  risque.  Mais  j'étais 
plein  de  confiance  dans  mes  bons  amis  ;  et 
pour  le  coup  ,  malgré  la  surprise  de  M.  de 
JBroglie ,  cette  confiance  ne  fut  pas  trompée, 
grâces  au  roi  de  Sardaigne  à  qui  je  n'avais 
pas  pensé. 

Tandis  qu'on  se  battait  en  Italie  ,  on 
chantait  en  France.  Les  ope'ra  de  Rameau 
commençaient  à  faire  du  bruit,  et  relevèrent 
ses  ouvrages  théoriques  que  leur  obscurité 
laissait  à  la  portée  de  peu  de  gens.  Par 
hasard  ,  j'entendis  parler  de  son  traité  de 
l'harmonie,  et  je  n'eus  point  de  repos  que 
je  n'eusse  acquis  ce  lirre.  Par  un  autre  ha- 
sard ,  je  tombai  malade.  La  maladie  était 
inflammatoire  ;  elle  fut  vive  et  courte  ;  mais 
ma  convalescence  fut  longue,  et  je  ne  fus 
d'un  mois  en  état  de  sortir.  Durant  ce  teaips 


23       LES     CONFESSIONS. 

j'ébauchai,  je  dévorai  mou  traité  de  l'har- 
moriie  ;  ruais  il  était  si  long,  si  diffus,  si 
mal  arrangé,  que  je  seutis  qu'il  me  fallait 
xxn  temps  considérable  pour  l'étudier  et  le 
débrouiller.  Je  suspendais  mon  application 
et  je  récréais  mes  yeux  avec  de  la  miusique. 
Les  cantates  de  JBernier  sur  lesquelles  je 
m'exerçais  ne  me  sortaient  pas  de  l'esprit. 
J'en  appris  par  cœur  quatre  ou  cinq ,  eu- 
tr'autres  celle  des  amours  dormcns  ^  que  je 
n'ai  pas  revue  depuis  ce  temps-là ,  et  que  je 
sais  encore  presque  toute  entière,  de  même 
que  l'ainoiu- pùjuc  par  iineahcille ,  très-jolie 
cantate  de  Clerambaiih  ^  que  j'appris  à-pcu- 
prcs  dans  le  même  (en;ps. 

Pour  m'acliever  il  arriva  de  la  Valdostc 
nu  jeune  organiste  appelé  l'abbé  Palais  y 
bon  musicien  ,  bon  boiume,  et  qui  accom- 
pagnait très-bien  du  clavcciu.  Je  fais  con- 
naissance avec  lui  ;  nous  voilà  inséparables. 
Il  était  élève  d'un  moine  italien,  grand  or- 
ganiste. Il  me  parlait  de  ses  principes  ;  je 
les  comparais  avec  ceux  de  mou  liamcaii  ^ 
je  remplissais  ma  tête  d'accompagnemens  , 
d'accords,  d'harmonie.  Il  fallait  se  former 
l'oreille  à  tout  cela  :  je  proposai  à  mamau 
uu  petit  concert  tous  les  mois  ;  elle  y  cou- 


LIVRET.  21 

sentit.  Me  voilà  si  plein  de  ce  coi:cert,  que 
lii  jour  ni  nuit  je  ne  m'occupais  d'autre 
chose,  et  réellement  cela  m'occupait,  et 
beaucoup,  pour  rassembler  la  musique,  les 
concertans,  les  instrumcns,  tirer  les  parties, 
etc.  Maman  chantait,  le  P.  Catoii  dont  j'ai 
déjà  parlé  ,  et  dont  j'ai  à  parler  encore  , 
chantait  aussi  ;  un  maître  à  danser  appelé 
/ZocZreetson  fils  jouaicntduviolon;  Caiiai^as, 
musicien  piémontais  ,  qui  travaillait  au  ca- 
dastre ,  et  qui  depuis  s'est  marié  à  Paris  , 
jouait  du  violoncelle  ;  l'abbé  Palais  accom- 
pagnait du  clavecin  ;  j'avais  l'honneur  de 
conduire  la  musique,  sans  oublier  le  Lâtou 
du  bûcheron.  On  peut  juger  combien  tout 
tf  la  était  beau  !  Pas  tout-à-fait  comme  chez 
M.  de  Treytorens  ^  mais  il  ue  s'en  fallait 
{Ijiièrc. 

TiC  petit  concert  de  Mme.  de  Tf^arens  nou- 
velle convertie,  et  vivant ,  disail-on  ,descha. 
r.tcs  du  roi ,  fesaitmuninrcr  la  stquclîedévole, 
mais  c'était  un  amuse  ruent  agréable  pourphi- 
biciirs  honnêtes  gens.  (Jn  ne  devinerait  pas 
qui  je  met.-;  à  leur  tétc  en  cette  occasion  ?  un 
luoinr  -,  mais  un  moine  homme  de  mérite  ,  et 
niéme  aimable  ,  dont  les  infortunes  jn'ont 
Uans  la  suite  bien  vivement  ulltcté,  et  dont 


22       LES     CONFESSIONS. 

la  mémoire  ,  liée  à  celle  de  mes  beaux  jours, 
m'est  encore  chère.  Il  s'agit  du    P.    Cato/i  ,' 
cordelier  ,  qui , conjointement  avec  le  comte 
à.'Orta?i ,  avait  fait  saisira  Lyon  la  musique, 
du    pauvre  Petit-Cbat  ;  ce  n'est  pas  le  plus 
beau  trait  de  ma  vie.  Il  était  bachelier  desor- 
bonue:  il  avait  vécu  long-temps  à  Paris  dans 
le  plus  grand  monde  et    trcs-faulilé  sur-tout 
chez  le  marquis  d'yi/itremoni,  alors  ambas- 
sadeur de  Sardaigne.  C'était  un  grand  homme 
bien  fait,  le  visage  plein  ,  les  yeux  à  fleur  de 
tête  ,   des  cheveux  noirs  qui  fesaient  sans  af- 
fectation  le  crochet   à   côté   du   front  ,   l'air 
à-la-fois   noble,  ouvert,  se  prôeentant  sim- 
plement  et   bien   ;   n'ayant    ni    le    mainlieii 
cafl'ard  ou  effronté  des  moincj  ,  ni  l'abord  ca- 
valier d'un  homme  à  la  mode  ,  quoiqu'il  le 
fût,  mais   l'assurance  d'un  honnéte-horame 
^ui ,   sans  rougir  de  sa  robe  ,  s'honore  lui- 
même  et  se  sent  tdVijours  à  sa  place  parmi 
les  honnêtes  gens.  Quoique  lel^.Caton  n'eut 
pas   beaucoup    d'étude    pour    un    docteui*  , 
il  en    avait   beaucoup  pour  un   homme  du 
monde-,  et  n'étant  point  pressé  de  montrer 
son  acquis  ,  il  le   plaçait  si  à  propos  ,  qu'il 
en    paraissait   davantage.    Ayant    beaucoup 
vécu  dans  la  société  ,    il  s'était  plus  attacké 


L  I  V  R  E     V.  i3 

aux  talens  agréables  qu'à  un  solide  savoir. 
11  avait  de  l'esprit,  fesait  des  vers,  parlait 
bien,  chantait  mieux,  avait  la  voix  belle  , 
touchait  l'orgue  et  le  clavecin,  11  n'en  fal- 
lais  pas  tant  pour  être  recherche',  aussi  l'e'- 
tait-il;  mais  cela  lui  fit  si  peu  négliger  les 
soins  de  sou  état,  qu'il  parvint',  malgré  des 
concurrens  très-jaloux  ,  à  être  élu  défiuitcur 
de  sa  province,  ou  ,  comme  ou  dit,uiidcs 
grands  colliers  de  l'ordre. 

Ce  P.  Catoii  lit  connaissance  avec  maman 
cliezle  marquis  d'^/^^/v;«o^/#.llentenditpar- 
1er  de  nos  concerts,  il  en  voulut  être,  il  en 
fut,  et  les  rendit  brillans.  Nous  fûmes  bien- 
tôt liés  par  notre  goût  commun  pour  la  mu- 
sique qui,  chez  l'un  et  chez  l'autre,  était 
une  passion  très-vive,  avec  cette  diCTérence 
qu'il  était  vraiment  musicien  ,  et  que  je  n'é- 
tais qu'un  barbouillon.  Nous  allions  avec  Ca-- 
iiavas  et  l'abbé  Palais  faire  de  la  musique 
dans  sa  chambre  ,  et  quelquefois  à  son  orgue 
les  jours  de  fête.  Nous  dînions  souvent  à  son 
petit  couvert  ;  car  ce  qu'il  avait  encore  d'é- 
tonnant pour  un  moine  ,  est  qu'il  était  géné- 
reux, magnifique,  et  sensuel  sans  grossièreté. 
Les  jours  de  nos  concerts  il  soupait  cliez 
maman.  Ces  soupers  étaient   liès-gais  ,  très- 


24       L  F.  s     CONFESSIONS. 

agréables;  on  y  disait  le  mot  et  la  chose,  ou 
y  chantait  des  duo  :  j'étais  à  mon  aise  ,  j'avais 
de  l'esprit,  des  saillies  ;  le  P.  Catoii  était 
charmant, mainan  était  adorable,  VdXAiC- Pa- 
lais avec  sa  voix  de  bœuf  était  le  plastron. 
Momens  si  doux  de  la  folâtre  jeunesse  ,  qu'il 
y   a  de  temps  que  vous  êtes  partis  ! 

Comme  je  n'aurai  plusà  parler  de  ce  pauvre 
P.  Cnton  ,  que  j'achève  ici  eu  deux  ui«ts  sa 
tristr^  histoire.  Les  autres  moines  jaloux  oti  plu- 
tôt iurieux  de  lui  voir  uu  mérite,  une  élé- 
gance de  mœurs  qui  n'avait  rien  de  la  crapule 
nouastique,  le  prirent  en  haînc,  parce  qu'il 
1.  était  pas  aussi  haïssable  qu'eux.  Les  chefs 
^•t  liguèrent  contre  lui  et  ameutèrent  les  luoi- 
nillons  envieux  de  sa  place,  et  qui  n'osaient 
aupara  vaut  le  regarder.  On  lui  fit  mille  alïronts, 
on  le  destitua,  on  lui  ôta  sa  chambre  qu'il 
avait  meublée  avec  goût  quoiqu'avcc  bimpli- 
cité  ,  on  le  relégua  je  ne  sais  où  ;  enlinccs 
misérables  l'accablèrent  de  tant  d'outrages 
que  son  ame  honnête  et  tière  avec  justice  , 
n'y  put  résister  ;  et  après  avoir  fait  les  délices 
dos  sociétés  les  j)lus  aimables,  il  uiourut  de 
douleur  sur  i\u  vil  grabat  ,  dans  quelque  fond 
de  cellule  ou  de  cachot,  regretté,  pleuré  d« 
tous  les  honnêtes  gens  duut  il  fut  coTinu  , 

et 


LIVRET.  i5 

et  qui  ne  lui  ont  trouve  d'autre  défaut  que 
d'être  uaoine. 

Avec  ce  petit  traiu  de  vie  je  fis  si  bien  eu 
très-peu  de  temps  ,  qu'absorbe'  tout  entier  par 
la  musique  je  uie  trouvai  hors  d'état  de  pen- 
sera autre  chose.  Je  u'allaisplusà  mou  bureau 
qu'à  contre  -  cœur  ,  la  géue  et  l'assiduité  au 
travail  m'en  firent  uu  supplice  insupportable, 
et  j'en  vins  enSu  à  Touloir  quitter  mon  em- 
ploi pour  me  livrer  totalement  à  la  musique. 
Ou  peut  croire  que  cette  folie  ne  passa  pas 
sans  opposition.  Quitter  uu  poste  honnête 
et  d'un  revenu  fixe  pour  courir  après  des 
écoliers  incertains  était  un  parti  trop  peu 
sensé  pour  plaire  à  maman.  ISlcme  en  suppo- 
sant m"s  progrès  futurs  aussi  grands  que  je 
me  les  figurais ,  c'était  borner  bien  modeste- 
ment mon  ambition  que  de  me  réduire  pour 
la  vie  à  l'état  de  musicien.  Elle  qui  ne  for- 
mait que  des  projets  magnifiques  et  qui  ne 
me  prenait  plus  tout-à-fait  au  mot  de  M. 
ai  ^iibonne  ,  me  vo3'ait  avec  peine  occupé 
sérieusement  d'un  talent  qu'elle  trouvait  si 
frivole,  et  me  répétait  souvent  ce  proverbe 
de  province,  un  peu  moins  juste  à  Paris, 
que  qui  bien  chante  et  bien  danse  ,  fait  vn 
métier  qui  peu  ai'ance  Elle  me  voyait  d'ua 

Mémoires,  Tome  II,  B 


26       LES     CONFESSIONS. 

autre  côté  entraîné  par  un  goût  irrésistible; 
ma  passion  de  musique  devenait  une  lureur, 
et  il  était  à  craindre  que  mon  travail  se  sen- 
tant de  mcsdislractions  ,  ncin'atliiàt  unconj^é 
qu'il  valait  beaucoup  mieux  prendre  de  moi- 
méiae.  Je  lui  représentais  encore  que  cet  em- 
ploi n'avait  pas  long-temps  à  durer  ,  qu'Unie 
fallaituu  talent  pour  vivre,  et  qu'il  était  plus 
sûr  d'achever  d'acquérir  par  la  pratique  celui 
auquel  mou  goût  me  portait  et  qu'elle  m'a- 
vait choisi  ,  que  de  me  incttrc  à  la  merci 
des  protections,  ou  de  faire  de  nouveaux  es- 
sais qui  pouvaient  mal  réussir,  etmc  laissi-r, 
après  avoir  passé  IMiJ^c  d'apprendre  ,  sans 
rcssourc*  pourgaç;ner  mon  pain.  En  (in  l'extor- 
quai sou  consentement  plus  à  force  d'impor- 
tunités  et  de  caresses  ,  que  de  raisons  dont 
elle  se  contentât.  Aussi-tôt  jecourus  remercier 
fièrement  M.  CoccelH ,  directeur-général  du 
cadastre  ,  comme  si  j'avais  fait  l'acte  le  plus 
héroïque  ;  et  je  quittai  volontairement  mou 
emploi  sans  sujet  ,  sans  raison  ,  sans  pré- 
texte, avec  autant  et  plus  de  joie  que  je  n'eu 
avais  eu  à  le  prendre  il  n'y  avait  pas  deux 
ans. 

Cette  démarche,  toute  folle  qu'elle  était, 
m'attira  dans  le  pays  uuc  sorte  de  considé- 


L  I  V  R  E     V.  27 

ration  qui  me  fut  utile.  Les  uns  me  suppo- 
sÎMent  des  ressources  que  je  n'avais  pas  ; 
d'autres  me  voyant  livré  tout-à-fait  à  la  mu- 
sique, jugcrenldemontalcntparmousacrifice, 
et  crurent  qu'avec  tant  de  j)assion  pour  cet 
art  je  devais  le  posséder  supérieureiuent.  Dans 
le  royaume  des  aveugles  les  borgnes  sont  rois; 
je  passai  là  pour  un  bon  maître,  parce  qu'il 
n'y  en  avait  que  de  mauvais.  Ne  manquant 
pas,  au  reste,  d'un  certain  goi'it  de  chant, 
favorisé  d'ailleurs  par  mon  âge  et  par  ma 
ligure  ,  j'eus  bientôt  plus  d'écolières  qu'il  ne 
ïn'en  fiillait  pour  remplacer  ma  paye  de  se- 
crétaire. 

11  est  certain  que  pour  l'agrément  de  la  vie 
on  ne  pouvait  passer  plus  rapidement  d'une 
extrémité  à  l'autre.  Au  cadastre,  occupé  huit 
heures  par  jour  du  plus  maussade  travail  avec 
des  gens  encore  plus  maussades,  cnfcrmédans 
un  triste  bureau  empuanti  de  1  haleine  et  do 
la  sueur  de  tous  cesmanans  ,  la  plupart  fort 
mal  peigiu's  et  fort  mal-propres  ,  )c  me  sentais 
quelquefois  accablé  jusqu'au  vertige  par  l'at- 
tentiou  ,  l'odeur  ,  lu  gêne  ,  et  l'ennui.  Au-licu 
de  cela  nie  voilà  toul-à-coup  jeté  parmi  le 
beau  monde,  admis  ,  recherché  dans  les  meil- 
leures maibons;  par-tout  uu  accueil  gracieux, 

li   2 


2S       LES     CONFESSIONS. 

carressaiit,   uu  air  de  fête  ;   d'aimables   de- 
moiselles   bien   parées  m'attendent  ,  me  re- 
çoivent  avec  empressement;  je  ue  vois  que 
des  objets  cliarmans,  je  ne  seus   que  la   rose 
et  la  fleur  d'orange;  ou   chaule  ,  on  cause, 
on  rit ,  on  s'amuse  ;  je  ne  sors  de-là  que  pour 
aller  ailleurs  en  faire  autant:  ou  conviendra 
qu'à  égalité  dans  les  avantages,  il  n'y  avait 
pas  à  balancer  dans  le  choix.  Aussi  me  trou- 
Tai-jc  si  bien  du  mien  ,  qu'il  ne  m'est  arrive 
jamais  de  m'en  repentir,  et  je  ne  m'en  rcpeus 
pas  même  en  ce  moment ,  où  je  pèse  au  poids 
de  la  raison  les  actions  de  ma  vie  ,  et  oii  jo 
suis  délivré  des  motifs  peu  sensés  qui  m'ont 
entraîné. 

Vodà  presque  l'unique  fois  qu'en  n'écou- 
tant que  mes  penchans ,  je  n'ai  pas  vu  trom- 
per mon  attente,  Laccucil  aisé,  l'esprit  liant, 
l'humeur  facile  des  habitaiis  du  pays  ,  me 
rendit  le  commerce  du  monde  aimable  ;  et  le 
goût  que  j'y  pris  alors  m'a  bien  prouvé 
que  si  je  n'aime  pas  à  vivre  parmi  les  hom- 
mes ,  c'est  moins  ma  faute  que  la  leur. 

C'est  dommage  que  les  Savoyards  ne  soient 
)*as  riches,  ou  peut-êue  serait-ce  donmiago 
qu'ils  le  fussent;  car  tels  qu'ils  sont  c'est  le 
meilleur  et  le  plus  sociable  peuple  que  je  cou- 


L  I  V  R  E    V.  ÏS9 

naisse.  S'il  est  une  petite  ville  au  monde  où 
l'on  goûte  la  douceur  de  la  vie  dans  un  com- 
merce agréable  et  svir ,  c'est  Chambéri.  La 
noblesse  delà  province,  qui  s'y  rassemble, 
n'a  que  ce  qu'il  faut  de  bien  pour  vivre,  elle 
n'en  a  pas  assez  pour  parvenir  ,  et  ne  pou- 
vant se  livrer  s  l'ambition  ,  elle  suit  par  né- 
cessite' le  conseil  de  Cinéas.  Elle  dévovie  sa 
jeunesse  à  l'état  militaire,  puis  revient  vieillir 
paisiblement  chez  soi.  L'honneur  et  la  raison 
président  à  ce  partage.  Les  femmes  sont  belles 
et  pourraient  se  passer  de  l'être;  elles  ont  tout 
ce  qui  peut  faire  valoir  la  beauté  ,  et  même  y 
suppléer.  Il  est  singulier  qu'appelé  par  mou 
état  à  voir  beaucoup  de  jeunes  filles,  je  ne 
me  rappelle  pas  d'en  avoir  vu  à  Chambéri 
une  seule  qui  ne  fût  pas  charmante.  On  dira 
que  j'étais  disposé  à  les  trouver  telles  ,  et  l'on 
peut  avoir  raison;  mais  je  n'avais  pas  besoin 
d'y  mettre  du  mien  pour  cela.  Je  ne  puis  en 
vérité  me  rappeler  sans  plaisir  le  souvenir  de 
mes  jeunes  écolicrcs.  Que  ne  puis -je,  eu 
nommant  ici  les  plus  aimables  ,  les  rappeler 
de  même  et  moi  avec  elles  ,  à  l'âge  heureux 
où  nous  étions,  lors  des  momens  aussi  doux 
qu'innocens  que  j'ai  passés  auprès  d'elles!  la 
première  fut  Mlle,  de  Mcllaridc,  ma  voisiur  , 


3o       LES     CONFESSIONS, 

sœur  de  l'clève  de  M.  Gaiine.  C'était  «ne 
biiuie  trcs-vive  ,  mais  d'une  vivacité  carrs- 
sante  ,  |Dleine  de  grâces  ,  et  sans  étourderie. 
Elle  était  un  peu  maigre,  couiine  sont  la 
plupart  des  filles  à  son  àgc  ;  mais  ses  yeus 
bnllans  ,  sa  taille  linc,  et  son  air  attirant, 
n'avaient  pas  besoin  d'embonpoint  pour 
plaire.  J'y  allais  le  matin,  et  elle  était  encore 
ordinairement  en  dcsbabiîlé  ,  sans  autre  coif- 
fure que  ses  cheveux  négligemment  relevés  , 
ornés  de  quelque  fleur  qu'on  mettait  à  mon 
arrivée  et  qu'on  ôtait  à  mou  départ  pour  se 
coiQer.  Je  ne  crains  rien  tant  dans  le  monde 
qu'une  jolie  personne  en  déshabillé  ;  je  la 
redouterais  cent  fois  moins,  parée.  Mlle,  de 
Blenthon  chez  qui  j'allais  l'après-midi  l'était 
toujours  ,  et  tue  fesait  une  impression  tout 
aussi  douce  ,  mais  diflcrcnte.  Ses  cheveux 
étaient  d'un  bloud  cendré  ;  elle  était  très- 
mignonne  ,  très-timide,  et  très-blanche;  une 
voix  nette  ,  juste  ,  et  flùtée ,  mais  qui  n'osait 
se  développer.  Elle  avait  au  sein  la  cicatrice 
d'une  brûlure  d'eau  bouillante  qu'un  fichu 
de  chenille  bleue  ne  cachait  pas  extrêmement. 
Cette  marque  attirait  quelquefois  de  ce  côté 
mon  attention  ,  qui  bientôt  n'clait  plus  pour 
la  cipatricc.  Mademoiselle  de   Chalks  y  un» 


L  I  Y  R  E     V.  3i 

autre  de  tnes  voisines,  était  une  fille  faite; 
grande,  I)ellc  quarriire  ,  de  l'enibonpoiiit  : 
clic  avait  été  trcs-bien.  Ce  n'était  plus  une 
bcaulé  ;  uiais  c'était u:îepersoiine  à  citerpour 
la  Ijoune  j^ràce  ,  pour  l'humeur  égale  ,  pour 
le  boa  uaturei.  8a  sœur,  Mme.  de  Charliy 
la  plus  belle  feiume  de  Chambéri  ,  u'appre- 
iiait  plus  la  musique,  mais  elle  lafesait  ap- 
prendre à  sa  fille  toute  jeune  encore  ,  mais 
doutla  beauté  naissante  eut  promis  d'égaler 
celle  de  sa  mère  ,  si  malhcureusem.eut  elle 
n'ci'it  été  un  peu  rousse.  J'avais  à  la  Visita- 
tion une  petite  demoiselle  française  ,  doJit  j'ai 
oublié  le  nom,  mais  qui  mérite  une  place 
clans  la  liste  de  mes  prélérences.  Elle  avait 
jM'is  le  ton  lent  et  traînant  des  religieuses,  et 
sur  ce  ton  traînant  elle  disait  des  choses  très- 
saillantes  qui  ne  semblaient  pas  aller  avec 
son  maintien.  Au  r?stc  ,  elle  était  paresseuse, 
n'aimait  pas  à  prendre  la  peine  de  montrer 
son  esprit,  et  c'était  une  faveur  qn'tllc  n'ac- 
cordait pas  à  tout  le  monde.  (>e  ne  fut 
qu'après  un  mois  ou  deux  de  leçons  et  de 
négligence,  qu'elle  s'avisa  de  cet  expédient 
pour  me  rendre  plus  assidu;  car  je  n'ai  jamais 
pu  prendre  sur  moi  de  l'être.  Je  me  plaisais 
à  mes  leçous  quand  j'y  étais  ,  maii  jc  n'aimai* 


22       LES     CONFESSION  S. 

pas  être  obligé  de  m'y  rendre  ni  que  l'heure 
xue  cominaudât  :  en  toute  chose  la  gène  et 
l'assujétissenient  nie  sont  insupportables  ;  ils 
me  feraient  prendre  en  haine  Is  plaisirméme. 
On  dit  que  chez  les  mahonie'lans  un  homme 
passe  au  point  du  jour  dans  les  rues  pour 
ordonner  aux  maris  de  rendre  le  devoir  à 
leurs  femmes.  Je  serais  un  mauvais  turc  à  ces 
heures-là. 

J'avais  quelques  ecolières  aussi  dans  la 
bourgeoisie  ,  et  «ne  entr'autres  qui  fut  la 
cause  indirecte  d'un  changement  de  relation 
dont  j'ai  à  parler,  puisqu'cnhn  je  dois  tout 
dire.  Elle  était  fille  d'un  épicier  ,  et  se  nom- 
mait Mlle.  Z***  ,  vrai  modèle  d'une  statue 
grecque  ,  et  que  je  citerais  pour  la  pins  belle 
iilie  quej'aie  jamais  vue  ,  s'il  y  avait  quelque 
véritable  beauté  sans  vie  et  sans  aine.  Sou 
indolence,  sa  froideur,  son  insensibilité  , 
allaient  à  un  point  incroyable.  Il  était  éga- 
lement impossible  de  lui  plairo  et  de  la  fâcher, 
et  je  suis  persuade  que  si  l'on  eût  fait  sur 
elle  quelque  entreprise, elle  auraitlaissé  faire, 
non  par  goût ,  mais  par  stupidité.  Sa  mère  , 
qui  n'eu  voulait  i)as  courir  le  risqi^ie  ,  ne  la 
quittait  pas  d'un  pas.  En  lui  fcsant  apprendre 
i  chanter  ,  eu  lui  donnant  un  jcuuc  maitre  , 

ello 


LIVRE     V;  33 

elle  fcsait  tout  de  son  mienx  pour  l'emous- 
tiller  ,inai.s  cela  ne  icnsiit  point.  Tandis  que 
le  maître  agaçait  la  lille,  la  raèic  agaçait  le 
uiaîlie,  et  cela   ne  réussissait  pas  bcancoup 
mieux.  Madame   L***  ajoutait  à  sa  vivacité 
naturelle  toute    celle    que   .-ia  fille  aurait  dû 
avoir.  C'était  un  petit  minois  e'veille' ,  chif- 
fonné, marqué  de  pctito-vérole.    Elle   avait 
de  petits  yeux  trc.s-ardcns  ,  et  un  peu  rouges  , 
parce  qu'elle  y  avait  presque   toujours  mal. 
Tous  les  uaatins  quand  j'arrivais  ,  je  trouvais 
prêt  mon    café  à  la    crcuie;    et   la    mère  ne 
manquait  jamais  de  m'accucillir  par  un  bai- 
ser bien  appliqué  sur  la  bouche,  et  que  par 
curiosité  j'aurais  voulu  rendre  à  sa  fille,  pour 
voir  coimuent  elle  l'aurait  pi  is.  Au  reste  tout 
cela  se  fcsait  si   simplement   et    si    fort   sans 
conséquence,  que  quand  M.   L***  était  là 
les  agaceries  et  les  baisers   n'eu  allaient  pas 
moins  leur    train.    C'était   v^wx^  bonne  pâte 
d'homme,  le  vrai  père  de  sa  fille  ,  et  que  sa 
femme  ne  trompait  p .is  ,  parce  qu'il  n'eu  était 
pas  besoin. 

Je  me  prêtais  à  toutes  ces  caresses  avec  ma 
balourdise  ordinaire,  les  prenant  tout  bonne- 
ment pour  des  marques  de  pure  amitié.  J'eu 
étais   pourtant  imnortunc   quelquefois  ;  car 
Mcmoires.  Tome  II.  C 


34       LES    CONFESSIONS. 

la  vive  Mme.  L***  ne  laissait  pas  d  être  exi- 
geante ,  et  si  dans  la  journée  j'avais  passé 
devant  la  boutique  sans  ni'arrcter  ,  il  y  aurait 
eu  du  bruit.  Il  fallait  quand  j'étais  pressé, 
que  je  prisse  uu  détour  pour  passer  dans 
une  autre  rue  ,  sachant  bieu  qu'il  n'était 
pas  aussi  aisé  de  sortir  de  chez  elle  que  d'y 
entrer. 

Mme.  L***  s'occupait  trop  de  moi  pour 
que  je  ne  m'occupasse  poiut  d'elle.  Ses  atten- 
tions me  touchaient  beaucoup  ;  j'en  parlais 
à  maman  comme  d'une  chose  sans  mystère  , 
et  quand  il  y  eu  aurait  eu  ,  je  ue  lui  eu  aurais 
pas  moius  parlé;  car  lui  faire  un  secret  de 
quoi  que  ce  fût,  ne  m'ciit  pas  été  possible; 
mou  cœur  était  ouvert  devant  elle  connue 
devant  Dieu.  Elle  ne  prit  pas  tout-à-fait  la 
chose  avec  la  même  simplicité  que  uioi.  Elle 
vit  des  avances  oii  jeu'avais  vu  que  des  ami- 
tié;; ;  elle  jugea  que  Mme.  L,*  *  *  se  fcsant  uu 
pointd'houueurdc  mclaiïsermoinssot  qu'elle 
ne  m'avait  trouvé,  parviendrait  de  manière 
o'-i  d'autre  à  se  faire  entendre  ;  et  outre  qu'il 
n'était  pas  juste  qu'une  autre  femme  se  char- 
j;cât  de  l'instruction  de  son  élève  ,  elle  avait 
des  motifs  plus  diguesd'elle ,  pouriuc  j^arautir 
des  pièges   auxquels   mou  âge  et  mou  état 


LIVRET.  55 

m'exposaient.  Dans  le  même  temps  on  m'en 
leudit  un  d'une  espèce  plus  dangereuse 
auquel  j'échappai ,  mais  qui  lui  fit  sentir  que 
les  dangers  qui  me  menaçaient  sans  cesse  , 
rendaient  nscessaires  tous  les  préservatifs 
qu'elle  y  pouvait  apporter. 

Mme.  la  comtesse  de  31***  ,  mère  d'une 
de  mes  ecolicres  ,  était  une  femme  de  beau- 
coup d'esprit  ,  et  passait  pour  n'avoir  pas 
moins  de  méchanceté.  Elle  avait  été  cause  , 
à  ce  qu'on  disait  ,  de  bien  des  brouilleries, 
et  d'une  eutr'autres  qui  avait  eu  des  suites 
fatales  à  la  maison  d'^*  **.  Maman  avaitélé 
assez  liée  avec  elle  pour  connaître  son  carac- 
tère; ayant  très-iunocemmcnt  inspiré  du  goût 
à  quelqu'un  sur  qui  Mme.  de  iJ/*^*  avait 
des  prétentions  ,  clic  resta  chargée  auprès 
d'elle  du  crime  de  cette  préférence  ,  quoi- 
qu'elle n'eût  été  ui  recherchée  ni  acceptée, 
et  Mme.  de  M*  *  *  chercha  depuis  lors  à  jouer 
à  sa  rivale  plusieurs  tours  dont  aucun  ne 
réussit.  J'en  rapporterai  un  des  plus  comi- 
ques par  manière  d'échantillon.  Elles  élaicnt 
ensemble  à  la  campagne  avec  plusieurs  gen- 
tils-hommes du  voisinage  ,  et  eutr'autres  l'as- 
pirant en  question.  Mme  de  JJ***  dit  nu 
jour   à  un  de  ces   messieurs   que  Mme.   de 

C    2 


36       LES     CONFESSIONS. 

Jf^'arev%  n'était  qu'une  précieuse  ,  qu'elle 
n'avait  point  de  goût ,  qu'elle  se  nirttaitnial  , 
qu'elle  couvrait  sa  gorge  counnc  une  bour- 
geoise. (Juant  à  ce  dernier  article  ,  lui  dit 
l'Iionnne  ,  qui  était  un  plaisant  ,  elle  a  ses 
raisons  ,  et  je  sais  qu'elle  a  un  gros  vilain 
rat  empreint  sur  le  sein  ,  mais  si  ressemblant 
qu'on  dirait  qu'il  court.  La  haine  ainsi  que 
l'amour  rend  crédule  ;  Mme.  de  .1/*  *  *  résolut 
de  tirer  parti  de  cette  découverte  ,  et  w\\  Jour 
que  maman  était  au  jeu  avec  l'ingrat  faTori 
de  la  dame  ,  cel'.e-ci  prit  son  temps  pour 
passer  derrière  sa  rivale  ,  puis  renversant  à 
demi  sa  cliaiseelle  découvrit  adroitement  sou 
mouchoir.  xMais  au-lieu  du  gros  rat,  le  mon- 
sieur ne  vit  qu'un  objet  fort  dllTerent  qu'il 
n'était  pas  plus  aisé  d'oublier  que  de  voir  , 
et  cela  ne  lit  pas  le  compte  de  la  dame. 

Je  n'étais  pas  un  personnage  à  occuper 
Mme.  de  M***  qui  ne  voulait  que  des  gens 
briilans  autour  d'elle.  Cependant  elle  lit 
quelque  attention  à  moi  ,  non  pour  ma  ligure, 
dont  assurément  elle  ne  se  souciait  point  du 
tout  ,  mais  pour  l'esprit  qu'on  me  suppo- 
sait et  qui  m'eut  pu  rendre  utile  à  ses  goûts. 
Elle  en  avait  un  assez  vif  pour  la  satire.  Elle 
aimait   à  l'aire  dci  chansons   et  des  veià  sur 


LIVRET.  3; 

les  gens  qui  lui  déplaisaient.  Si  elle  ui'ent 
trouve  assez  de  talent  pour  lui  aider  à  tourner 
ses  vers  ,  st  assez  de  complaisance  pour  les 
écrire,  entr'ellc  et  moi  nous  aurions  bientôt 
mis  Chauibëri  sens  dessus-dessous.  On  serait 
remonté  à  la  source  de  ces  libelles  ;  Mme.  de 
M**  *  se  serait  tirée  d'affaire  en  me  sacribaiit, 
et  j'aurais  été  enferme  le  reste  de  mes  jours 
peut-être  ,  pourm'apprendre  à  faire  le  phœbus 
avec  leà  dauies. 

Heureuseuient  rien  de  tout  cela  n'arriva. 
Mme.  de  31***  me  retint  à  diner  deux  ou 
trois  fois  pour  me  faire  causer  ,  et  trouva  que 
je  n'étais  qu'ua  sot.  Je  le  sentais  moi-même 
et  j'en  gémissais,  enviant  les  talens  de  mon 
ami  Tenture^  tandis  que  j'aurais  dû  remer- 
cier ma  bêtise  des  périls  dont  elle  me  sauvait. 
Je  demeiuai  pour  Aime,  de  JJ  *  *  *  le  maître 
à  chanter  de  sa  lillect  rien  de  plus  :  mais  je 
vécus  tranquille  et  lou)ours  bien  voulu  dans 
Clbambéri.  (kla  valait  mieux  que  d'être  un 
bel  esprit  pour  elle  ,  et  uu  serpent  pour  le 
reste  du  pays. 

Quoi  qu'il  eu  soit  ,  maman  vit  que  pour 
lu'arracher  aux  périls  de  ma  jeunesse  ,  il  était 
temps  de  me  traiter  en  homme  ,  et  c'est  ce 
qu'elle  lit  ;  mais  de  la  façon   la  plus   siugu- 

C   3 


38       LES     CONFESSIONS. 

licre  dont  iamais  femme    se  soit  avisée  ca 
pareille   occasion.  Je  lui   trouvai  l'air  plus 
grave  et  le  propos  pins  moral  qu'à  sou  ordi- 
naire. A  la  gaieté  folâtre  dont  elle  entremê- 
lait ordinairemeut  ses  instructions  ,  succéda 
tout-à-coup    un    ton   toujours   soutenu  qui 
n'était  ni  familier  ni  sévère  ,  mais  qui  sem- 
blait préparer  une  explication.    Après  avoir 
cherché  vainement  en  moi-même  la  raisoa 
de  cecliangcmcnt,  je  la  lui  demandai  ;  c'était 
ce  qu'elle   attendait.  Elle  me    proposa   une 
promenade   au   petit    jardin  pour  le  lende- 
main :  nous  y  fûmes  dès  le  matin.  Elle  avait 
pris  ses  mesures  pour  qu'on  nous  laissât  seuls 
toute  la  journée  :  et  l'employa  à  me  préparer 
aux  bontés  qu'elle  voulait  avoir  pour  moi, 
non  comme  uneautrc  femme  ,  par  du  utanége 
et    des    agaceries  ,  mais   par  des  entretiens 
pleins  de  scnîiiuent  et  de  raison  ,  plus  faits 
pour  m'instruirc  que  pour  me  séduire  ,  et  qui 
parlaient  plus  a    mon   cœur  qu'à   mes  sens. 
Cependant  ,  quelque   excellens  et    utiles  que 
fussent  les  discours  qu'elle  me  tint,  et  quoi- 
qu'ils ne   fussent  rien   moins    que    froids  et 
tristes  ,  je  n'y  fi*  pas  toute  l'attention  qu'ils 
méritaient,  et  je  ne   les  gravai  pas  dans  ma 
mémoire ,  comme  j'aurais  tait  (^aus  tout  autre 


L  I  V  R  E     V.  S^ 

temps. Son  début  ,cct  air  de picpai'atif  m'avait 
donné  de  rinquiétude  :  tandis  qu'elle  parlait, 
rêveur  et  distrait  malgré  moi  ,  j'étais  moius 
occupé  de  ce  qu'elle  disait  que  de  chercher  à 
quoi  elle  eu  voulait  venir  ;  et  si-tôt  que  je 
l'eus  compris  ,  ce  qui  ne  me  fut  pas  facile  , 
la  nouveauic  do  cette  idée  qui  ,  depuis  qu3 
je  vivais  auprès  d'elle,  ne  ui'était  pas  venue 
nue  seule  fois  dans  l'esprit,  ni'occup^iat alors 
tout  entier  ,  ne  me  laissa  plus  le  maître  de 
])enser  à  ce  qu'elle  me  disait.  Je  ne  pensais 
qu'à  elle,  et  je  ne  l'écoutais  pas. 

Vouloir  rendre  les  jeunes  gens  attentifs  à 
ce  qu'on  leur  veut  dire  ,  en  leur  montrant 
au  bout  un  objet  très-intéressant  pour  eux, 
est  un  contre-sens  très-ordinaire  aux  institu- 
teurs ,  et  que  je  n'ai  pas  évité  moi-même 
dans  mon  Emile.  Le  jeune  homme, frappé  de 
l'objetqu'onlui  présente,  s'en  occupe  unique- 
ment ctsauteà  pieds  jointspar-dessus  vos  dis- 
cours préliminaires  pour  aller  d'abord  où  vous 
le  menez  trop  lentement  a  son  gré.  Quand  ou 
veut  le  rendre  attentif,  il  ne  faut  pas  se  laisser 
pénétrer  d'avance,  ctc'esten  quoi  maman  fut 
mal-adroite.  Par  une  singularité  qui  tenait  k 
son  esprit  S3'stématique  ,  clic  prit  la  précau- 
tion trèb-vaiue  de  faire  ses  conditions  -,  mais 

C  4 


40       LES     CONFESSIONS. 

si-tôt  que  j'en  vis  le  prix  ,  je  ne  les  e'contai  pas 
même  ,  et  je  me  dc'pcchai  de  consentir  à  tout. 
Je  doute  même  qu'en  pareil  cas  il  y  ait  sur 
la  terre  entière    un  homme   assez   franc  ou 
assez  courageux  pour  oser  marchander  ,  et 
tme seule  femme  qui  pût  |)ardouner  de  l'avoir 
fait.  Par  une  suite  de  la  nicmc  bi>:anerie,  elle 
mit  à  cet  accord  les  formalités  Us  plus  graves, 
et  me  donna  pour  y  penser  huit  jours  dont  je 
l'assurai  faussement  que  je  n'avais  pas  besoin: 
car  ,  pour  comble  de  singularité  ,  je  fus  très- 
aise  de   les  avoir  ;  tant  la  nouveauté'  de  ces 
idées  m'avait  frappe'  ,  et    tant  je  sentais   un 
bouleversement  dans   les    miennes  ,    qui  me 
demandait  du   temps  pour  les  arranger. 

On  croira  que  ces  huit  jours  me  durèrent 
huit  siècles.  Tout  au  contraire,  j'aurais  vou- 
lu qu'ils  les  eussent  duré  en  eflet.  Je  ne  sais 
comment  décrire  l'état  où  je  me  trouvais  , 
plein  d'un  certain  eflVoi  mêlé  d'impatience  , 
redoutant  ce  que  je  désirais  ,  jusqu'à  cher- 
cher quelquefois  tout  de  bon  dans  ma  tête 
quelque  honnête  uioyen  d'éviter  d'être  heu- 
reux. Qu'on  se  représente  irion  tempérament 
ardent  et  lascif,  mon  sang  enflammé  ,  mon 
cœur  enivré  d'amour  ,  uaa  vigueur  ,  ma  santé, 
mou  fige;  qu'on  pense  que   dans  cet  éiat, 


L  I  V  R  E     r.  4r 

alte'ië  de  la  soif  des  fcmuics  ,  je  n'avais  encore 
approche  d'aucinie  ;  que  l'iuiat;ination  ,  le 
besoin  ,  la  vanité  ,  la  curiosité  se  réunissaient 
pour  me  dévorer  de  1  ardent  désir  d'être 
liomuie  et  de  le  paraître,  (^u'on  ajoute  sur- 
tout ,  car  c'est  ce  qu'il  ne  faut  pas  qu'on  ou- 
'blie,  que  mon  vif  et  tendre  attachement  pour 
elle,  loin  de  s'attiédir,  n'avait  fait  qu'aug- 
menter de  jour  eu  jour,  que  je  n'étais  bica 
qu'auprès  d'elle  ,  que  je  ne  m'en  éloignais  que 
pour  y  penser,  que  j'avais  le  cœur  plein  non- 
seulement  de  ses  bontés  ,  de  son  caractère 
aimable,  mais  de  son  sexe,  de  sa  figure,  de 
sa  personne  ,  d'elle  ,  en  un  mot  ,  par  tons 
les  rapports  sous  lesquels  elle  pouvait  m'être 
cbère  :  et  qu'où  n'imagine  pas  que  pour  dix 
ou  douze  ans  que  j'avais  de  moins  qu'elle  , 
elle  fût  vieillie  ou  me  parut  l'être.  Depuis 
cinq  ou  six  ans  que  j'avais  éprouvédes  trans- 
ports si  doux  à  sa  première  vue,  elle  était 
réellement  très-peu  changée,  et  ne  me  le  pa- 
raissait point  du  tout.  Elle  a  toujours  été 
charmante  pour  moi  ,  et  l'était  encore  pour 
tout  le  monde.  Ua  taille  seule  avait  pris  un 
peu  plus  de  rondeur.  Du  reste  c'était  le  nierae 
cpil ,  le  même  teint  ,  le  même  sein  ,  les  mêmes 
traits,  les  mcmcs  beaux  cheveux  blonds  ,  là 

C  5 


42       LES     CONFESSIONS. 

même  gaieté,  tout  Jusqu'à  la  uicme  voix  ,' 
cette  voix  argente'ede  la  jeunesse  qui  fit  tou- 
jours sur  moi  tant  d'iuipressiou  ,  qu'encore 
aujourd'hui  je  ne  puis  entendre  sans  émotioa 
le  son  d'une  jolie  voix  de  fille. 

Naturelltuient  ce  que  j'avais  à  craindre 
dans  l'attente  de  la  possession  d'une  pcrsoiuic 
si  che'rie  ,  était  de  l'anticiper  et  de  ne  pou- 
voir assez  gouverner  mes  dérirs  et  mon  ima- 
gination pour  rester  maître  de  moi-même. 
Ou  verra  que  ,  dans  un  âge  avancé  ,  la  seule 
idée  de  quelques  légères  laveurs  qui  m'atten- 
daient près  de  la  personne  aimée,  allumait 
mon  sang  à  tel  point  ,  qu'il  m'était  impossi- 
ble de  faire  impunément  le  court  trajet  qui 
me  séparait  d'elle.  Comment,  par  quel  pro- 
dige ,  dans  la  fleur  de  ma  jeujiesse,  eus-je  si 
peu  d'empressement  pour  la  première  jouis- 
.•<ance  ?  Comment  pns-je  en  voir  approche? 
l'heure  avec  plus  de  peine  que  de  plaisir  ? 
Comment  ,  au  milieu  des  délices  qui  devaient 
ïn'euivrer,  seutais-je  presque  de  la  répu- 
gnance et  des  craintes  ?  Il  n'y  a  pointa  dou- 
ter que,  si  j'avais  pu  me  dérober  à  mon  bon- 
heur avec  bienséance  ,  je  ne  l'eusse  fait  de 
tout  mon  cœur.  J'ai  promis  des  bizarreries 
dans  l'histoire  de  mou  attachement  pour  elle! 


L  I  V  R  E     V.  43 

Eu  voilà  sûrement  une  a  lac^uelle  ou  ne  s'at- 
tendait pas. 

Le  lecteur  déjà  révolte'  )Ugc  qu'étant  pos- 
Fedce  par  un  autre  bomuie  ,  elle  se  dégra- 
dait à  mes  yeux  en  se  partageant,  et  qu'ua 
scntinient  de  mésestime  attiédissait  ceux 
qu'elle  m'avait  inspirés  ;  il  se  trompe.  Ce 
partage  ,  il  est  vrai  ,  me  fesait  une  cruelle 
peine  ,  tant  par  une  délicatesse  fort  naturelle, 
que  parce  qu'en  effet  je  le  trouvais  peu  digne 
d'elle  et  de  moi  ;  mais  ,  quant  à  mies  senti- 
mcns  pour  elle  ,  il  ne  les  altérait  point  :  et 
je  peux  jurer  que  jamais  je  ne  l'aimai  plus 
tendrement  que  quand  je  désirais  si  peu  delà 
posséder.  Je  connaissais  trop  son  cœur  cliaste 
et  son  tempérament  de  glace  ,  pour  croire 
un  moment  que  le  plaisir  des  sens  eut  aucune 
part  à  cet  abandon  d'elle-même  :  j'étais  par- 
iailenicnt  sûr  que  le  seul  soin  de  m'arracher 
à  des  dangers  autrement  presqu'inévitablcs  , 
et  de  me  conserver  tout  entier  à  moi  et  à  mes 
devoirs  ,  lui  en  fesait  enfreindre  un  qu'elle 
ne  regardait  pas  du  même  œil  que  les  autres 
femmes,  comme  il  sera  dit  ci-après.  Je  id 
plaignais  ,  et  je  me  plaignais  ;  j'aurais  voulu 
lui  dire  :  non,  maman,  il  n'est  pas  néces- 
saire j  je  vous    réponds    de  moi   sans  cela  : 

C  6 


44       I'  Tl  S     C  O  ]V  F  E  S  S  T  O  N  S. 

mais  je  n'osais;  picinîèrcuicnt  jjarce  que  ce 
ii'ctait  pns  une  clio^c  à  ciirc,  et  puis  parce 
qu'au  fond  je  sentais  que  cela  n'était  pas 
vrai  ,  et  qu'eu  ellft  il  n'y  avait  qu'une  femme 
qui  pût  me  garantir  des  autres  ("eniuies  et  nie 
mettre  à  r(-|)reuve  des  tentations.  Sans  dési- 
rer de  la  posséder  ,  j'étais  bien  aise  qu'elle 
m'ôtât  le  désir  d'en  putsctUr  d'autres  ;  tant 
je  regardais  tout  ce  qui  pouvait  me  distraire 
d'elle  connue  un  mallieiir. 

La  louj^iic  habitude  de  \  ivre  ensemble  et 
d'y  vivre  innoccnunent ,  loin  d'aflaiblir  nies 
sentiuicns  pour  elle,  Icsavait  renforces  ,  mais 
leur  avait  en  mcnic-tcuips  donné  inic  antre 
tournure  qui  les  rendait  plus  afloctuenx  ,  plus 
•tendres  peut-être,  mais  moins  sensncls.  A 
force  de  rappelcrmnnian  ,à  forccd'user  avec 
elle  de  la  i.uniiiarité  d'iui  tils  ,  je  m'étais  ac- 
coutumé à  me  regarder  comme  tel.  .le  crois 
que  voilà  la  véritable  cause  du  j)eu  d'em- 
pressemcnl  ([ue  )'(iis  de  la  posséder,  quoi- 
qu'elle nu'  fut  si  clicre.  Je  me  souviens  très- 
bien  que  mes  premiers  senlimens,  «ans  être 
plus  vifs,  étaient  plu.s  voluptueux.  A  Annecy 
j'étais  dans  l'ivresse  ,  à  (^liambéri  je  n'y  étais 
plus.  Je  l'aimais  toujours  aussi  passiontié- 
nient  qu'il  fut  possible;  mais  je  i'aïuai.s  plus 


LIVRE     Y.  45 

pour  elle  et  moins  pour  uioi ,  ou  du  moins 
je  cherchais  plus  uion  ))oiihi  ';.r  que  mou  plai- 
sir auprès  fl'clle  :  clic  était  pour  moi  plus 
qu'une  sneur  ,  j)lus  qu'une  mère  ,  plus  qu'une 
amie,  plus  même  qu'une  maîtresse  ,  et  c'é- 
tait pour  cela  qu'elle  u'étaitpas  unemaîtiesse. 
EnIJu  je  l'aimais  trop  pour  la  convoiter: 
voilà  ce  qu'il  y  a  de  plus  clair  dans  mes  idées. 

Ce  jour,  plutôt  redouté  qu'attendu,  vint 
er.Gn.  Je  prouus  tout,  et  je  ne  mentis  pas. 
Mon  cœur  conhrmait  mes  cngagemens  sans 
en  désirer  le  prix.  Je  l'obtins  pourtant.  Je  me 
vis  ,  pour  la  première  fois  ,  dans  les  bras 
d'une  femme,  et  d'une  femme  que  j'adorais. 
Fus-jc  heureux  ?  non  ,  )e  goûtai  le  plaisir.  Je 
ne  sais  quelle  invincible  tristesse  en  empoison- 
nait le  charme.  J  étais  comme  si  j'avais  coin- 
iiiis  un  inceste.  Deux  ou  (rois  l'ois,  en  laprcs- 
.«ant  avec  transport  dans  mes  bras,  j'inon- 
dai son  sein  de  mes  larmes.  Pour  elle  ,  elle 
n'était  ni  triste  ni  vive  ;  elle  était  caressante 
et  tranquille.  Comme  elle  était  peu  SLUSuclle 
ït  n'avait  point  recherché  la  volupté,  elle 
n'en  eutpas  Us  délices,  et  n'eu  a  jamais  eu 
les  remords. 

.le  le  répète  :  toutes  ses  fautes  lui  vinrent 
de  SCS  erreurs^  jamais  de  ses  passions.  Elle 


46       LES     CONFESSIONS. 

était  bien  née  ,  son  cœur  était  pur  ,  elle 
aimait  les  choses  honnêtes  ,  ses  penchans 
étaient  droits  et  vertueux  ,  son  goût  était 
délicat,  elle  était  faite  pour  une  élégance  de 
mœurs  qu'elle  a  toujours  aimcc  ,  et  qu'elle 
n'a  jamais  suivie  ;  parce  qu'au-licu  d'écouter 
son  cœur  qui  la  menait  bien  ,  elle  écouta  sa 
raison  qui  la  menait  mal.  Quand  des  princi- 
pes faux  l'ont  égarée  ,  ses  vrais  sentinaeus  les 
ont  toujours  démentis  :  mais  malheureuse- 
ment elle  se  piquait  de  philosophie,  et  la 
morale  qu'elle  s'était  faite,  gâta  celle  que  son 
cœur  lui  dictait. 

M.  de  Tarel,  son  premier  amant,  fut  sou 
maitie  de  philosophie,  et  les  principes  qu'il 
lui  donna  furent  ceux  dont  il  avait  besoin 
pour  la  séduire.  La  trouvant  attachée  à  son 
mari ,  à  ses  devoirs,  toujours  froide  ,  raison- 
nante ,  et  inattaquable  par  les  sens  ,  ill'atta- 
qua  par  dcssophismcs  ,  et  parvint  à  lui  mon- 
trer ses  devoirs  auxquels  elle  était  si  attachée, 
comme  un  bavardage  de  catéchisme ,  fait 
vmiquement  pour  amuser  les  enl'ans;  l'unioa 
des  sexes  comme  l'acte  le  plus  inditférent  ctt 
soi;  la  fidélité  conjugale  comme  une  appa- 
rence obligatoire  dont  toute  la  moralité  re- 
gardait ropiuiou  ;  ie  repos  des  maris  comme 


L  I  V  R  E     V.  47 

la  scnle  règle  dn  devoir  des  femmes;  en  sorte? 
que  des  iufidelilés  ignorées,  nulles  pour  ce- 
lui qu'elles  offensaient,  l'étaieut  aussi  pour 
la  conscience  ;  enfin  il  lui  persuada  que  la 
cbosc  en  ellc-uiéuie  n'était  rien,  qu'elle  ne 
prenait  d'existence  que  par  le  scandale  ,  et 
que  toute  femme  qui  paraissait  sage ,  par 
cela  seul  l'était  en  eSiet.  C'est  ainsi  que  le 
malheureux  parvint  à  sou  but  en  corrom- 
pant la  raison  d'un  enfant  dont  il  n'avait 
pu  corrompre  le  cœur.  Il  en  fut  puni  par  la 
plus  dévorante  jalousie,  persuadé  qu'elle  le 
traitait  lui-iuéaic  comme  il  lui  avait  appris  à 
traiter  son  mari.  Je  ne  sais  s'il  se  trompait 
sur  ce  point.  Le  ministre  _p  *  *  *  passa  pour 
son  successeur.  Ce  que  Je  sais  ^  c'est  que  le 
tempérament  froid  de  cette  jeune  femme  ,  qui 
l'aurait  dû  garantir  de  ce  système,  fut  ce  qui 
l'empccha  dans  la  suite  d'y  renoncer.  Elle  ne 
pouvait  concevoir  qu'on  donnât  tant  d'im- 
portance à  ce  qui  n'en  avait  point  pour  elle. 
Elle  n'honora  jamais  du  nom  de  vertu  une 
abstinence  qui  lui  coûtait  si  peu. 

Elle  n'eût  donc  guère  abusé  de  ce  faux  prin- 
cipe pour  elle-même  ;  mais  elle  en  abusa  pour 
autrui,  et  cela  par  une  autre  maxime  presque 
aussi  fausse ,  mais  plus  d'accord  avec  la  boul« 


48       LES     e  O  N  F  E  S  S  I  O  \  5. 

de  sou  cœur.  Elle  a  toujours  cru  que  ricii 
n'attachait  tant  un  liomuie  à  une  frinuic  que 
la  possession;  et  quoiqu'elle  n'aiuiât  ses  amis 
que  d'amitié,  c'était  d'une  amitié'  si  tendre, 
qu'elle  employait  tous  les  moyens  qui  dépen- 
daient d'elle  pou  rscles  attacher  plus  fortement. 
Ce  qu'il  y  a  d'extraordinaire,  est  qu'elle  a 
presque  toujours  réussi.  El  le  était  si  réellement 
aimable  que,  plus  l'intimité  dans  laquelle  on 
vivait  avec  elle  était  grande  ,  plus  on  y  trou- 
vait de  nouveaux  sujets  de  l'aimer.  Une  autre 
chose  digne  de  remarque  ,  est  qu'après  sa 
première  faiblesse  ,  elle  n'a  guère  favorisé  que 
des  malheureux  ;  les  gens  brillaus  ont  tous 
perdu  leur  peine  auprè**  d'elle  ;  mais  il  fal- 
lait qu'un  homme  qu'elle  conuncneait  par 
plaindre,  fût  bien  peu  aimable,  si  clic  ne 
finissait  par  l'aimer.  Quand  elle  se  fit  des 
choix  peu  digues  d'elle ,  bien  loin  que  ce  fût 
par  des  inclinations  basses  qui  n'approchèrent 
jamais  de  son  noble  cœur,  ce  fut  uniquement 
par  sou  caractère  trop  généreux  ,  trop  Innnaiii 
trop  compatissant  ,  trop  sensible  ,  qu'elle  ne 
gouverna  pas  toujours  avec  assez  de  discer- 
nement. 

Si   quelques   principes  faux  l'ont  égarée, 
combien  n'eu  avait-cUepas  d'admirables  dont 


L  I  V  R  E     V.  49 

elle  ne  se  départait  jamais?  Par  combien  de 
vi-rtus  ne  rachetait-elle  pa*  ses  faiblesses  ,  si 
l'on   peut    appeler  de  ce  nom  des  crrenrs  où 
les    sens   avaient  si   pen  de   part?  Ce  même 
hommequila  trompasnriin  point ,  l'irir-truisit 
excellemment  sur  mille  autres  ;  et  ces  jîassions 
qui  n'e'taient  pas  fougueuses  ,  lui  permettant 
de   suivre   toujours  ses   lumières,  elie   allait 
bien  quand  ses  sophiraes  ne  l'egaraientpas-Scs 
motifs  étaient  louables  jusque  dans  ses  fautes  ; 
en  s'abu^ant   clic   pouvait   mal    faire,    jnais 
elle  ne  pouvait  vouloir  rien  qui  fi'it  mal.  Elle 
abhorrait  la  duplicité  ,  le  mcnsou<^c; elle  était 
juste,    équitable,   liniuaine  ,    désn)téressée , 
iidelle  à  sa  parole,  à  ses  amis,  à   ses  devoirs 
qu'elle  reconnaissait  pour  tels,  incapable  de 
veup,eai)ce  et  de  haine  ,  et  ne  concevant  pas 
même  qu'il  y  eût  le  moindre  mérite  à  par- 
donner. Enlin,  pour  revenir  à  ce  qu'elle  avait 
de   moins    excusable  ,    sans  estimer  ses    fa- 
veurs ce  qu'elles  valaient,  elle  n'en  fit  jamais 
un  vil  commerce;   elle  les  prodij.niait  ,  mais 
clic  ne  les  vendait  pas,  quoiqu'elle  fut  sans 
cesse  aux  expcdiens  pour  yivre:  et  j'ose  dire 
que  ,   si   Socrotc  put  estimer   Aspasie  ^  il 
eût  respecté  madame  de  T^'arens. 

Je  sais  d'avance  qu'en  luidounautuucarac- 


5o       LES     CONFESSIONS. 

tèie  sensible  et  un  tempérament  froid,  je 
serai  accusé  de  contradiction  comme  à  l'or- 
dinaire et  avec  autant  de  raison.  Il  se  peut 
que  la  nature  ait  en  tort  ,  et  que  cette  com- 
binaison n'ait  pas  di'i  être  ;  je  sais  seulement 
qu'elle  a  été.  Tous  ceux  qui  ont  connu 
Mme.  de  Warens  ,  et  dont  un  si  grand 
nombre  existe  encore  ,  ont  pu  savoir  qu'elle 
était  ainsi.  J'ose  même  ajouter  qu'elle  n'a 
connu  qu'un  seul  vrai  plaisir  au  monde  ; 
c'était  d'en  faire  à  ceux  qu'elle  aimait.  Toute- 
fois permis  à  chacun  d'argumenter  là-dcs=us 
tout  à  son  aise  ,  et  de  prouver  doctement 
que  cela  n'est  pas  vrai.  Ma  fonction  est 
de  dire  la  vérité,  mais  non  pas  de  la  faire 
croire. 

J'appris  peu-à-peu  tout  ce  que  je  viens 
de  dire  ,  dans  les  entretiens  qui  suivirent 
notre  union,  et  qui  seuls  la  rendirent  déli- 
cieuse Elle  avait  eu  raison  d'espérer  que  sa 
complaisance  me  serait  utile  ;  )'cn  lirai  pour 
mon  iustrucliou  de  grands  avantages  Elle 
m'avait  jusqu'alors  parlé  de  moi  seul  comme 
à  un  enfant.  Elle  commença  de  me  traiter 
en  homme  et  me  })arla  d'elle.  Tout  ce  qu'elle 
me  disait  m'était  si  intéressant,  )e  m'en  sen- 
tais  si  touche  que  ,   me  repliant  sur   moi- 


L  I  V  R  E     V.  5ï 

même  ,  J'appliquais  à  mon  profit  ses  con- 
fideuces  plus  que  je  n'avais  fait  ses  leçons. 
Quand  on  sent  vraiment  que  ic  cœur  parle  , 
le  nôtre  s'ouvre  pour  recevoir  ses  épanche- 
mens  ;  et  jamais  toute  la  morale  d'un  pé- 
dagogue ne  vaudra  le  bavardage  affectueux 
et  tendre  d'une  femme  sensée  pour  qui  l'on 
a  de  l'attacbcuient. 

L'intimité  dans  laquelle  je  vivais  avec  elle  , 
l'ayant  mise  à  portée  de  m'apprécier  plus 
avantageusement  qu'elle  n'avait  fait  ,  elle 
jugea  que  ,  malgré  rnon  air  gauche,  je  valais 
la  peine  d'être  cultivé  pour  le  monde  ,  et 
que,  si  je  m'y  montrais  un  jour  sur  un  cer- 
tain pied  ,  je  serais  en  état  d'y  faire  inott 
chemin.  Sur  cette  idée  elle  s'attachait  ,  non- 
seulement  à  former  mon  jugement  ,  mais 
mou  extérieur,  mes  manières  ,  à  me  rendre 
aimable  autant  qu'estimable  ^  et  s'il  est  vrai 
qu'on  puisse  allier  les  succès  dans  le  monde 
avec  la  vertu  ,  ce  que  pour  moi  je  ne  crois 
pas  ,  je  suis  sûr  au  moins  qu'il  n'y  a  pour 
cela  d'autre  route  que  celle  qu'elle  avait 
prise  et  qu'elle  voulait  m'cnseigner.  Car 
Mme.  de  ff^arens  connaissait  les  hounncs 
et  savait  supérieurement  l'art  de  traiter  avec 
«ux  sans  mensonge  et  sans  imprudence,  sans 


52       LES     CONFESSIONS. 

les  tromper  et  sans  les  fàclicr.  IVfais  cet  art 
t'tait  dans  son  caractère  l)ien  plus  que  dans 
ses  leçons  ;  clic  savait  mieux  le  mettre  eu 
pratique  que  l'enseigner  ,  et  j'étais  l'homme 
du  inonde  le  moins  propre  à  l'apprendre. 
Aussi  tout  ce  qu'elle  fit  à  cet  égard  fut-il  , 
peu  s'en  faut ,  peine  perdue  ,  de  même  que 
le  soin  qu'elle  prit  de  me  donner  de»  maî- 
tres pour  la  danse  et  pour  les  armes.  Quoique 
leste  et  bien  pris  dans  uia  taille,  je  ne  pus 
apprendre  à  danser  un  menuet.  J'avais  telle- 
ment pris  ,  à  causG  de  rues  cors  ,  l'habitude 
de  marcher  du  talon  ,  que  Roche  ne  put  me 
la  faire  perdre  ;  et  jamais  avec  l'air  assez 
ingambe  je  n'ai  pu  sauter  un  médiocre  fossé. 
Ce  fut  encore  pis  à  la  salle  d'armes.  Après 
trois  mois  de  Icçou  je  tirais  encore  à  la  mu- 
raille ,  hors  d'état  de  faire  assaut  ;  et  jamais 
je  n'eus  le  poignet  assez  souple  ou  le  bras 
assez  Icrme  pour  retenir  mon  fleuret  quand 
il  plaisait  au  niaîlre  de  le  fairesauler.  Ajoutez 
que  j'avais  un  (i<'j;oril  mortel  |)our  cet  e>:er- 
cice  et  pour  le  maître  qui  tâchait  de  me  l'en- 
seigner. Je  n'aurais  jamais  cru  qu'on  joùt  être 
M  fier  de  l'art  de  tuer  un  homme.  Pour 
mettre  son  vaste  génie  à  ma  portée  ,  il  ne 
s'exprimait  que  par  des  couiparaisous  tirées 


L  I  V  R  E     V.  53 

de  la  musique  qu'il  ne  savait  point.  Il  trou- 
vait des  analoi^ics  frappantes  ciilie  les  bottes 
de  tierce  et  de  quarte  ,  et  les  intervalles 
musicaux  du  même  nom.  (^iiand  il  voulait 
faire  une  feinte  ,  il  me  di.sait  de  prendre 
garde  à  ce  dièse  ,  parce  qu'ancieuncment 
les  dièses  s'appelaient  des  feintes  :  quand  il 
m'avait  fait  sauter  de  la  main  mou  fleuret, 
il  disait  en  ricanant  que  c'eLaient  une  panse. 
Enlin  je  ne  vis  de  ma  vie  un  pédant  plus 
insupportable  que  ce  pauvre  homme  ,  avec 
son   plumet  et  son   plastron. 

Je  lis  donc  peu  de  progrès  dans  mes  exer- 
cices ,  que  je  quittai  bientôt  par  pur  dégoût  ; 
mais  j'en  lis  davantage  dans  nu  art  plus 
utile  ,  celui  d'être  content  de  mon  sort  et 
de  n'en  pas  désirer  un  plus  brillant,  pour 
lequel  je  commençais  à  sentir  que  je  n'étais 
pas  ne.  Livre'  tout  entier  au  désir  de  rendre 
à  maman  la  vie  heureuse  ,  je  me  plaisais 
toujours  plus  auprès  d'elle  ;  et  quand  il 
fallait  m'en  éloigner  pour  courir  eu  ville, 
malgré  ma  passion  pour  la  musique  ,jc  coiu- 
jiiencais  à  sentir  la  gêne  de  mes  leçons. 

J'ignore  si  Claude  ^Jiiet  s'aperçut  de 
l'intimilc  de  notre  commerce.  J'ai  lieu  de 
croire  qu'il  ne  lui  l'ut  pas  cache.  Celait  un 


54       LES    CONFESSIONS. 

garçon  tvès-clairvoyant ,  mais  très -discret, 
qui  uc  parlait  jamais  contre  sa  pense'e  ,  mais 
qui  ne  la  disait  pas  toujours.  Sans  me  faire  • 
le  moindre  semblant  qu'il  fut  instruit,  par 
sa  conduite  il  paraissait  l'être  ;  et  cette 
conduite  ne  venait  sûrement  pas  de  bas* 
sesse  d'aiac  ,  ujais  de  ce  qu'étant  entré 
dans  les  principes  do  sa  maîtresse,  il  ne 
pouvait  desapprouver  qu'elle  agît  consé- 
quemmeut.  Quoiqu'aussi  jeune  qu'elle,  il 
était  si  mûr  et  si  grave,  qu'il  nous  regardait 
presque  comme  deux  cnfaus  dignes  d'indul- 
gence, et  nous  le  regardions  l'un  et  l'autre 
comme  un  homme  respectable  dont  nous 
avions  l'estime  à  ménager.  Ce  ne  fut  qu'après 
qu'elle  lui  fut  iufidelle,  que  je  connus  bien 
tout  l'attachement  qu'elle  avait  pour  lui. 
Comme  elle  savait  que  je  ne  pensais  ,  ne 
sentais,  ne  respirais  que  par  elle,  elle  me 
montrait  combien  elle  l'aimait,  atin  que  je 
l'aimasse  de  même  ;  et  elle  appuyait  encore 
moins  sur  son  amitié  pour  lui  que  sur  son 
estime  ,  parce  que  c'était  le  sentiment  que 
je  pouvais  partager  le  plus  pleinement.  Com- 
bien de  fois  elle  attendrit  nos  cœurs  et  nous 
fit  embrasser  avec  larmes  ,  en  nous  disant 
que   nous  étions   nécessaires   tous    deux    au 


L  I  V  R  E  V.  55 

bonheur  de  sa  vie.  Et  que  les  femmes  qui 
liront  ceci  ne  sourient  pas  malignement. 
Avec  le  tempérament  qu'elle  avait,  ce  besoin 
n'était  pas  équivoque  :  c'était  uniquement 
celui  de    son    cœur. 

Ainsi  s'établit  entre  nous  trois  une  société 
sans  autre  exemple  peut-être  sur  la  terre. 
Tous  nos  vœux  ,  nos  soins  ,  nos  cœurs  étaient 
en  commun.  Rien  n'en  passait  au-delà  de 
ce  petit  cercle.  L'habitude  de  vivre  ensemble 
et  d'y  vivre  exclusivement  devint  si  grande, 
que,  si  dans  nos  repas  un  des  trois  manquait 
ou  qu'il  vînt  un  quatrième,  tout  était  dé- 
rangé ;  et  malgré  nos  liaisons  particulières, 
les  tctc-à-têtes  nous  étaient  moins  doux  que 
la  réunion.  Ce  qui  prévenait  entre  nous  Ja 
gène  était  une  extrême  confiance  réciproque, 
«t  ce  qui  prévenait  l'ennui  était  que  nous 
étions  tous  fort  occupés.  Maman  ,  toujours 
projetante  et  toujours  agissante  ,  ne  nous 
laissait  guère  oisifs  ni  l'un  ni  l'autre,  et  nous 
avions  encore  chacun  pour  notre  compte  de 
quoi  bien  remplir  notre  temps.  Selon  moi, 
le  désœuvrement  n'est  pas  moins  le  fléau  de 
la  société  que  celui  de  la  solitude.  Rien  ne 
rétrécit  plus  l'esprit,  rien  n'engendre  plus 
de  rieus,  de  rapports,  de  paquets,  de  tra- 


56       LES     CONFESSION  ?. 

casscries,  de  incusonges  ,  que  d'être  e'tcrncl- 
lemeut  leufenuc's  vis-a-vis  les  uns  des  autres 
dans  une  chambre  ,  réduits  pour  tout  ouvrage 
à  la  nécessité  de  babiller  coutiuudllcinent. 
Quand  tout  le  monde  est  occupé,  l'on  ne 
parle  que  quand  ou  a  quelque  cbose  à  dire  ; 
mais  quand  on  ne  fait  rien  ,  il  faut  absolu- 
ment parler  toujours:  et  voilà  de  tontes  les 
gcnes  la  plus  iucomulode  et  la  plus  dange- 
•rciise.  J'ose  mcine  aller  jjIus  loin  ,  et  je 
soutiens  que,  pour  rendre  un  cercle  vraiment 
agréable,  il  faut  non-seulement  que  chacun 
y  fasse  quelque  cliosc,  mais  quelque  chose 
qui  demande  un  peu  d'altention.  faire  des 
nœuds  c'est  ne  rien  faire  ,  et  il  faut  tout 
autaut  de  soin  pour  amuser  une  f«nime  qui 
fait  des  nœuds,  que  celle  qui  tient  les  bras 
croises.  Mais  quand  elle  brode,  c'est  autre 
chose  ;  elle  s'occupe  assez  pour  remplir  les 
inlcrvallcs  du  silence.  (>e  qu'il  y  a  de  cho- 
quant, de  ridicule^  est  de  voir  pendant  ce 
temps  une  douzaine  de  Handrius  se  lever, 
s'asseoir,  aller,  venir,  pirouetter  sur  Icius 
talons,  retouiiicr  deux  cents  lois  les  magots 
de  la  cheminée,  et  lati;^uer  leur  minerve  à 
maintenir  un  intarissable  tlux  de  paroles  : 
la  belle  occupation!  Ccs|^eus-là,  quoiqu'ils 

fuSiCUl  , 


L  I  V  R  E     V.  5/ 

fassent,  seront  toujours  à  charge  aux  antres 
et  à  cnx-mèuics.  Quand  j'étais  à  Motiers, 
j'allais  faire  des  lacets  chez  mes  voisines  ;  si 
je  retovunais  dans  le  inonde  ,  j'aurais  toujours 
dans  ma  poclie  un  bilboquet,  et  j'en  jouerais 
toute  la  journe'e  pour  me  dispenser  de  parler 
quand  je  n'aurais  rien  h  dire.  Si  chacun  en 
Ifsaitautant ,  les  hcuiniesdcviendraientinoins 
inc'chans  ,  leur  commerce  deviendrait  plus 
sur  ,  et  je  pense  ,  plus  agréable.  En&n  que 
les  plaisans  rient  s'ils  veulent,  mais  je  sou- 
tiens que  la  seule  niorale  à  la  portée  du  présent 
siècle  est  la  morale  du  bilboquet. 

Au  reste,  ou  ne  nous  laissait  guère  le  soin 
d'éviter  l'ennui  par  nous-mêmes  ;  et  les 
importuns  nous  en  donnaient  trop  par  leur 
aflluence,  pour  nous  eu  laisser  quand  nous 
restions  seuls.  L'impatience  qu'ils  m'avaient 
donnée  autrefois  u'était  pas  diminuée  ,  et 
toute  la  didcrence  était  que  j'avais  moins  de 
temps  pour  m'y  livrer.  La  pauvre  maman 
n'avait  point  j)erdu  son  ancienne  fantaisie 
d'entreprises  et  de  systèmes.  Au  contraire, 
plus  .ses  besoins  domestiques  devenaient 
pressans ,  plus,  pour  y  pourvoir,  elle  se 
livrait  à  ses  visions.  Moins  elle  avait  de 
ressources  présentes  ,   plu»  elle  s'en  forgeait 

Mi'inoires.  Touic  il.  U 


t)H      LES     CONFESSIONS. 

dans  l'avenir.  Le  progrès  des  ans  ne  fcsait 
qu'augmenter  en  elle  cette  iranie  ;  et  à  mesure 
qu'elle  perdait  le  goût  des  plaisirs  du  monde 
et  de  la  jeunesse  ,  elle  le  remplaçait  par 
celui  des  secrets  et  des  projets.  La  maison  ne 
de'semplissait  pas  decharlatans,  defabriquans, 
de  so'.iffleurs  ,  d'entrepreneurs  de  toute  espèce 
qui,  distribuant  par  millions  la  fortune,  finis- 
saient par  avoir  besoin  d'un  écu.  Aucun  ne 
sortait  de  chez  elle  à  vide  ;  et  l'un  de  me» 
étonneinens  est  qu'elle  ait  pu  suffire  aussi 
long -temps  à  tant  de  profusions  sans  ea 
épuiser  la  source ,  et  sans  lasser  ses  créanciers. 

Le  projet  dont  elle  était  le  plus  occupée  au 
temps  dont  je  parle,  et  qui  n'était  pas  le  plus 
déraisonnable  qu'elle  eût  formé  ,  était  de  faire 
établir àCliambéri  un  jardin  royal  déplantes 
avec  un  démonstrateur  a])pointé  ,  et  l'on  com- 
prend d'avance  à  qui  cette  |)lace  était  destinée. 
La  position  de  cette  ville  au  milieu  des  Alpes 
était  très-favorable  à  la  botanique;  et  luamaii 
qui  lacilitait  toujours  un  projet  par  un  autre 
y  joignait  celui  d'un  collège  de  pharmacie,  qui 
véri  tablementparaissaittrès-utiled  ans  ini  pays 
aussi  pauvre ,  où  les  apothicaires  sont  presque 
Icsseuls  médecins. La  retraite  du  proto-méde- 
cin (//•Oi\y/ à  Chaïubéri ,  après  la  mort  du  roi 


L  I  V  R  E     V,  59 

Victor  ,  lui  parut  favoriser  beaucoup  cette 
idée  ,  et  la  lui  sugge'ra  peut-être,  (^uoi  qu'il  en 
soit,  ellcse  mita  cajoler  (7  roi-.vz,  qui  pourtant 
n'c'tait  pas  trop  cajolable  ;  car  c'était  bien  le 
plus  caustique  et  le  plus  brutal  monsieur  que 
j'aie  jamais  connu.  Ou  en  jugera  par  deux  ou 
troistraits  que  je  vais  citer  pour  échantillon. 
Un  jour  ilétait  ea  consultation  avec  d'autres 
médecins, un  entre  autres  qu'on  avait  fait  venir 
d'Aunrcy,  et  qui  était  le  médecin  ordinaire 
du  malade.  Ce  jeune  homme  encore  malap- 
pris pour  un  médecin ,  osa  n'être  pas  de  l'avis 
de  monsieur  le  proto.  Celui-ci  pour  toute  ré- 
ponse lui  demanda  quand  il  s'en  retournait , 
par  où  il  passait  ,  et  quelle  voiture  il  prenait  ? 
L'autre,  après  l'avoir  satisfait ,  lui  demande  à 
Sun  tour  s'il  y  a  quelque  chose  pour  son  ser- 
vice. Rien  ,  rien,  dit  Grossi ,  sinon  que  je 
veux  m'aller  mettre  h  une  fenêtre  sur  votre 
passage  ,  pour  avoir  le  plaisir  de  voir  passer 
vin  âne  à  cheval.  Il  était  aussi  avare  qneriche 
et  dur.  Un  de  ses  amis  lui  voulut  un  jour  em- 
prunter de  l'argent  avec  de  bonnes  sûretés. 
Mon  ami  ,  lui  dit-il  en  lui  serrant  le  bras  et 
grinçant  les  dents  ,  quand  St.  Pierre  descen- 
drait du  ciel  pour  m'einprunter  dix  pistoles , 
cl  qu'il  me  donnerait  laTrinité  pour  caution, 

D  2 


6o       LES     C  O  N  F  E  S  S  I  O  N  S. 

je  ne  les  lui  prêterais  pas.  ["n  jour  iiivilcà  dî- 
ner clicz  M.  le  comte  Picoii  fçonveriiciir  de 
Savoie  et  Irès-dévol  ,  il  arrive  avant  l'iieiire  , 
et  S.  E.  alors  occupée  à  dire  le  rosaire  ,  lui 
eu  propose  l'ainuscment.  Nesachant  trop  que 
répondre,  il  lait  une  i^riinace  aflreuse  et  se 
met  à  genoux.  Mais  à  peine  avait-il  récité  deux 
jdve  que,  n'y  pouvant  |)lus  tenir,  il  se  lève 
brusquement,  prend  sa  caunc  et  s'en  va  sans 
mot  dire.  Le  comte  Picoii  court  après ,  et  lui 
crie,  31.  Grossi ,  M.  Grossi ,  restez  donc  ;  vous 
avez  là-bas  à  la  broche  une  excellente  barta- 
velle. M.  le  comte  ,  lui  répond  l'autre  en  se 
retournant  ;  vous  me  donneriez  un  ange  rôti 
que  je  ne  resterais  pas.  V'oilà  quel  était  M.  le 
proto-médecin  Grossi ,  que  inaman  entre- 
prit et  vint  à  bout  d'apprivoiser.  (^)noiqn'ex- 
trémemeut  occupé,  il  s'accoutuma  à  venir 
très-souvent  chez  elle,  prit  y^iict  en  amitié  , 
marqua  fairecas  de  ses  connaissances  ,  en  par- 
lait avec  estime  ;  et,  ce  qu'on  n'amait  pas 
attendu  d'un  pareil  ours,  il  aH'cctait  de  le 
traiter  avec  considération  pour  eflnccr  les  im- 
pressions du  pa>;sé.  C^ar  quoiqu'.^z/f^  ne  iVit 
jdus  sur  le  pied  d'un  douieslique,  on  savait 
qu'il  l'avait  été  ,  et  il  ne  fallait  |ias  moins  que 
l'exemple  etl'autorilé  de  M.  le  prolo-médeciu, 


L  I  V  R  E     V.  6i 

pour  donner  a  son(';^aid  le  ton  qu'on  n'aurait 
j)ns  pris  de  tout  autre.  Claiule  Aiiet  ,  avec 
un  liabil  noir,  une  perruque  bien  peigne'c,  un 
luainlicn  grave  et  décent,  luie  conduite  sage 
et  circoiis[)ecte ,  des  connaissances  assez  éten- 
dues en  matière  me'dicalc  et  eu  botanique  ,  et 
la  faveur  du  chef  de  la  faculté' ,  pouvait  rai- 
sonnablement espérer  de  remplir  arec  ap- 
plaudissemcu  t  la  place  de  démonstra  teur  royal 
des  plantes,  si  l'établissement  projeté  avait 
lieu;  et  réellement  (7r05i'/ en  avait  f^oû  lé  le 
plan  ,  l'avait  adopté,  et  n'attendait ,  pour  le 
proposer  à  lacour ,  que  le  moment  où  la  paix 
permettrait  de  sonjz,er  aux  choses  utiles  ,  et 
laisserait  disposer  de  quelque  argent  pour  y 
pourvoir. 

JNlais  ee  projet  dont  !'(  \éculion  m'eût  pro- 
bablement jeté  dans  la  botanique,  pour  la- 
quelle il  uic  semble  que  j'étais  né,  manqua 
par  un  de  ces  coups  inattendus  qui  renversent 
les  desseins  les  mieux  concertés.  J'étais  des- 
tinéù  devenir  par  degrés  un  exemple  des  mi- 
sère;; humaines.  On  dirait  que  la  Providence,, 
qui  nra;)j)rfaità  ces  grandes  épreuves,  écartait 
de  sa  main  tout  ce  qui  m'eut  empêché  d'y 
arriver.  Dans  une  course  qu'^wfj;  avait  faite 
au  iiaut  des  uionlngncs  pour  aller  cherchée 

D  3 


62       LES     CONFESSIONS. 

du  gc'nipi,  plaute  rare  qui  ne  croit  que  sur 
les  .Alpes,  et  dont  M.  Grossi  avait  besoin, 
ce  pauvre  garçon  s'échauffa  tellement,  qu'il 
gai^na  une  pleurésie  dont  le  génipi  ne  put  le 
sauver,  quoiqu'il  y  soit  dit-ou  ,  spéciljquc  ; 
et ,  malgré  tout  l'art  de  Grossi  qui  certaiuc- 
nient  était  un  trcs-liabile  homme,  inalgréles 
soins  lulillis  que  nous  prîmes  de  lui  sa  bonne 
maîtresse  et  inoi ,  il  mourut  le  ciuquiciuc  jour 
entre  nos  mains  nprès  la  plus  cruelle  agonie  , 
durant  laquelle  il  n'eut  d'autres  exhortations 
que  les  miennes  :  et  je  les  lui  prodiguai  avec 
des  élans  de  douleur  et  de  zèle  qui  ,  s'il  était 
en  état  de  ra'cntcndre  ,  devaient  être  de  quel- 
que consolation  ponrlui.  Voilà  comment  je 
perdis  le  plus  solide  ami  que  j'eus  en  toute 
ma  vie,  homme  estimable  et  rare  en  qui  la 
la  nature  tint  lieu  d'éducation,  qui  nourrit 
dans  la  servitude  loutesles  \ertus  des  grands 
hommes  ,  et  à  qui  peut-être  il  ne  manqua  , 
pour  se  montrer  tel  à  tout  le  monde,  que  do 
vivre  et  d'être  placé. 

Le  lendemain  j'en  parlais  avec  maman  dans 
l'amiction  la  plus  vive  et  la  plus  sincère,  et 
toutd'uu  coup  au  milieu  de  l'entretien  j'eus 
la  vile  et  indigne  pensée  que  j'héritais  de  ses 
nippes,  et  sur-tout  d'un  bel  habit  noir  qui 


L  I  V  R  E     V.  63 

m'avait  donné  dans  la  vue.  Je  le  pensai ,  par 
conséquent  je  le  dis;  car  près  d'elJe.  c'était 
pour  moi  la  même  chose.  Rien  ne  lui  (il  mieux 
sentir  la  perte  qu'elle  avait  faite  ,  que  ce  lâche 
et  odieux  mot,  le  désintéressement  et  la  no- 
blesse d'ame  étant  drs  qualités  que  le  défunt 
avait  éminemment  possédées.  La  pauvre 
femme  sans  rien  répondre  se  tourna  de  l'au- 
tre côlé  et  se  mit  à  pleurer.  Chères  et  pré- 
cieuses larmes  !  elles  furent  entendues,  et 
coulèrent  toutes  dans  mon  cœur  ;  elles  y  la- 
vèrent jusqu'aux  dernières  traces  d'un  senti- 
ment bas  et  mal-honnctc  ;  il  n'y  en  est  jamais 
entré  depuis  ce  tcuips-là. 

Cette  perte  causa  à  maman  autant  de  pré- 
judice que  de  douleur.  Depuis  ce  moment  ses 
affaires  ne  cessèrent  d'aï  1er  en  àccadence .  yf  /let 
était  un  garçon  exact  et  rangé  qui  maintenait 
l'ordre  dans  la  maison  de  sa  maîtresse.  Oa 
craignait  sa  vigilance,  et  le  gaspillage  était 
moindre.  Elle-même  craignait  sa  censure  et 
se  contenait  davantage  dans  ses  dissipations. 
Ce  n'était  pas  assez  pour  elle  de  son  attache- 
ment, elle  voidait  conserver  son  estime  ;  et 
elle  redoutait  le  juste  reproche  qu'il  osait 
quelquefois  lui  faire,  qu'elle  prodiguait  le 
Lieu  d'autrui  autant  que  le  sien.  Je  pensais 


64       LES     CONFESSIONS. 

coiumc  lui  ,  je  le  disais  inénie  ;  mais  je  n'avais 
pas  le  uiëmtt  ascendant  sur  elle,  et  mes  dis- 
cours n'en  imposaient  pas  comme  les  siens. 
Quand  il  ne  fut  plus,  je  fus  bien  forcé  de 
prendre  sa  place,  pour  laquelle  j'avais  aussi 
peu  d'aptitude  que  de  goût  ;  je  la  remplis  mal. 
J'e'tais  peu  soij^ncux  ,  j'étaisfort  timide:  tout 
eu  grondant  à  part  moi ,  je  laissais  tout  aller 
comme  il  allait.  D'ailleurs  j'avais  bien  obteiui 
la  même  confiance,  mais  non  pas  la  même 
autorité.  Je  voyais  le  désordre,  j'en  gémis- 
sais, je  m'en  plaignais,  et  je  u 'étais  pas  écouté. 
J'étais  trop  jeune  et  trop  vif  pour  avoir  lo 
droit  d'être  raisonnable  ;  et  quand  je  voulais 
me,  mêler  de  faire  le  censeur  ,  maman  me 
donnait  de  petits  soufflets  de  caresses,  m'ap- 
pelait son  petit  mentor  ,  et  me  forçai  ta  ic- 
prcndre  le  rôle  qui  me  convenait. 

Le  sentiment  profond  de  la  détresse  où  ses 
dépenses  peu  mesurées  devaient  nécessaire- 
ment la  jeter  tôt  ou  tard  ,  me  fit  nue  impres- 
sion d'autant  plus  forte,  qu'étant  devenu 
l'inspecteur  de  sa  maison,  je  jugeais  par  moi- 
même  de  l'inégalité  de  la  balance  entre  le 
doit  et  Vaioir.  Je  date  de  cette  époque  le 
penchant  à  l'avarice  que  je  me  suis  toujours 
senti  depuis  ce  temps-là.    Je  n'ai  jamais  été 


L  I  V  R  E     V.  60 

foiî'^mcnt  prodigue  qtve^jar  hourasqnes;  mais 
jusqu'alors  je  ne  urétais  jamais  beaucoup 
inquie'té  si  j'avais  peu  ou  beaucoup  d'argent. 
Je  counuencal  à  Taire  cette  attention  et  à 
prendre  du  souci  de  ma  bourse.  Je  devenais 
vilain  par  un  motif  très-noble  ;  car  en  vcritc 
je  ne  songeais  qu'a  ménager  à  maman  quoi- 
que ressource  dans  la  catastrophe  que  je 
prc'voyais.  Je  craignais  que  ses  créanciers  ne 
iissent  saisir  sa  pension,  qu'elle  ne  fut  tout- 
à-fait  supprimée  ;  et  je  m'imaginais,  selon 
mes  vues  étroites,  que  mon  petit  magot  lui 
serait  alors  d'un  grand  secours.  Mais  pour  le 
faire  et  sur-tout  pour  le  conserver,  il  fallait 
me  cacher  d'elle  ;  car  il  n'eût  pas  convenu, 
tandis  qu'elle  était  aux  expédiens  ,  qu'elle  eut 
su  que  j'avais  de  l'argent  mignon.  J'allais 
donc  clicrehant  par-ci  par-là  de  petites  caches 
où  )e  fourrais  quelques  louis  en  dépôt ,  com- 
ptant augmenter  ce  dépôt  sans  cesse  jusqu'au 
moment  de  le  mettre  à  ses  pieds.  Mais  j'étais 
si  mal-adroit  dans  le  choix  de  mes  cachettes, 
qu'elle  les  éventait  toujours  ;  puis  pourm'ap- 
prendre  qu'elle  les  avait  trouvées,  elle  ôtait 
l'or  que  j'y  avais  mis,  et  en  mettait  davan- 
tage en  autres  espèces.  Je  venais  tout  hoiitenx 
rapporter  à  la  bourse  commune  mou   petit 


66       LES     CONFESSIONS. 

tiësor,  et  jamais  elle  ne  manquait  de  l'em- 
ployer en  nippes  ou  meul)les  à  mon  profit, 
comme  épée  d'argent ,  montre  ou  autre  chose 
pareille. 

Bien  convaincu  qu'accumuler  ne  me  réus- 
sirait jamais  et  serait  pour  clic  une  mince 
ressource,  je  sentis  eniin  que  je  n'en  avais 
point  d'antre  contre  le  malheur  que  je  crai- 
gnais ,  que  de  me  mettre  en  état  de  pourvoir 
par  moi-même  à  sa  subsistance  ,  quand  ,  ces- 
sant de  pourvoir  à  la  mienne  ,  clic  verrait  le 
pain  prêt  à  lui  manquer.  Malhcureusemeut 
jetant  mes  projets  du  côté  de  mes  goûts,  je 
m'obstinais  à  chercher  follement  ma  fortune 
dans  la  musique;  et  sentant  naître  des  idées 
et  des  chants  dans  ma  tcte,  je  crus  qu'aussi- 
tôt que  je  serais  en  état  d'en  tirer  parti,  j'al- 
lais devenir  un  homme  célèbre  ,  un  Orphée 
moderne  dont  les  sons  devaient  attirer  tout 
l'arf^entdu  Pérou.  Ce  dont  il  s'agissait  pour 
moi  ,  commençant  à  lire  passablement  la 
musique  ,  était  d'apprendre  la  composition. 
La  dilhcuUé  était  de  trouver  quelqu'un  pour 
me  l'enseigner;  car  avec  mon  Hameau  seul 
je  n'espérais  jins  y  parvenir  par  moi-même  : 
et  depuis  le  départ  de  3L  le.  Maître  y  il  n'j 


L  I  V  R  E     V.  67 

avait  persoiiuc  en  Savoie  qui  entendit  rien  a 
riiaimoiiie. 

Ici  l'oii  va  voir  encore  nue  de  ces  inconsé- 
quences dont  ma  vie  est  remplie,  etqui  ur'oût 
fait  si  souvent  aller  contre  tnoii  but,  lors 
lucme  que  j'y  pensais  tendre  directement. 
l'en  tare  m'avait  beaucoup  parlé  de  l'abbé 
£lanchard  son  maître  de  composition  , 
Lomme  de  mérite  et  d'un  grand  talent,  qui 
pour  lors  était  maître  de  musique  de  la  calbé- 
diale  de  Besancon,  et  qui  l'est  maintenant 
de  la  chapelle  de  Versailles.  Je  me  mis  en  tête 
d'aller  à  Besançon  prendre  leçon  de  l'abbé 
Blanchard  ,  et  cette  idée  me  parut  si  raison- 
nable ,  que  je  parvins  à  la  faire  trouver  telle 
à  uTaman.  La  voilà  travaillant  à  mon  petit 
équrpage  ,  et  cela  avec  la  profusion  qu'elle 
mettait  à  toute  cbose.  Ainsi  toujours  avec  le 
projet  de  prévenir  une  banqueronte  et  de 
réparer  dans  l'avenir  l'ouvrage  de  sa  dissipa- 
tion ,  je  commençai  dans  le  moment  même 
par  lui  causer  une  dépense  de  huit  cents 
francs  :  j'accélérais  sa  ruine  pour  me  uittlre 
en  état  d'y  remédier.  (Quelque  folle  que  \v.t 
cette  conduite,  l'illusion  était  eutière  de  ma 
part,   et   mcuic  de   la  sicmie.    Nous  ctiuus 


68       LES     CONFESSIONS. 

persuades  rnu  et  rautrc,  mol  que  je  travail- 
lais ulilcmeut  pour  elle  ,  elle  que  je  travaillais 
utilement  pour  moi. 

J'avais  coiupté  trouver  J'enfuie  encore  à 
Annecy,  et  lui  deuiander  une  lettre  pour 
l'abbë  Blanchard.  Il  n'y  ('tait  plus.  II  fallut, 
pour  tout  renseignement,  me  contenter  d'une 
messe  à  quatre  parties  de  sa  composition  et 
de  sa  main  ,  qu'il  m'avait laisse'e.  Avec  cette 
recommandation  ,  je  vais  à  Besancon  passant 
par  Genève,  où  je  fus  voir  mes  parens,  et 
par  Nion  où  je  fus  voir  mon  père  qni  me 
/ccut  comme  à  son  ordinaire,  et  se  chargea 
de  me  faire  parvenir  mama'lc  qui  ne  venait 
qu'après  moi  ,  parce  que  j'clais  à  cheval. 
J'arrive  à  Besancon.  L'abbé  Jilancliard  me 
reçoit  bien  ,  me  jiromet  ses  instructions  ,  et 
m'olTre  sss  services.  Nous  étions  prêts  à  com- 
mencer quand  j'apprends  par  une  lettre  de 
mon  père  que  ma  malle  a  été  saisie  et  con- 
lisquée  aux  Rousses  ,  bureau  de  France  sur 
les  frontières  de  vSuissc.  Effrayé  de  cette  nou- 
velle ,  j'emploie  les  connaissances  que  Je 
m'étais  faites  à  Besancon  pour  savoir  le  mo- 
tif de  cette  confiscation  ;  car  bien  sur  de 
n'avoir  point  de  contrebande  ,  je  ne  pouvais 
concevoir    sur   quel   prétexte    ou   l'avait  pu 

fonder. 


L  I  V  R  E    V.  69 

fonder.  Je  l'apprends  eiiûu  :  il  faut  le  dire» 
car  c'est  un  fait  curieux. 

Je  voyais  à  Cliambéri  un  vieux  Lyonnais  J 
fort  boa  homme,  appelé  M.  Dut^ivier  ^  qui 
avait  travaillé  au  p^isa  sous  la  régence  ,  et 
qui,  faute  d'emploi  ,  était  venu  travailler  au 
cadastre.  Il  avait  vécu  dans  le  monde  ;  il 
avait  des  talens  ,  quelque  savoir ,  de  la  dou- 
ceur, de  la  politesse  ,  il  savait  la  musique  : 
et  comme  j'étais  de  chambrée  avec  lui,  nous 
nous  étions  liés  de  préférence  au  milieu  des 
ours  mal  léchés  qui  nous  entouraient.  Il  avait 
à  Paris  de»  correspondances  qui  lui  fournis- 
saiwit  ces  petits  riens,  ces  nouveautés  éphé- 
mères qui  courent  on  ne  sait  pourquoi ,  qui 
meurent  ou  ne  sait  comment  ,  sans  que 
jamais  personne  y  repense  quand  on  a  cesié 
d'en  parier.  Comme  ;e  le  menais  quelquefois 
dîner  chez  maman  ,  il  me  fesait  sa  cour  eu 
quelque  sorte;  et  pouï-  se  rendre  agréable  ,  il 
tâchait  de  me  faire  aimer  ces  fadaisas  ,  pour 
lesquelles  j'eus  toujours  un  tel  dégoût ,  qu'il 
ne  uVest  arrivé  de  la  vie  d'en  lire  une  à  moi 
seul.  Malheureusement  un  de  ces  maudits 
papiers  resta  dans  la  poche  de  veste  d'ua 
habit  neuf  que  j'avais  porté  deux  ou  trois 
î'~'.i  pour  être  en  rè^le  avec  les  coinrais.  Ce 
Mémoires,  Tome  H,  ]£ 


70        LES     CONFESSIONS. 

papiert'tait  une  parodie  janséniste  assezplate 
de  la  belle  scène  du  Mithridate  de  Racine. 
Je  n'en  avais  pas  lu  dix  vers,  et  l'avais  laissce 
par  oubli  cians  ma  poche.  Voilà  ce  qui  fit 
couGsquei  mon  équipage.  Les  commis  firent 
à  la  (cte  de  l'inventaire  de  cette  malle  un 
magnifique  procès-verbal  où,  snpposantque 
cet  écrit  venait  de  Genève  pour  être  imprimé 
et  distribué  en  France,  ils  s'étendaient  en 
saintes  invectives  contre  les  ennemis  de  Diia 
et  de  l'F.glisc  ,  et  en  eioi';cs  de  leur  pieuse  vigi- 
lance qui  avait  arrêté  l'exécution  de  ce  projet 
infernal.  Ils  trouvèrent  sans  doute  que  mes 
chemises  sentaient  aussi  l'hérésie  ;  car  eu 
"vertu  de  ce  terrible  papier  tout  fut  confis- 
qué ,  sans  que  jamais  j'aie  eu  ni  raison  ni 
nouvelle  de  ma  pauvre  pacotille.  Les  gens  des 
fermes  à  qui  l'on  s'adressa  demandaient  tant 
d'instructions  ,  de  renseigriemcns  ,  de  certi- 
ficats ,  de  mémoires  ,  que  me  perdant  mille 
fois  dans  ce  labyrinthe  ,  je  fus  contraint 
de  tout  abandonucr.  J'ai  un  vrai  regret  de 
n'avoir  pas  conservé  le  procès-verbal  du  bu- 
reau des  Rousses  :  c'était  une  pièce  à  figurer 
arec  distinction  parmi  celles  dont  le  recueil 
doit  accompagner  cet  écrit. 
Cette  perte  me  lit  revenir  àCbauibéri  tout 


L  I  V  R  E     V.  71 

de  suite  sansavoiriien  fait  avec  Vahhé  JB /an- 
chard;  et  tout  bieu  pesé  ,  voyaut  lemallieujf 
lue  suivre  dans  toutes  mes  entreprises  ,  je 
résolus  de  m'attacher  uniquement  à  mamau  , 
dccoiuir  sa  fortune,  et  de  neplusm'inquie'ter 
inutilement  d'un  avenir  auquel  je  ne  pouvais 
rien.  Elle  me  reçut  comme  si  j'avais  rapporté 
des  trésors  ,  remonta  pcu-à-peu  ma  petite 
garde-robe  ;  et  zuon  malheur  ,  assez  grand 
pour  l'un  et  pour  l'autre,  fut  presque  aussi-tôt 
oublié  qu'arrivé. 

(^)uoique  ce  malheur  m'eût  refroidi  sur  mes 
-projets  de  musique  ,  je  ne  laissais  pas  d'étu- 
dier toujours  mot!  Rameau;  et  à  force  d'ef- 
forts je  parvins  cntin  à  l'entendre  et  à  faire 
quelques  petits  essais  de  composition  dont  le 
sucées  m'encouragea.  Le  comte  de  BcUe- 
gaide ^  fils  du  raarquiiS  à.'' A ntremont  ^  était 
revenu  de  Dresde  après  la  mort  du  roi  yln- 
g^nste.  Il  avait  vécu  long-temps  h  Paris  ,  il 
aimait  extrêmement  la  musique  et  avait  pris 
en  passion  celle  de  Punncan.  Son  frère  le 
comte  de  Naiigis  jouait  du  violon  ,  INÏme.  la 
comtesse  de  la  Tour  leur  sœur  chantait  un 
peu.  Tout  cela  mit  à  Chambéri  la  musique  à 
la  mode  ,  et  l'on  établit  une  manière  decon- 
ccrtpublic,  dout  ou  voulut  d'abord  me  don- 

E  2 


72       LES     CONFESSIONS. 

ner  la  direction  ;  mais  ou  s'aperçut  bientôt 
qu'elle  passait  mes  forces  ,  et  l'on  s'arrangea 
autrement.  Je  ne  laissais  pas  d'y  donner  quel- 
ques petits  morceaux  de  ma  façon,  et  entre 
autres  une  cantate  qui  plut  beaucoup.  Ce 
n'était  pas  une  pièce  bien  faite  ,  mais  elle 
était  pleine  de  chants  nouveaux  et  de  choses 
d'eSet  ,  que  l'on  n'attendait  pas  de  moi.  Ces 
messieurs  ne  purent  croire  que  lisant  si  mal 
la  musique,  je  fusse  en  état  d'eu  composer 
de  passable  ,  et  ils  ne  dovitèrcnt  pas  que  je 
ne  me  fusse  fait  honneur  du  travail  d'aufrui. 
Pour  vérifier  la  chose  ,  un  matin  M.  de 
JVangis  vint  me  trouver  avec  une  cantate  de 
Clerambault  (\\x"\\  avait  transpose'e,  disait-il  , 
pour  la  commodité  de  la  voix  ,  et  à  laquelle 
il  fallait  faire  une  autre  basse,  la  transposi- 
tion rendant  celle  de  dermnbault  imprati- 
cable sur  linstrumcnt  ;  je  répondis  que  c'était 
un  travail  considérable  et  qui  ne  pouvait  être 
fait  sur-le-champ.  Il  crut  que  je  cherchais 
une  défaite  et  me  pressa  de  lui  faire  au  moins 
la  basse  d'un  récitatif.  Je  ^  lis  donc,  mal  sans 
doute,  parce  qu'en  toute  chose  il  me  faut, 
pour  bien  faire  ,  me»  aises  et  la  liberté;  mais 
je  la  fis  du  moins  dans  les  règles,  et  comme 
il  était  présent  il  ne  put  douter  que  je  ne 


LIVRE     Y.  73 

susse  les  élemensdela  composition.  Ainsi  je 
ne  perdis  pas  ines  ecolicrcs  ,  mais  je  me 
refroidis  un  peusur  la  musique,  voyant  qu'où 
fesait  uu  concert  et  que  l'on  s'y  passait  de 
moi. 

Ce  fut  à-peu-près  dans  ce  temps-là  que  , 
la  paix  étant  faite  ,  l'armée  française  repassa 
les  monts.  Plusieurs  officiers  vinrent  voir 
maman, entreautres  M.  le  comte  de  Laut?ec y 
colonel  du  réglaient  d'Orléans  ,  depuis  plé- 
nipotentiaire à  Genève,  et  enfin  maréchal  de 
France,  auquel  elle  me  présenta.  Sur  ce  qu'elle 
lui  dit ,  il  parut  s'intéresser  beaucoup  à  moi  , 
et  me  promit  beaucoup  de  choses  ,  dont  il 
ne  s'est  souvenu  que  la  dernière  année  de  sa 
vie  ,  lorsque  je  n'avais  plus  besoin  de  lui.  Le 
jeune  marquis  de  Sennecterre  ,  dont  le  père 
était  alors  ambassadeur  à  Turin  ,  passa  dans 
le  même  temps  à  Chambéri.  Il  diua  chez 
Mjue.  de  Menthon  ;  j'y  dtnaisaussi  ce  jour-là. 
Après  le  dîné  il  fut  question  de  uuïsique  ;  il 
la  savait  très-bien.  L'opéra  de  Jephlé  étai» 
alors  dans  sa  nouveauté  ;  il  en  parla  ,  on  le 
fit  apporter.  Il  me  fit  frémir  en  me  propo- 
sant d'exécuter  à  nous  deux  cet  opéra  ,  et  tout 
en  ouvrant  le  livre  il  tomba  sur  ce  morceau 
célèbre  à  deux  chœurs  : 

E  3 


74       LES     CONFESSIO^■S. 

La   terre  ,  l'enfer ,   le  ciel   même , 
Tout   tremble    lievant  le   Seigneur. 

II  me  dit  :  Combien  voulez-vous  faire  de 
parties  ?  je  ferai  pour  ma  part  ces  six-là.  Je 
n'étais  pas  encore  accoutume'  à  cette  pe'tu- 
lance  française  ;  et  quoique  jeusse  quelque- 
fois annonce'  des  partitions ,  je  ne  comprenais 
pas  comment  le  même  homme  pouvait  faire 
en  même-temps  six  parties  ni  même  deux. 
Rien  ne  m'a  plus  coûté  dans  l'exercice  de  la 
musique  que  de  sauter  ainsi  légèrement  d'une 
partie  à  l'autre  ,  et  d'avoir  l'œil  à-la-fois  sur 
toute  une  partition.  A  la  manière  dotit  je 
me  tirai  de  cette  entreprise  ,  M.  d&  Sennectcre 
dut  être  tente'  de  croire  que  je  ne  savais  pas 
la  musique.  Ce  fut  peut-être  pour  vériHer  co 
doute  j  qu'il  me  proposa  de  noter  uucdiansou 
qu'il  voulait  donnera  Mlle,  de  J/é-// ///on.  Je 
ne  pouvais  m'en  défendre.  Il  chanta  la  clian- 
son  ;  je  l'écrivis,  même  sans  le  faire  beaucoup 
répéter.  Il  la  lut  ensuite ,  et  trouva ,  comme  il 
était  vrai  ,  qu'elle  était  très-correctement  no- 
tée. Il  avait  vumon  embarras,  il  prit  plaisir  à 
faire  valoir  ce  petit  succès.  C'était  pourtant 
lane  chose  très-simple.  Au  fond  je  savais  fort 
bien  la  musique  ,  je  ne  manquais  que  de  cctt» 


L  I  V  R  E     V.  7$ 

vivacité  du  premier  coup-d'œil  que  Je  n'eus 
jamais  sur  rien  ,  et  qui  ue  s'acquiert  ea  mu- 
sique que  par  une  pratique  consommée.  Quoi 
qu'il  en  soit,  je  fus  sensible  à  l'honnête  soin 
qu'il  prit  d'elfacer  dans  l'esprit  des  autres  et 
dans  le  mien  la  petite  honte  que  j'avais  eue  ; 
et  douze  ou  quinze  ans  après  me  rencon- 
trant avec  lui  dans  diverses  maisons  de  Paris  , 
je  fus  tente  plusieurs  fois  de  lui  rappelT 
cette  anecdote  ,  et  de  lui  montrer  que  j'en 
gardais  le  souvenir.  Mais  il  avait  perdu  le» 
yeux  depuis  ce  temi)s-là.  Je  craignis  de 
renouveler  ses  regrets  en  lui  rappelant  l'usaga 
qu'il  en  avait  su  faire  ,  et  je  me  tus. 

Je  touche  au  moment  qui  com-nence  à 
lier  mon  existence  passée  avec  la  présente. 
Quelques  amitiés  de  ce  temps-là  ,  prolongées 
jusqu'à  celui-ci  ,  me  sont  devenues  bien  pré- 
cieuses. Elles  m'ont  souvent  fait  regretter 
cette  heureuse  obscurité  où  ceux  qui  se  di- 
saient mes  auiis  l'étaient  et  m'aimaient  pour 
moi  ,  par  pure  bienveillance  ,  non  par  la 
vanité  d'avoir  des  liaisons  avec  un  homme 
cqnnu  ,  ou  par  le  désir  secret  de  trouver  ainsi 
plu5  d'occasions  de  lui  nuire.  C'est  d'ici  quo 
je  date  ma  première  connaissance  avec  mon 
vieux  ami  GavJJccouri  qui   m'est    toujours 

E4 


yô       LES     COl^FESSIONî?. 

resté  ,  n!alj»té  les  cflbits  qu'on  a  faits  ponrmo 
l'ôter.  Toujours  reste  !  non.  Hélas  je  viens  de 
le  perdre.  Mais  il  n'a  cessé  de  m'aimer  qu'éa 
cessant  de  vivre  ,  et  notre  aiuilié  n'a  fini 
qu'avec  lui.  M.  de  Gaiijfccourt  était  un  des 
hoiuuics  les  plus  aimables  qui  aient  existé. 
Il  était  impossible  de  le  voir  sans  l'aimer, 
et  de  vivre  avec  lui  sans  s'y  attacher  tout-â- 
fait.  Je  n'ai  vu  de  ma  vie  une  physionomie 
plus  ouverte,  plus  caressante  ,  qui  eiit  plus 
de  sérénité  ,  qui  marquât  plus  de  sentiment 
et  d'esprit  ,  qui  inspirât  plus  dje  confiance." 
Quelque  réservé  qu'on  pût  être  ,  on  ne  pou- 
vait dès  la  première  vue  se  défendre  d'êtra 
aussi  familier  avec  lui  que  si  on  l'eût  connu 
depuis  vingt  ans  :  et  moi  qui  avais  tant  do 
peine  d'être  à  mon  aise  avec  les  nouveaux 
visages  ,  j'y  fus  avec  lui  du  premier  iiMjment. 
Son  ton  ,  son  accent  ,  sou  propos  accompa- 
gnaient parfcTitemcnt  sa  physionomie.  Le  sou 
dosa  voix  était  net,  plein  ,  bien  timbré;  un© 
belle  voix  de  basse  ,  étoflée  et  mordante  ,  qui 
remplissait  l'oreille  ,  et  sonnait  au  cœur.  Il  est 
■impossible  d'avoir  une  gaieté  plus  égale  et 
plus  douce  ,  des  grâces  plus  vraies  et  plus 
simples  ,  des  talcns  plus  naturels  et  cultivés 
avec  plus  de  goût.  Joignez  «  cela  un  cœur 


L  I  V  R  E     V.  77 

aimant  ,    mais  aimant  un  peu  trop  tout  le 
monde  ,  un  caractère  officieux  avec  peu  de 
choix  ,  servant  ses  amis  avec  zèle  ,  ou  plutôt 
se  fesant  l'ami  des  gens  qu'il  pouvait  servir  , 
et  sachant  faire  très-adroitemcut  ses  propres 
affaires  en  fesant  très-chaudement  celles  d'au- 
trui.  Gauffecourt  e'tait  tils  d'un  simple  hor- 
loger et  avait  e'té  horloger  lui-même  :  mais 
sa  figure  et  son  me'rite  l'appelaient  dans  une 
autre  sphère  où  il  ne  tarda  pas  d'entrer.  Il 
fit  connaissance  avec  M.  de  la  Closure  ,  rési- 
dent de  France  à  Genève, qui  le  prit  en  amitié. 
II  lui  procura  à  Paris  d'autres  connaissances 
qui  lui  furent  utiles  ,  et  par  lesquelles  il  par- 
vint à  avoir  la  fourniture  des  sels  du  Valais, 
qui  lui  valait  vingt  mille  livres  de  rente.  Sa 
fortune  ,  assez  belle,  se  borna  là  du  côte  des 
Lonunes  ,mais  du  côte  des  femmes  la  presse  y 
était  ;  il  eut  à  choisir ,  et  fit  ce  qu'il  voulut. 
Ce  qu'il  y  eut  de  plus  rare  ,  et  de  plus  hono- 
rable pour  lui ,  fut  qu'ayant  des  liaisons  dans 
tous  les  états,  il  fut  par-toulchéri  ,  recherché 
de  tout  le  monde,  sans  jamais  être  envié  ni 
haï  de  personne  ;  et  je  crois  qu'il   est  mort 
sans  avoir  eu  de  sa  vie  un  seul  ennemi.  Heu- 
reux honame!  Il  venait  tous  les  ans  aux  bains 
d'Aix  où  se   raseeuibic  la  bonne  corapaguic 

E  5 


78       LES     CONFESSIONS. 

des  pays  voisins.  Lie  avec  toute  la  noblesse 
de  Savoie  ,  il  venait  d'Aixà  Chauibe'ii  voir  le 
comte  de  Bellegarde  et  sou  père  le  uiarquis 
^^ Antrcmont ,  chez  qui  luamau  fit  et  ine  fit 
faire  connaissance  avec  lui.  Cette  connaissance 
qui  semblait   devoir  n'aboutir  à  rien  ,  et  fut 
nombre  d'années  interrompue  ,  se  renouvela 
dans  l'occasion  que  je  dirai ,  et  devint  un  véri- 
table attachement.  C'est  assez  pour  m'autoriscr 
à  parler  d'un  ami  avec  qui  j'ai  été  si  étroite- 
ment lié  :  mais  quand  je  ne  prendrais  aucun 
intérêt  persounel  à  sa  mémoire  ,  c'était  un 
liomme  si  aimable  ,  et  si  heureusement  né  , 
que  pour  l'honneur  de  l'espèce  humaine  je 
la  croirais  toujours  bonne   à  conserver.  Cet 
homme   si  charmant  avait  pourtant  ses  dé- 
fauts ,  ainsi  que  les  autres  ,  cojnme  on  pourra 
voir  ci-après  ;   mais  s'il   ne  les  eût  pas  eus, 
peut-c'lro  ciit-il   été  nu)ins  aimable.   Pour  le 
rendre  intéressant  autant  (ju'il  pouvait  l'être  , 
il  fallait  qu'on  eût  quelque  chose  à  lui  par- 
donner. 

Une  autre  liaison  du  même  temps  n'est  pas 
éteinte,  et  me  leurre  encore  de  cet  espoir  du 
bonheur  temporel  qui  meurt  si  dilhcilcuient 
dans  le  cœur  de  Ihomme.  jNI.  de  Coiiz'c  , 
gouliihomuic  savoyard  ,  ulors  jcuuc  et  aima- 


LIVRET.  79 

ble,  evit  la  fantaisie  d'apprendre  la  musique, 
ou  plutôt  de  faire  coiuiaissaiiee  avec  celui 
qui  l'enseignait.  Avec  de  l'cspiit,  et  du  goût 
pour  les  belles  conuaissances ,  ]M.  de  Conziê 
avait  une  douceur  de  cavactlne  qui  le  rendait 
très-liant,  et  je  l'étais  beaucoup  uioi-aiêuie 
pour  les  gens  en  qui  je  la  trouvais.  La  liaisou 
fut  bientôt  faite.  Le  germe  de  littérature  et 
de  philosophie  qui  coinnicnrait  à  fermenter 
dans  uia  tcle,  et  qui  n'attendait  qu'un  peu 
de  culture  et  d'émulation  pour  se  développer 
tout-à-fait,  les  trouvait  en  lui.  M.  de  Conziê 
avait  peu  de  diàposition  pour  la  musique  ; 
ce  fut  un  bien  pour  moi  :  les  heures  des 
leçons  se  passaient  à  toute  autre  chose  qu'à 
solder.  Nous  déjeûnions,  nous  causions, 
nous  lisions  quelques  nouveautés ,  et  pas  uu. 
mot  de  musique.  La  correspondance  de 
l'oUaire  avec  le  prince  royal  de  Prusse, 
iesait  du  bruit  alors  ;  nous  nous  cntreteuiou« 
souvent  de  ces  deux  hommes  célèbres,  dont 
l'un  depuis  peu  sur  le  trône  s'annonçait  dcjj, 
tel  qu'il  devait  dans  peu  se  montrer  ,  et  dont 
l'autre  ,  aussi  décrié  qu'il  est  admiré  main- 
tenant, nous  fcsait  plaindre  sincèrement  le 
malheur  qui  semblait  le  poursuivre  ,  et  qu'où 
voit  si  souvent  être    l'apanage    des    grands 

E  6 


«O       LES     CONFESSIONS, 

talens.  Le  prince  de  Prusse  avait  été  pen 
Heureux  dons  sa  jeunesse  ,  et  P'oltaire 
semblait  fait  pour  ne  l'être  jamais.  L'intérêt 
^  que  nous  prenions  à  l'un  et  à  l'autre  s'é- 
^  tendait  à  tout  ce  qui  s'y  rapportait.  Rien 
de  tout  ce  qu'écrivait  P'oltaire  ne  nous 
échappait.  Le  goût  que  je  pris  à  ces  lectures 
m'inspira  le  désir  d'apprendre  à  écrire  avec 
élégance  ,  et  de  tâcher  d'imiter  le  beau  coloris 
de  cet  auteur  dont  j'étais  encljanté.  (Quelque 
temps  après  parurent  s.s  lettres  philosophi- 
ques ;  quoiqu'elles  ne  soient  assurément  pas 
sou  meilleur  ouvrage,  ce  fut  celui  qui  m'attira 
le  plus  vers  l'étude,  et  ce  goût  uaissaul  ne 
s'éteignit  plus  depuis  ce  temps-là. 

Mais  le  moment  n'était  pas  venu  de  m'y 
livrer  tout  de  bon.  Il  me  restait  encore  une 
humour  un  peu  volage,  un  désir  d'aller  et 
venir  qui  s'était  plutôt  borné  qu'éteint,  et 
que  nourrissait  le  train  de  la  maison  de  Mme. 
de  /farciis  ,  trop  bruyant  pourmon  iuuneur 
solitaire,  ("e  tas  d'ijiconnus  qui  lui  affluaient 
journellement  lie  toutes  parts,  et  la  persuasion 
où  j'étais  que  ces  gens-là  ne  cherchaient  qu'à 
la  duper  chacun  h  sa  manière,  me  fesaieut 
un  vrai  tourment  de  mon  habitation.  Depuis 
^u'ayaut  succédé  à   Claude  Anet  dans  la 


L  I  V  R  E     V.  Sr 

confidence  de  sa  maîtresse  je  suivais  de  plus 
près  l'état  de  ses  affaires  ,  j'y  voyais  uu  progrès 
en  mal  dont  j'étais  effrayé.  J'avais  cent  fois 
remontré,  prié,  pressé,  conjuré  ,  et  toujours 
inutilement.  Je  m'étais  jeté  à  ses  pieds ,  je  lui 
avais  fortement  représenté  la  catastrophe  qui 
la  menaçait,  je  l'avais  vivement  exhortée  à 
réformer  sa  dépense,  à  commencer  par  moi, 
à  souffrir  plutôt  un  peu  tandis  qu'elle  était 
encore  jeune,  que,  multipliant  toujours  ses 
dettes  et  ses  créanciers,  de  s'exposer  sur  ses 
vieux  jours  à  leurs  vexations  et  à  la  misère. 
Sensihle  à  la  sincérité  de  mon  zèle  elle  s'at- 
tendrissait avec  moi,  et  me  promettait  les 
plus  belles  choses  du  monde.  Un  croquant 
arrivait-il  ?  à  l'iustant  tout  était  oublié.  Après 
mille  épreuves  de  l'inutilité  de  mes  remon- 
trances, que  me  rcstait-il  à  faire  que  de 
détourner  les  yeux  du  mal  que  je  ne  pouvais 
prévenir  ?  Je  m'éloignais  de  la  maison  dont 
je  ne  pouvais  garder  la  porte  ;  je  fesais  de 
petits  voyages  à  Nion  ,  à  Genève,  à  Lyon, 
qui  lu'étourdissant  sur  ma  peine  secrète,  eu 
augmentaient  en  même -temps  le  sujet  par 
ma  dépense.  Je  puis  jurer  que  j'en  aurais 
souffert  tous  les  retranchemens  avec  joie,  si 
mamau  eût  vraimeut  profité  de  cette  épargne; 


82       LES     CONFESSIONS. 

mais  certain  que  ce  que  ;e  me  refusais  passait 
à  des  fripons,  j'abusais  de  sa  facilité  pour 
partager  avec  cuv  ;  et  comme  le  chien  qui 
revien  t  de  la  houclicric  ,  j 'emportais  mon  lopin 
du  morceau  que  je  n'avais  pu  sauver. 

Les  pre'tcxles  ne  uie  manquaient  pas  pour 
tous  CCS  voyages,  et  maman  seule  m'en  eût 
fourni  de  reste,  tant  elle  avait  par-tout  de 
liaisons,  de  négociations,  d'allaircs,  de  com- 
missions à  donner  à  quelqu'un  de  sûr.  Elle 
ne  demandait  qu'à  m'cnvoyer  ,  je  ne  deman- 
dais qu'à  aller  ;  cola  ne  pouvait  manquer  de 
faire  une  vie  assez  ambulante.  Ces  voyages 
me  mirent  à  portée  de  faire  quelques  bonnes 
coniiaisïances  qui  m'ont  été  dans  la  suite 
agréables  ou  utiles;  entr'autres  à  Lyon  celle 
de  M.  Perrichoii  ,  que  je  me  reproche  de 
n'avoir  pas  assez  cultivé  ,  vu  les  bontés  qu'il 
a  eues  pour  moi  ;  celle  du  bon  Parisotàoxi\i 
je  parlerai  dans  son  temps  ;  à  Grenoble  celles 
de  ^ln\ç.  Dey  liens'  ti  de  Mme.  la  présidente 
de  Bardoiimiche  ^  femme  de  beaucoup  d'es- 
prit, et  qui  m'eût  pris  en  amitié  si  j'avais  été 
à  portée  de  la  voir  plus  souvent  ;  à  Genève 
celle  de  M. de  la  Closure  résident  de  France, 
qui  me  parlait  souvent  de  ma  mers  dont , 
malgré  la  mort  et  le  temps,  sou  coeur  n'avait 


LIVRE    T.  85 

jju  se  deprendre  ;  celle  des  deux  Barillot, 
dont  le  père,  qui  m'appelait  son  petit-fils, 
cîait  d'une  société'  tiès-aimable  ,  et  l'un  de^ 
plus  dit^nes  liotnmes  que  j'aie  jamais  connus. 
Durant  les  troubles  de  la  republique  ,  ces 
deux  citoyens  se  jetèrent  dans  les  deux  partis 
contraires  ;  le  fils  dans  celui  de  la  bour- 
geoisie, le  père  dans  celui  des  niaj^islrats , 
et  lorsqu'on  prit  les  armes  en  ijSy,  je  vis, 
étant  à  Genève,  le  père  et  le  fils  sortir  armés 
de  la  même  mafisou  ,  l'un  pour  monter  à 
Thôtel-dc-villc  ,  l'autre  pour  se  rendre  à  sou 
quartier  ,  surs  de  se  trouver  deux  heures 
après  l'un  vis-à-vis  de  l'autre,  exposés  à 
s'entr'c'gorger.  Ce  spectacle  affreux  me  fit  une 
impression  si  vive  que  je  jurai  de  ne  tremper 
jamais  dans  aucune  guerre  civile,  et  de  ne 
soutenir  jamais  au-dcdans  la  liberté  par  les  ~ 
armes  ,  ai  de  ma  personne  ni  de  mon  aveu, 
si  jamais  je  rentrais  dans  mes  droits  de  ci- 
toyen. Je  me  rends  le  témoignage  d'avoir 
tenu  ce  serment  dans  une  occasion  délicate  ; 
et  l'on  trouvera,  du  moins  je  le  pense,  que 
cette  modération  fut  de  quelque  prix. 

Mais  je  n'en  étais  pas  encore  à  cette  pre- 
mière feimcntation  de  patriotismeque Genève 
eu  armes  excita  dans  uioa  eœur.  Ou  jugera 


84       LES     CONFESSIONS. 

combien  j  eu  étais  loin  par  un  fait  tiès-grave 
a  ma  charge,  que  ;'al  oublie'  Je  mettre  à  sa 
place  et  qui  ue  doit  jias  f'trc  om  s. 

Mon  oncle  Bernard  était  depuis  quelques 
atmées  passé  dans  la  Caroline  pour  y  faire 
bâtir  la  ville  de  Cliarlcs!to\vn  dont  il  avait 
donné  le  plan.  11  y  mourut  peu  aprcs  ;  mon. 
pauvre  cousin  était  aussi  mort  au  service  du 
roi  de  Prusse,  et  ma  tante  perdit  ainsi  son 
fils  et  son  mari  presque  en  mème-tcmps.  Ces 
pertes  récliaulfcrent  un  pou  son  amitié  pour 
le  plus  proche  parent  qui  lui  restât  et  qui 
était  moi.  Quand  j'allais  à  Genève,  je  logeais 
chez  elle,  et  je  m'amusais  à  fureter  et  feuil- 
leter les  livres  et  papiers  que  mon  oncle 
avait  laissés.  J'y  trouvai  beaucoup  de  pièces 
curieuses  et  des  lettres  dont  assurément  ou 
ne  se  douterait  pas.  Ma  tante,  qui  fesait  peu 
de  cas  de  ces  papera.'îses  ,  m'eût  laissé  tout 
emporter  si  j'avais  voulu.  Je  me  contentai 
de  deu\  ou  trois  livres  commentés  de  la 
main  de  mon  grand-pcrc  Bernard  le  mi- 
nistre ,  et  entr'autrcs  les  œuvres  posthumes 
de  Rohault  in-quarto  ,  dont  les  marges 
étaient  pleines  d'excellentes  scolies  qui  me 
Ijrent  aimer  les  mathématiques.  Ce  livre  est 
resté  parmi  ceux  de  Mme.  de  Tf'arcns  \  )'ai 


L   I  V  R  E    V.  85 

toujours  été  fâché  de  ne  l'avoir  pas  gardé,' 
A  ces  livres  Je  joignis  cinq  ou  six  mémoires 
manuscrits,  et  un  seul  imprimé,  qui  était 
du  fameux  Micheli  Ducret ,  homme  d'un 
grand  talent  ,  savant  éclairé  ,  mais  trop 
remuant  ,  traité  bien  cruellement  par  les 
magistrats  de  Genève,  et  mort  dernièrement 
dans  la  forteresse  d'Arberg  où  il  était  en- 
fermé depuis  longues  années  ,  pour  avoir  , 
disait- ou,  trempé  dans  la  conspiration  de 
Berne. 

Ce  mémoire  était  une  critique  assez  judi- 
cieuse de  ce  grand  et  ridicule  plan  de  fortifi- 
cation qu'on  a  exécuté  en  partie  h  Genève, 
a  la  grande  risée  des  gens  du  métier,  qui  ne 
savent  pas  le  but  secret  qu'avait  le  Conseil 
dans  l'exécution  de  cette  magnifique  entre- 
prise. M.  Micheli  ,  ayant  été  exclu*  de  la 
chambre  des  fortifications  pour  avoir  blâmé 
ce  plan  ,  avait  cru  ,  commemembre  des  Deux- 
cents,  et  même  comme  citoyen,  pouvoir  ea 
dire  sou  avis  plus  au  long  ;  et  c'était  ce  qu'il 
avait  fait  par  ce  mémoire  qu'il  eut  l'impru- 
dence de  faire  imprimer,  mais  non  pas  pu- 
blier ;  car  il  n'en  fît  tirer  que  le  nombre 
d'exemplaires  qu'il  envoyait  aux  Deux-cents, 
ctc[ui  furent  tous  iutcrcepUcs  à  la  poste  par 


86       LES     CONFESSIONS. 

ordre  du  petit  Conseil.  Je  trouvai  ce  me'inoire 
parmi  les  papiers  de  mon  oncle,  avec  la  ré- 
ponse qu'il  avait  été  chargé  d'y  faire  ,  et  j'em- 
portai l'un  et  l'autre.  J'avais  fait  ce  voyage 
peu  après  ma  sortie  du  cadastre,  et  j'étais 
demeuré  eu  quelque  liaison  avec  l'avocat 
CocceUi  qui  en  était  le  chef.  Quelque  temps 
après  ,  le  directeur  de  la  douane  s'avisa  de  me 
prier  de  lui  tenir  un  enfant ,  et  me  donna  ma- 
dame ('occelli  pour  counutro.  Les  houjicurs 
me  tournaient  la  létc  ;  et,  fier  d'appartenir 
de  si  près  à  M.  l'avocat ,  je  tâchais  de  faire 
l'important  pour  me  montrer  digne  de  cette 
gloire. 

Dans  cette  idée  ,  je  crus  ne  pouvoir  ricu 
faire  de  mieux  que  de  lui  faire  voir  mon  mé- 
moire imprimé  de  M.  MichcU ,  qui  réelle- 
ment était  une  pièce  rare,  pour  lui  prouver 
que  j'appartenais  à  des  notables  de  Genève 
qui  savaient  les  secrets  de  l'Etit.  Cependant, 
par  nue  demi-réserve  dont  j'aurais  piine  à 
rendre  raison  ,  je  ne  lui  inontrai  point  la  ré- 
ponse de  mon  oncle  à  ce  mémoire,  peut  - 
être  parce  qu'elle  était  manuscrite,  et  qu'il 
ne  fallait  à  M.  l'avocat  que  du  moulé.  Il 
sentit  pourtant  si  bien  le  prix  de  l'écrit  que 
j'eus  la  bêtise  de   lui   coniier,  que  je  ne  pus 


LIVRET.  g; 

jamais  le  ravoir  ni  le  revoir  ,  et  que  ,  bien 
convaincu  de  l'iniUilite'  de  mes  cB'orts  ,  je 
me  fis  un  mérite  de  la  chose  et  transformai 
ce  vol  en  pre'scnt.  Je  ne  doute  pas  un  moment 
qu'il  n'ait  hien  fait  valoir  à  la  cour  de  Turiu 
cette  pièce  ,  plus  curieuse  cependant  qu'utile , 
et  qu'il  n'ait  eu  grand  soin  de  se  faire  rem- 
bourser, de  manière  ou  d'autre,  de  l'argent 
qu'il  lui  en  avait  dû  coûter  pour  l'acque'rir. 
Hcureusenient,  de  tous  les  futurs  contingens, 
un  des  moins  probables  est  qu'un  jour  le  roi 
de  Sardaigne  assiégera  Genève.  Mais  ,  comme 
il  n'y  a  point  d'impossibilité  à  la  chose, 
j'aurai  toujours  h  reprocher  à  ma  sotte  vanité 
d'avoir  montré  les  plus  grands  défauts  de 
cette  place  à  son  plus  ancien  ennemi. 

Je  passai  deux  ou  tro^s  ans  de  cette  façon 
entre  la  musique,  les  magistères  ,  les  projets, 
les  voyages  ,  flottant  incessamment  d'une 
chose  à  l'autre  ,  cherchant  à  me  fixer  sans 
savoir  à  quoi  ,  mais  entraîné  pourtant  par 
degrés  vers  l'étude  ,  voyant  des  gv.ns  de  lettres, 
entendant  parler  de  littérature  ,  me  mêlant 
quelquefois  d'en  parler  moi-même,  et  pre- 
nant plutôt  le  jargon  des  livres  que  la  con- 
naissance de  leur  contenu.  Dans  mes  voj"a- 
gcsdcGeiicve,  j'allais  de  temps  eu  temps  voit 


88       LES     CONFESSIONS. 

en  passant  mon  ancien  bon  ami  M.  Simon , 
qui  fomentait  beaucoup  mon  émulation  nais- 
sante par  des  nouvelles  toutes  fraîches  de  la 
république  des  lettres,  tirées  de  Baillât  on 
de  Colomics.  Je  voyais  aussi  beaucoup  à 
Charabéri  un  jacobin  professeur  de  physique, 
bon  homtue  de  moine  dont  j'ai  oublié  lo 
nom,  et  qui  fcsait  souvent  de  petites  expé- 
riences qui  m'amusaient  extrêmement.  Je 
voulus,  à  son  exemple,  faire  de  l'encre  de 
sympathie.  Pour  cet  effet,  après  avoir  rempli 
tinc  bouteille  plus  qu'à  demi  de  chaux  vive  , 
d'orpiment  et  d'eau  ,  je  la  bouchai  bien.  L'ef- 
fervescence commença  presque  à  l'instant 
très-violcmmcnt.  Je  courus  à  la  bouteille 
pour  la  déboucher  ,  mais  je  n'y  fus  pas  à 
temps;  elle  me  sauta  au  visage  comme  une 
bombe.  J'avalai  de  l'orpiment,  de  la  chaux  ; 
j'en  faillis  mourir.  Je  restai  aveugle  plus  do 
si\  semaines  ,  et  j'appris  ainsi  à  ne  pas  me 
mêler  de  p'iysique  expérimentale  sans  en  sa- 
voir les  élcmens. 

Cette  aventure  m'arriva  mal-à-propos  pour 
ma  santé  qui  ,  depuis  quelque  temps,  s'alté- 
rait sensiblement.  Je  ne  sais  d'où  venait  qu'é- 
tant bien  conforme  [wr  le  coirre,etne  fesant 
d'excès  d'aucune  espèce,  je  déclinais  à  vu» 


T.  T  V  R  E    V.  ny 

d'oeil.  J'ai  mic  assez  bonne  quarrure,  la  poi- 
trine large,  mes  poumons  doivent  y  joutr  à 
l'aise;  cependant  j'avais  la  courte  haleine; 
)c  me  sentais  oppressé  ,  je  souj)irais  involon- 
tairement, j'avais  des  palpitations,  je  cra- 
chais du  sang;  la  fièvre  lente  survint  et  je 
n'en  ai  jamais  e'tc  bien  quitte.  Comment  peut- 
on  tomber  dans  cet  état  à  la  fleur  de  l'âge, 
sans  avoir  aucun  viscère  vicié  ,  sans  avoir 
rien  fait  pour  détruire  sa  santé  ? 

L'épée  use  le  fourreau  ,  dit-on  quelquefois. 
"Voilà  mon  histoire.  Mes  passions  m'ont  fait 
vivre  ,  et  mes  passions  m'ont  tué.  (^uellrs 
passions ,  dira-t-on  ?  Des  riens  :  les  choses  du 
monde  lespluspuériles,  mais  qui  m'affectaient 
comme  s'il  se  fut  agi  de  la  possession  d'/7é- 
77' ne  on  du  trône  de  lunivers.  D'abord  les 
femmes.  Quand  j'en  eus  une,  mes  sens  furent 
tranquilles,  mais  mon  cœur  ne  le  fut  jamais. 
JjCS  besoins  de  l'amour  inc  dévoraient  au  sein 
de  la  jouissance.  J'avais  une  tendre  vacrc  , 
une  amie  chérie,  mais  il  me  fallait  une  maî- 
tresse. Je  me  la  figurais  à  sa  place  ;  je  me  la 
créais  de  mille  façons  pour  me  donner  le 
changea  moi-même.  Si  j'avais  cru  tenir  ma- 
man dans  mes  l)ias  quand  je  l'y  tenais  ,  mes 
«ireintcs  n'auraient   pas  été    moins  vive». 


90       LES     C  O  N  F  E  S  S  I  O  N^  S. 

mais  tous  mes  désirs  se  seraient  c'tciuts;  j'au- 
rais sanglotié  de  tendresse  ,  mais  je  n'aurais 
pas  joui.  Jouir!  ce  sort  est-il  fait  pour  l'hoirk- 
mc  ?  Ah  !  si  jamais  une  seule  fois  eu  ma  vie 
j'avais  goûté  dans  leur  ple'uitnde  toutes  les 
dc'lices  de  l'amour,  je  n'imagine  pas  que  ma 
frêle  existence  y  eût  pu  suUire  ;  je  serais  mort 
sur  le  fait. 

J'étais  donc  brûlant  d'amour  sans  objet, 
et  c'est  peut-être  ainsi  qu'il  (-puise  le  plus. 
J'e'tais  inquiet,  tourmente  du  mauvais  ctat 
des  affaires  de  ma  pauvre  maman,  et  de  soa 
imprudente  conduite  qui  ne  pouvait  man- 
quer d'opérer  sa  ruine  totale  en  peu  de  temps. 
Ma  cruelle  jnjagination  ,  qui  va  toujours  au- 
devant  des  malLeurs  ,  me  montrait  celui-là 
sans  cesse  dans  tout  son  excès  et  dans  toutes 
ses  suites.  Je  me  voyais  d'avance  forcement 
se'parc  par  la  misère  ,  de  celle  à  qui  j'avais 
consacre  ma  vie  ,  et  sans  qui  je  n'en  pouvais 
jouir.  Yoilk  comment  j'avais  toujours  l'ainè 
agitc'c.  Les  désirs  etles  craiutesme  dévoraient 
alternativement. 

La  mu.sique  était  pour  moi  une  autre  pas- 
sion moins  fougueuse,  mais  non  moins  consu- 
mante par  l'ardeur  avec  laquelle  je  m'y  li- 
vrais ,  par  l'clude  opiniâtre  des  obscurs  livres 


L  I  V  R  E     V.  91 

de  Rameau  ,  par  mou  iavinciblc  obstination 
àvoviloircii  charger  ma  mémoire  qui  s'y  re- 
fusait toujours,  par  mes  courses  continuelles  , 
par  les  compilations  immenses  que  j'entassais, 
passant    très-souvent    à  copier  les  nuits  en- 
tières. Et  pourquoi  m'arréter  aux  choses  per- 
luauentes  ,   tandis  que  toutes   les  folies   qui 
passaient  dans  mou  inconstante  tête,  les  goûts 
fugitifs  duu  seul  jour,  nu  voyage,   un  con- 
cert, un  soupe,  une  promenade  à  faire,  un 
roman  à  lire,  une  comédie  à  voir,  tout  ce  qui 
était  le  moins  d'i  monde  prémédite  dans  mes 
plaisirs  ou  dans  mes  afl'aires,  devenait  pour 
luoi  tout  autant  de  passions  violentes   qui  , 
daris  leur  impétuosité  ridicule  ,  me  donnaient 
le  plus  vrai  tourment.  La  lecture  des  mal- 
heurs imaginaires  de   Cléveland  ,  faite   avec 
fureur  et  souvent  interrompue ,  m'a  fait  faire  , 
je  crois  ,  plus  de  mauvais  sang  que  les  miens. 
Il  y  avait  un  Genevois  nommé  ls\.  Bagiic- 
ret ,  lequel  avait  été  employé  sous  Pierre  le 
grand\  la  cour  de  Ilussic  ;  un  des  plus  vi- 
lains hommes  et  des   plus  grands  fous  que 
j'aie  jamais   vus,  toujours  plein     de  projets 
aussi  fous  que  lui  ,  qui  fcsait  tomber  les  mil- 
lions   comme  la  pluie  ,  et  à  qui  les  zéro  ne 
ceûtaient   ricu.   Cet  liotume,  étant  venu  à 


92       LES     CONFESSIONS. 

Cliambéri  pour  quelque  procès  au  sénat  ," 
s'tmpara  de  maman  comme  de  raison  ;  et 
pour  ses  tre'sors  de  zéro  qu'il  lui  prodiguait 
gf'iiéieuscnient  lui  tirait  ses  pauvres  ccus 
P  ècc  à  pièce.  Je  ne  Taïuiais  point  ,  il  ie 
voyait  ;  avec  moi  cela  n'est  pas  difficile  :  il 
n'y  avait  sorte  de  bassesse  qu'il  n'cmplovàt 
pour  me  cajoler.  Il  s'avisa  de  me  proposer 
d'apprendre  les  échecs  qu'il  jouait  un  peu. 
J'cssajai  presque  malgré  moi ,  et  après  avoir 
tant  bien  que  mal  appris  la  marche  ,  mou 
progrès  fut  si  rapide,  qu'avant  la  tin  de  la 
première  séance  ,  je  lui  donnai  la  tour  qu'il 
m'avait  donnée  eu  commençant.  11  ne  m'en 
fallut  pas  davantage  :  me  voilà  forcrnc  des 
échecs.  J'achète  un  échiquier  :  j'achète  le 
calabrois  ;  je  uiVii ferme  dans  ma  chambre, 
j'y  passe  les  jours  et  les  nuits  à  vouloir  ap- 
prendre par  cœur  toutes  les  parties  ,  à  les 
fourrer  dans  ma  tête  bon  gré  malgré,  à  jouer 
seul  sans  relâche  et  sans  tin.  j\près  deux  ou 
trois  mois  de  ce  beau  travail  et  d'efforts  inima- 
ginables, je  vais  au  café  ,  miaigre  ,  jaune,  et 
presque  hébété.  Je  m'essaye^  je  rejoue  avec 
M.  Bagiierct  :  il  me  bat  une  fois  ,  deux  fois  , 
vingt  fois  ;  tant  de  combinaisons  s'étaient 
brouillées  dans  ma  lêtc;  et  mou  imagination 

s'était 


L  I  V  R  E     V.  93 

s'était  si  bien  amortie,  que  je  ne  voyais  plus 
qu'un  nuage  devant  moi.  Toutes  les  fois 
qu'avec  Ite  livre  de  Philidor  ou  celui  de 
Stamnia  j'ai  voulu  m'exercer  à  étudier  des 
parties  ,  la  même  chose  m'est  arrivée  ;  et 
après  m'étrc  épuisé  de  fatigue ,  je  me  suis 
trouvé  plus  faible  qu'auparavant.  Du  reste  , 
que  j'aie  abandonné  les  échecs ,  ou  qu'ea 
jouant  je  me  sois  remis  eu  haleine,  je  n'ai 
jamais  avancé  d'un  cran  depuis  cette  pre- 
mière séance,  et  je  me  suis  toujours  retrouvé 
au  même  point  où  j'étais  en  la  finissant.  Jo 
m'exercerais  des  milliers  de  siècles,  que  j« 
finirais  par  pouvoir  donner  la  tour  à  Jia- 
giieretf  et  rien  de  plus.  Voilà  du  temps 
bien  employé  ,  direz-vous  !  Et  je  n'y  en  ai 
pas  employé  peu.  Je  ne  finis  ce  premier  es- 
sai que  quand  je  n'eus  plus  la  force  de  con- 
tinuer. Quand  j'allai  me  montrer  sortant  de 
ma  chambre  ,  j'avais  l'air  d'un  déterré ,  et 
suivant  le  même  train  je  n'aurais  pas  resté 
déterré  long-temps.  On.  conviendra  qu'il  est 
difficile  ,  et  sur-tout  dans  l'ardeur  de  la  jcu- 
Kiesse,  qu'une  pareille  tête  laisse  toujours  le 
corps  en  santé. 

L'altération  de  la  mienne  agit  sur  mou 
Lunicur,  et  tempéra  l'ardeur  de  mes  fantai- 

Aidmolns,  Tome  11.  .   F 


94       LES     CONFESSIONS. 

sles.  Me  sentant  afTaiblir ,  je  devius  plus 
tranquille  et  perdis  iiu  peu  la  fureur  des 
voyages.  Plus  sédentaire  ,  je  fus  pris  ,  non  de 
l'ennui ,  mais  de  la  mélancolie  ;  les  vapeurs 
succédèrent  aux  passions  ;  ma  langueur  de- 
vint tristesse  ;  je  pleurais  et  soupirais  à  pro- 
pos de  rien  ;  je  sentais  la  vie  méchapper  sans 
l'avoir  goûtée  ;  je  gémissais  sur  l'état  où  je 
laissais  ma  pauvre  maman ,  sur  celui  où  je 
la  voyais  prête  à  tomber  ;  je  puis  dire  que  la 
quitter  et  la  laisser  à  plaindre  était  mon 
unique  regret.  Enfin  je  tombai  tout-à-l'ait 
malade.  Elle  me  soigna  connue  jamais  mère 
n'a  soigné  son  enfant ,  et  cela  lui  lii  du  bieu 
^  elle-même,  en  fesant diversion  anx})ro)cts, 
et  tenant  écartés  les  projeteurs.  (Quelle  douce 
inort,si  alors  elle  fut  venue  !  Si  j'avais  peu 
goûté  les  biens  de  la  vie,  j'en  avais  peu  senti 
les  malheurs.  Mon  amc  paisible  pouvait  par- 
tir sans  le  sentiment  cruel  de  l'iujustice  des 
hommes  ,  qui  empoisonne  la  vie  et  la  mort. 
J'avais  la  consolation  de  me  survivre  dans 
la  meilleure  moitié  de  uioi-mcme  ;  c'était  à 
peine  mourir.  Sans  les  inquiétudes  que  j'avais 
sur  son  sort ,  je  serais  mort  comme  j'aurais 
pu  m'endormir;  et  ces  inquiétudes  même 
avaient  un  objet  aflectueux  et  teudre  qui  «n 


L  I  V  R  E     V.  9S 

tempérait  l'amer tume.  Je  lui  disais  :  "Vous 
Toilà  dépositaire  de  tout  mon  être;  faites  eu 
eu  sorte  qu'il  soit  heureux.  Deux  ou  trois 
fois  ,  quand  j'étais  le  plus  mal  ,  il  ni'airiva 
de  me  lever  dans  la  nuit  et  de  me  traîner  à 
sa  chambre  pour  lui  donner  sur  sa  conduite 
des  conseils,  j'ose  dire  pleins  de  justesse  et 
de  sens,  mais  oi^i  l'inte'rèt  que  je  prenais  à 
sou  sort  se  marquait  mieux  que  toute  autre 
chose.  Comme  si  les  pleurs  étaient  ma  nourri- 
ture et  mon  remède  ,  je  me  fortifiais  de 
ceux  que  je  versais  auprès  d'elle,  avec  elle  , 
assis  sur  son  lit ,  et  tenant  ses  mains  dans 
les  miennes.  Les  heures  coulaient  dans  ces 
entretiens  nocturnes  ,  et  je  m'en  retournais 
en  meilleur  état  que  je  n'étais  veuu  ;  content 
et  calme  dans  les  promesses  qu'elle  m'avait 
faites  ,  dans  les  espérances  qu'elle  m'avait 
donne'es ,  je  m'endormais  là-dessus  avec.  la 
paix  du  cœur  et  la  résignation  à  la  Provi- 
dence. Plaise  à  DiKO  qu'après  tant  de  sujets 
de  haïr  la  vie  ,  après  tant  d'orages  qui  ont 
agité  la  mienne,  et  qui  ne  m'en  font  plus 
qu'un  fardeau,  la  mort  qui  doit  la  terminer 
jîie  soit  aussi  peu  cruelle  qu'elle  me  l'ciitcté 
dans  ce  moment-là  ! 

A  force  de  soins ^  de   vigilance,  etd'ia- 

F  3 


96       LES     CONFESSIONS. 

croyables  peines  ,    elle  me  sauva  ;  et   il   est 
certain  qu'elle  seule  pouvait  me  sauver.  J'ai 
peu  de  foi  à  la   médecine    des    médecins  : 
mais  j'en  ai  beaucoup  à  celle  des  vrais  amis; 
les    choses  dout  notre  bonheur    dépend,  se 
font  toujours   beaucoup  mieux   que  tontes 
les  autres.  S'il  y  a  dans  la  vie  un  sentiment 
délicieux  j  c'est  celui   que  nous  éprouvâmes 
d'être  rendus  l'un  à  l'autre.  Notre    attache- 
ment mutuel  n'en  augmenta  pas  ,  cela  n'était 
pas  possible  ;  mais  il    prit  je  ne  sais  quoi  de 
plus  intime,  de  plus  touchant  dans  sa  grande 
simplicité.  Je  devenais  tout-à-fait  son  oeuvre, 
tout-à-fait   son   enfant,  et  plus   que  si   elle 
eût  été  ma  vraie  mère.  Nous  commencàmes- 
sans  y  sonj^er,  à  ne  plus  nous  sépare?,   l'uu 
de  l'autre  ,  à  mettre  en  quelque  sorte  toute 
notre  existence  en  commun  :  et  sentant  que 
réciproquement   nous  nous  étions    non-seu- 
lement  nécessaires  ,    mais    suffisans  ,    nous 
nous  accoutumâmes  à  ne  plus  pensera  riea 
d'étranger  à    nous  ,    à  borner    absolument 
notre  bonheur   et    tous    nos   désirs    à   cette 
possession  mutuelle  et  peut-être  unique  parmi 
les   humains  ,  qui  n'était  point  ,  comme    je 
l'ai  dit ,  celle  de  l'amour ,  mais  une  possession 
plus  essentielle  qui,  sans  tenir  aux  sens,  au' 


L  I  V  R  E     V.  97 

sexe  ,  à  l'âge  ,  à  la  figure  ,  tenait  h  tout  ce 
par  quoi  l'on  est  soi ,  et  qu'où  ne  peut  perdre 
qu'eu  cessant  d'être. 

A.  quoi  tint-il  que  cette  précieuse  cri^c  n'a- 
menât le  bonheur  du  reste  de  ses  jours  et  des 
miens  ?  Ce  ne  fut  pas  à  moi,  je  m'en  rends 
le  consolant  témoignage.  Ce  ne  fut  pas  non. 
plus  à  elle  ,  du  moins  à  sa  volonté.  Il  était 
ccrit  que  bientôt  l'invincible  naturel  repren- 
drait son  empire  ;  mais  ce  fatal  retour  ne  se 
fit   pas  tout  d'un  coup.  Il  y  eut,  grâces  au 
ciel  ,  un  intervalle;  court  et  précieux  inter- 
valle !  qui  n'a  pas  fini  par  ma  faute  ,  et  dont 
je  ne  me  reprocherai  pas  d'avoir  ma!  profite. 
Quoique  guéri  de  ma  grande  maladie  ,   je 
n'avais  pas   re|)ris   ma  vigueur.   Ma  poitrine 
n'était  pas  rétablie;  un  reste  de  fièvre  durait 
toujours  et  me  tenait  en  langueur.  Je  n'avais 
plus  de  goût  à  rien  qu'à  finir  mes  jours  près 
de  celle  qui  m'était  chère  ,  à  la   maintenir 
dans  SCS  bonnes  résolutions,  à  lui  faire  sentir 
en  quoi  consistait  le  vrai  charme  d'une    vie 
heureuse  ,    à  rendre   la    sienne   telle    autant 
qu'il  dépendait  de  moi  :  mais  je  voyais  ,  je 
sentais  même  que  ,  dans  xtne  maison  sombre 
et  triste,  la  continuelle  solitude  du  tête -à - 
Ule  deviendrait  à  la  fia  triste  aussi.  Le  re- 

¥  3 


9^       LES     CONFESSIONS. 

jncde  à  ce! a  se  présenta  comme  de  lui-incitie: 
Maman  m'avait  oidonu'J  le  lait  ,  et  voulait 
que  j'allasse  le  preiîdie  à  la  campagne.  J'y 
consentis,  pourvu  qu'elle  y  vînt  avec  moi. 
Il  n'en  fallut  pas  davantage  pour  la  de'ter- 
mlner  ;  il  ne  s'agit  plus  que  du  choix  du  lieu. 
Le  jardin  du  faubourg  n'était  pas  propre- 
ment î;  la  campagne,  entouié  de  maisons  et 
d'autres  jardins;  il  n'avait  point  les  attraits 
•l'une  retraite  champêtre.  D'ailleurs ,  après  la 
mort  d'^'z/f/,  nous  avions  quitte  ce  jardin 
pour  raison  d'économie,  n'ayant  plus  à  coeur 
d'y  tenir  des  plantes  ^  et  d'autres  vues  nous 
fesant  peu  regretter  ce  réduit. 

Pro6fant  maintenant  du  dégoiit  que  je  lui 
trouvai  pour  la  ville  ,  je  lui  proposai  de  l'a- 
bandonner tout-à-fait ,  et  de  nous  établir  dans 
•une  solitude  agréable  ,  dans  quelque  petite 
maison  assez  éloigiuk'^  pour  dérouter  les  im- 
portuns. Elle  l'eût  fait,  et  ce  parti  que  sou 
bon  ange'et  le  mien  me  suggéraient  ,  nouseùt 
vrais;  mblabîemcnt  assure  des  jours  heureux 
et  tranquilles,  jusqu'au  moment  où  la  mort 
devait  nous  séparer  :  mais  cet  état  n'était  pas 
celui  où  nous  étions  appelés.  Maman  devait 
éprouver  toutes  les  peines  de  l'indigence  et  du 
nial-étrc,  après  avoir  passe  savicdausTabou- 


LIVRET.  99 

danec  ,  pour  la  lui  faire  quitter  avec  moins 
de  regret  ;  et  moi,  par  un  assemblage  de  maux 
de  toute  espèce,  je  devais  être  un  jour  en 
exemple  à  quiconque,  inspiré  du  seul  amour 
du  bien  public  et  de  la  justice  ,  ose  ,  fort  de 
sa  seule  innocence  ,  dire  ouvertement  la  vérité 
aux  hommes  sans  s'étaycr  par  des  cabales,  sans 
s'être    fait  des  partis  pour  le  protégar. 

Une  malheureuse   crainte   la   retint.   Elle 
n'osa  quitter  sa  vilaine  maison  ,  de  peur  de 
fâche*-  le  propriétaire.  Ton  projet  de  retraite 
est  charmant,  me  dit-elle,    et  fort  de  mou 
goût;  mais  dans  cette  retraite  il   faut  vivre. 
En  quittant  ma  prison,  je  risque  de  perdre 
mon  pain  ;  et  quand  nous  n'eu   aurons  plus 
dans  les  bois  ,    il  en   faudra  bien    retourner 
chercber  à  la  ville.  Pour  avoir  moins  besoia 
d'y  venir  ,  ne  la    quittons    pas   tout-à-fait. 
Payons  cette  petite  pension  aucomtcdc  *  *  *  *^ 
pour  qu'il  me  laisse  la  mienne.    Cberchons 
quelque  réduit as-^ez  loin  delà  ville  pour  vivre 
en  paix  ,    et  assez  près  pour  y  revenir  toutes 
les  fois  qu'il  sera  nécessaire.  Ainsi  fut  fait. 
Après  avoir    un    peu    cherche  ,    nous  nous 
fixâmes  aux  Charmettes,  une  terre  de  INÎ.  de 
Conzn'h  la  porte  de.CUiambéri  ,  mais  rct:rf-e 
et  solitaire  comme  si  l'on  c'iait  à  cent  licuce. 


ïoo     LES     CONFESSIONS. 

Entre  deux  coteaux  assez  élevés  est  un  petit 
vallon  nord  et  sud  ,  au  fond  duquel  coule 
une  rigole  entre  des  cailloux  et  des  arbres.  Le 
long  de  ce  vallon   à  mi-côte   sont  quelques 
maisons  éparscs  ,  fort  aj^réables  pour  quicon- 
que aime  un  asile  un  peu  sauvage  et  retiré. 
Après  avoir  essayé  deux  ou  trois  dccesmai- 
sous  ,  nous  choisîmes  enfin  la  plus  jolie,  ap- 
partenant   à  un   gcntillionmie  qui   était   au 
service,  ajjpelé  ÏNL  Aolref.   La  maison  était 
très-logeable.  Au-devant  un  jardin  en    ter- 
rasse, une   vigne  an-dessns  ,  un    verger  au- 
dessous  ,  vis-à-vis   un  petit  bois    de  cliâtai- 
gnicrs,    une   fontaine  h  portée  ;  plus  hant  , 
dans  la  montagne  ,  des  prés  pour  IVntrcticii 
du  bétail  ;  ciiiin  tout  ce  qu'il  fallait  pour  le 
petit  ménage  champêtre  que  nousjr  voulions 
établir.  Autant  que   je   puis  me  rappeler  les 
temps  et  les  dates  ,  nous  en  prîmes  possession 
vers  la  fin  de  l'été  de  1736.  J'étais  transporté  lo 
prcmicrjourquenousy  couchâmes. O maman! 
dis-je  à  cette   chère   ainie  en   l'embrassant  et 
l'inondant  de  larmes  d'attendrissement  et  de 
joie  •,  ce  séjour  est  celui  du  bonheur  et  de  l'inuo- 
ccnce.  Si  nous  ne  les  trouvons  pas  ici  l'un  avec 
l'autre,  il  ne  les  faut  chcrclur  nulle  part. 

l'^iu  du  LÏ/iijuicme  Livre, 


L  I  V  R  E    V  I.  lor 

LIVRE  SIXIÈME. 

Hoc  erat  in   votis   ,•  modus  agri  non  ita 

magniis  , 
Uortus  iihi  ,  et  tecto  vicinus  aqnœ /uns  y 
Et  paululani  sih'ce  super  his  foret. 

»/  E  ne  puis  pas  ajouter  :  auctihs  atque. 
Di  melihs  fecére  y  mais  n'importe  ,  il  ne 
jn'en  fallait  pas  même  la  propiiétc  ;  c'était 
assez  pour  moi  de  la  jouissance  :  et  il  y  a 
long-tenis  que  j'ai  dit  et  senti  que  le  pro- 
priétaire et  le  possesseur  sont  souvent  deux 
personnes  très-différentes,  même  en  laissant 
à  part  les  maris  et  les  amans. 

Ici  commence  le  court  bonheur  de  ma 
TÎe  :  ici  viennent  les  paisibles  mais  rapides 
momens  qui  m'ont  donné  le  droit  de  dire 
que  j'ai  vécu.  Momens  précieux  et  si  regretés 
ah  !  recommencez  pour  moi  votre  aimable 
«ours  ;  coulez  plus  lentement  dans  mon 
souvenir  ,  s'il  est  possible  ,  que  vous  ne 
fîtes  réellement  dans  votre  fugitive  succes- 
sion. Comment  ferai-je  pourprolonj^er  àmoa 
gré  ce  récit  si  touchant  et  si  simple  ,  pour 


îoa     LES     CONFESSIONS, 

redire  toujours  les  mêmes  choses  et  n'en- 
nuyer pas  plus  mes  lecteurs  eu  les  répétant , 
tjue  je  ne  m'enuuyais  moi-niéine  en  les  re- 
commençant sans  cesse  ?  Encore  si  tout  cela 
consistait  en  faits,  en  actions  ,  en  paroles  , 
je  pourrais  le  décrire  et  le  rendre  ,  en  quelque 
façon  :  mais  comment  dire  ce  qui  n'était  ni 
dit  ni  fait,  ni  pensé  même,  mais  ,  goûté, 
mais  senti ,  sans  que  je  puisse  énoncer  d'autro 
objet  de  mon  bonheur  que  ce  sen-timent 
même.  Je  me  levais  avec  le  soleil  et  j'étais 
heureux  ;  je  me  promenais  et  j'étais  heureux  ; 
je  voyais  maman  et  j'étais  heureu-x  ,  je  la 
quittais  et  j'étais  heureux  ;  je  parcourais  les 
bois  ,  les  coteaux,  j'errais  dans  les  vallons  , 
je  lisais  ,  j'étais  oisif,  je  travaillais  au  jardin  , 
je  cueillais  les  fruits  ,  j'aidais  au  ménage, 
et  le  bonheur  me  suivait  par-tout  ;  il  n'était 
dans  aucune  chose  assignable,  il  était  tout 
eu  moi-même,  il  ne  pouvait  me  quitter  un 
seul  instant. 

Rien  de  tout  ce  qui  m'est  arrivé  durant 
cette  époque  chérie  ,  rien  de  ce  que  j'ai  fait, 
dit,  et  pensé  tout  le  tcms  qu'elle  a  duré, 
n'est  échappé  de  ma  mémoire.  Les  tems  qui 
précèdent  et  qui  me  suivent  me  reviennent 
par  iulcrvalles.  Je  me  les  rappelle  inégale- 


LIVRE    VI.  io3 

meut  et  confusément  ;  mais  je  me  rappelle 
celui-là  tout  entier  comme  s'il  durait  encore. 
Mon  imagination  qui  ,  dans  ma  jeunesse  , 
allait  toujours  en  avant  et  maintenant  rétro- 
grade ,  compense  par  ces  doux  souvenirs 
l'espoir  que  j'ai  pour  jamais  perdu.  Je  ne 
vois  plus  rieu  dans  l'avenir  qui  me  tente  ; 
les  seuls  retours  du  passé  peuvent  me  flatter  : 
et  CCS  retours  si  vifs  et  si  vrais  dans  l'époque 
dont  je  parle  ,  me  font  souvent  vivre  heu- 
reux malgré  mes  malheurs. 

Je  donnerai  de  ces  souvenirs  un  seul 
exemple  qui  pourra  faire  juger  de  leur  force 
et  de  leur  vérité.  Le  premier  jour  que  nous 
allâmes  coucher  aux  Charmettes  ,  maman 
était  en  chaise  à  porteurs  ,  et  je  la  suivais 
à  pied.  Le  chemin  monte  ,  elle  était  assez 
pesante  ;  et  craignant  de  trop  fatiguer  ses 
porteurs ,  elle  voulut  descendre  à-peu-près 
à  moitié  chemin  pour  faire  le  reste  à  pied. 
En  marchant  elle  vit  quelque  chose  de  bleu 
dans  la  haie,  et  me  dit  :  Voilà  de  la  pcr- 
Tencbc  encore  en  fleur.  Je  n'avais  jamais  vu 
de  la  pervenche,  je  ne  me  baissai  pas  pour 
l'examiner,  et  j'ai  la  vue  trop  courte  pour 
distinguer  à  terre  les  plantes  de  ma  hauteur. 
Je  jetui  sculcmcut  en  passant  un  coup-d'œijl 


104     LES     CONFESSIONS. 

sur  celle-là  :  et  pics  de  trente  ans  se  sont 
pasïies  sans  que  j'aie  revu  de  la  pervenche, 
ou  que  j'y  aie  fait  atteutiou.  Eu  1764  étant 
à  Crcssier  avec  mon  ami  !M.  du  Peyroii ,  nous 
ïnontions  une  petite  montagne  au  sommet 
de  laquelle  il  a  un  joli  salon  qu'il  appelle 
avec  raison  Belle-vue.  Je  commençais  alors 
d'herboriser  un  peu.  Eu  uionlant  et  regar- 
dant ]îarnii  les  buissons,  je  pousse  un  tri 
de  joie  :  Ah  !  voilà  de  la  pevienche  !  et 
c'en  était  en  effet.  JJii  Peyrou  s'aperçut  du 
transport  ,  mais  il  en  ignorait  la  cause  ;  il 
l'apprendra,  je  l'espère,  lorsqu'un  jour  il 
lira  ceci.  Le  Itcteur  peut  juger,  par  l'im- 
pres.-ion  d'un  .si  petit  objet  ,  de  celle  que 
m'ont  faite  tous  ceux  qui  se  rapportent  à 
la   même  époque. 

Opcndanl  l'air  de  la  campagne  ne  me 
rendit  point  ma  première  santé.  J'étais  lan- 
guissant ;  je  le  devins  davantage.  Je  ne  j)us 
supporter  le  lait,  il  fallut  le  quitter.  C'était 
aloi>  Va  mode  de  l'eau  pour  tout  remède  ; 
je  me  mis  à  l'eau,  et  si  peu  discrètement, 
qu'elle  faillit  me  guérir,  non  de  mes  maux, 
mais  de  la  vie.  Tous  les  matins  eu  me  levant 
j'allais  à  la  fontaine  avec  un  grand  gobelet, 
et  j'eu  buvais  succcssivcuicut,  eu  me  pr<.- 

ïiicnaiil , 


t  I  V  R  E    V  I.  io5 

Uieuaut  ,  la  valeur  de  deux  bouteilles.  Je 
quittai  tout-à-fait  le  vin  à  mes  repas.  L'eau 
que  je  buvais  était  uu  peu  crue  et  difficile 
à  passer,  comme  sont  la  plupart  des  eaux 
des  montagnes.  Bref,  je  fis  si  bien  ,  qu'eu 
moins  de  deux  mois  je  me  détruisis  tota- 
lement l'estomac  que  j'avais  eu  très -bon 
Jusqu'alors.  Ne  digérant  plus,  je  compris 
qu'il  ne  fallait  plus  espérer  de  guérir.  Dans 
ce  même  temps  il  m'arriva  un  accident  aussi 
singulier  par  lui-iuème  que  par  ses  suites, 
qui  ne  (iniront  qu'avec  moi. 

Un  malin  que  je  n'étais  pas  plus  mal  qu'à 
l'ordinaire,  en  dressant  une  petite  table  sur 
«on  pied,  je  sentis  daus  tout  luon  corps  une 
révolution  subite  et  presque  inconcevable. 
Je  ns  saurais  mieux  la  comparer  qu'à  uao 
espèce  de  tempête  qui  s'éleva  dans  mon  sang, 
et  gagna  daus  l'instant  tous  mes  uiembres. 
Mes  artères  se  uiirent  à  battre  d'une  si  grauda 
force,  que  non -seulement  je  sentais  leur 
Lattemcnt,  mais  que  je  l'entendais  luême,  et 
sur-tout  celui  des  carotides.  Un  grand  bruit 
d'oreilles  se  joignit  à  cela,  et  ce  bruit  était 
triple  ou  plutôt  quadruple,  savoir,  un  bour- 
donnement grave  et  sourd  ,  un  muruuire 
plus   clair  comme  d'une  eau  courante  ,  ua 

Mvnioires.  l'orne  II.  G 


ic6     LES     CONFESSIONS. 

sifTI'-iiicnt  très-aign,  et  le  battement  que  je 
viens  de  dii'e  ,  et  dont  je  pouvais  aisément 
compter  les  coups  sans  uic  tàtei-  le  pouls  ni 
tonclier  mon  corps  de  mes  mains.  Ce  bruit 
interne  était  si  grand,  qu'il  m'ôta  la  finesse 
d'ouïe  que  j'avais  auparavant,  et  me  rendit, 
mon  tout-à-fait  sourd,  mais  dur  d'oreille, 
comme  je  le  suis  depuis  ce  temps-là. 

On  peut  juger  de  ma  surprise  et  de  mon 
efîVoi.  Je  me  crus  mort  ;  je  me  mis  au  lit  ; 
le  médecin  fut  appelé  ;  je  lui  contai  mon. 
cas  en  frémissant  et  le  jugeant  sans  remède. 
Je  crois  qu'il  en  pensa  de  même,  mais  il  lit 
son  métier.  Il  m'eniila  de  longs  raisonnc- 
mens  où  je  ne  compris  rien  du  tout  ;  puis, 
eu  conséquence  de  sa  sublime  théorie  ,  il 
«omnienca  l'n  aiiiniâ  ri/i  la  cure  expéri- 
mentale qu'il  lui  plut  de  tenter.  Elle  était 
si  pénible,  si  dégoûtante,  et  opérait  si  peu, 
que  je  m'en  lassai  bientôt  ;  et  au  bout  de 
quelques  semaines,  voyant  que  je  n'étais  ni 
mieux  ni  pis,  je  quittai  le  lit  et  repris  ma 
vie  ordinaire,  avec  mon  battement  d'artères 
et  mes  bourdonnemens  qui ,  depuis  ce  temps- 
là  ,  c'est-à-dire,  depuis  trente  ans,  ne  m'ont 
pas  quitté  une  minute. 

J "avais  été  jusqu'alors  grand  dormeur.  La 


LIVRE     V  X;  107 

totale  privation  du  souimcil  ,  qui  se  joignit 
à  tous  ces  syujptôuies,  et  qui  les  a  constam- 
ment accouipagués  jusqu'ici,  acheva  de  me 
persuader  qu'il  me  restait  peu  de  temps  à 
vivre.  Cette  persuasion  me  tranquillisa  pour 
un  temps  sur  le  soin  de  j^uérir.  Ne  povivant 
prolonger  ma  vie,  je  résolus  de  tirer  du  pei* 
qu'il  m'en  restait  tout  le  parti  qu'il  était 
possible  ;  et  cela  se  pouvait  par  une  sin- 
gulière faveur  de  la  nature  qui,  dans  un  e'tat 
si  funeste  ,  m'exemptait  des  douleurs  qu'il 
semblait  devoir  m'attirer.  J'étais  importuné 
de  ce  bruit,  mais  je  n'en  souffrais  pas  :  il 
n'était  accompagné  d'aucune  autre  incom- 
modité habituelle  que  de  l'insomnie  durant 
les  nuits  ,  et  en  tout  temps  d'une  courte 
haleine  qui  n'allait  pas  jusqu'à  l'astlime,  et 
ne  se  lésait  sentir  que  quand  je  voulais  courir 
ou  agir  un  peu  fortement. 

Cet  accident,  qui  devait  tuer  mon  corps, 
ne  tua  que  mes  passions  ;  et  j'en  bénis  le 
ciel  chaque  jour  par  l'heureux  cUct  qu'il 
produisit  sur  mon  ame.  Je  puis  bien  dire 
que  je  ne  commençai  de  vivre  que  quand 
je  me  regardai  comme  un  homme  uiurt. 
])onnaMl  leur  véritable  prix  au\  choïcs  que 
j'allais  quitter,  je  comuiencai  de  m'occupcr 

G  a 


io8     LES     CONFESSIONS. 

de  soins  plus  nobles ,  comme  par  anticipation, 
sur  ceux  que  j'aurais  bientôt  à  remplir,  et 
que  j'avais  fort  négliges  jusqu'alors.  J'avais 
souvent  travesti  la  religion  à  ma  mode  ,  mais 
je  n'avais  jamais  été'  tout-à-fait  sans  religion. 
11  m'en  coûta  moins  de  revenir  à  ce  sujet  si 
triste  pour  tant  de  gens,  mais  si  doux  pour 
qui  s'en  fait  un  objet  de  consolation  et 
d'espoir.  Maman  me  fut  en  cette  occasion 
beaucoup  plus  utile  que  tous  les  théologiens 
ue  ine  l'auraient  été. 

Elle  qui  mettait  toute  chose  en  système, 
n'avait  pas  manqué  d'y  mettre  aussi  la  reli- 
gion ;  et  ce  s^'stéme  était  composé  d'idées 
très  -  disjjarates  ,  les  unes  très -saines,  les 
autres  très -folles,  de  scntiniens  relatifs  à 
son  caractère,  et  de  préjugés  venus  de  sou 
éducation.  En  général  les  croyansfont  Dilit 
comme  ils  sont  eux-mc)ncs  ;  les  bons  le  font 
bon  ;  les  méchans  le  font  méchant  :  les  dévots 
haineux  et  bilieux  ne  voient  que  l'enfer,  parce 
qu'Us  voudraient  damner  tout  le  monde  ; 
les  auies  aimantes  et  douces  n'y  croient  guère; 
et  l'un  des  élonncmcns  dont  je  ue  reviens 
point  est  de  voir  le  bon  Ftiielon  en  parler 
dans  son  Télcmaque,  comme  s'il  y  croyait 
tyut  de    bou    :  mais  j'espère   qu'il   mentait 


LIVRE     VI.  109 

alors  ;  car  cnliii  ,  quelque  véridiqne  qu'on 
soit,  il  faut  bien  mentir  qnelqucfoij  quand 
ou  est  évêque.  Maman  ne  mentait  pas  avec 
moi  ;  et  cette  arue  sans  fiel,  qui  ne  pouvait 
imaginer  un  Dieu  viiidicatit"  et  toujours  cour- 
roucé, ne  voyait  que  clémence  et  miséricorde 
où  les  dévots  ne  voient  que  justice  et  puni- 
tion. Elle  disait  souvent  qu'il  n'y  aurait  point 
de  justice  en  Dieu  d'être  juste  envers  nous, 
parce  que,  ne  nous  ayant  pas  donné  ce  qu'il 
faut  pour  l'être,  ce  serait  redemander  plus 
qu'il  n'a  donné.  Ce  qu'il  y  avait  de  bizarre 
était  que,  sans  croire  à  l'enfer,  elle  ne  laissait 
pas  de  croire  au  purgatoire.  Cela  venait  de 
ce  qu'elle  ne  savait  que  (aire  des  amcs  des 
médians,  ne  pouvant  ni  les  damner  ni  les 
mettre  avec  les  bons  jusqu'à  ce  qu'ils  le 
fussent  devenus  ;  et  il  faut  avouer  qu'en 
effet,  et  dans  ce  monde  et  dans  l'autre,  les 
inéchans  sont  toujours  bien  embarrasvans. 

Autre  bizarrerie.  On  voit  que  toute  la 
doctrine  du  péclié  originel  et  de  la  rédemp- 
tion est  détruite  par  ce  système  ,  que  la  base 
du  christianisme  vulgaire  en  est  ébranlée, 
et  que  le  catholicisme  au  moins  ne  peut  sub- 
sister. Maman  cependant  était  bonne  catho- 
lique ou  prétendait  rélrc,  et  il  est  siuqù'cll» 

G  i 


Iio      LES     C  O  A"  F  E  S  S  I  O  X  S. 

le  prêter)  cl  ait  de  très-bonne  foi.  11  lui  scmlilait 
qu'on  expliquait  trop  litle'ralcinent  et  trop 
durement  l'Ecriture.  Tout  ce  qu'on  y  lit  des 
toiirmens éternels  lui  paraissait  conuiiinaioirs 
ou  figuré.  La  mort  de  Ji:siis -(Christ  lui 
paraissait  un  exemple  de  charité  vraiment 
divine,  pour  apprendre  aux  hommes  h  aimer 
Dieu  et  à  s'aimer  cntr'eux  de  mcnie.  En  un 
mot,  fidclle  à  la  religion  qu'elle  avait  em- 
brassée ,  elle  eu  admettait  sincèrement  toute 
la  profession  de  foi  ;  mais  quand  on  venait 
ù  la  discussion  de  chaque  article  ,  il  se  trou- 
vait qu'elle  croyait  tout  aulroment  que 
l'église  ,  toujours  en  s'y  soumettant.  Elle 
avait  là-dessus  une  simplicité  de  cœur,  une 
franchise  plus  éloquente  que  des  ergotcries, 
et  qui  souvent  embarrassait  jusqu'à  son  con- 
fesseur; car  elle  ne  lui  déguisait  ricn..Tesuis 
bonne  catholique,  lui  disait-elle  ,  je  veux 
toujours  l'être-,  j'adopte  de  toutes  les  puis- 
sances de  mon  ame  les  décisions  de  la  sainto 
nicrc  église.  Je  ne  suis  pas  uiaitressc  de  ma 
foi ,  mais  je  le  suis  de  ma  volonté.  Je  la 
soumets  sans  réserve,  et  je  veux  tout  croire. 
Que    me  demandez-vous  de  plus  ? 

(^)uand  il  u'y  aurait   point  eu   de   morale 
chréticuuc,  je   crois  qu'elle  l'aurait  suivie, 


L  I  V  R  E     V  I.  171 

tant  elle  s'adaptait  bien  à  son  caractère.  Elle 
fc'sait  tout  ce  qui  était  ordonne  ;  mais  elle 
l'eut  fait  de  même  quand  il  n'aurait  pas  été 
ordonné.  Dans  les  choses  indiOéreutes  elle 
aimait  à  obéir  ;  et  s'il  ne  lui  eut  pas  été 
permis,  prescrit  même  de  faire  gras,  elle 
aurait  fait  maigre  entre  Dieu  et  elle,  sans 
que  la  prudence  eut  eu  besoin  d'y  entrer 
pour  rien.  Mais  toute  cette  morale  était  su- 
bordonnée aux  jDriiicipes  de  M.  de  Tavcl ^ 
ou  plutôt  elle  prétendait  n'y  rien  voir  de 
contraire.  Elle  eût  couché  tous  les  jours  avec 
vingt  hommes  en  repos  de  conscence,  et 
sans  même  en  avoir  plus  de  scrupule  que 
de  désir.  Je  sais  que  force  dévotes  ne  sont  pas 
sur  ce  point  plus  scrupuleuses  ;  mais  la 
didérencc  est  qu'elles  .sont  séduites  parleurs 
passions,  et  qu'elle  ue  l'était  que  par  ses 
sophismcs.  Dans  les  conversations  les  plus 
touchantes,  et  j'ose  dire  les  plus  édifiantes, 
clic  fut  tombée  sur  ce  point  saus  changer  ni 
d'air  ni  de  ton  ,  sans  se  croire  eu  contra- 
diction avec  elle-même.  Elle  l'eût  mémo 
interrompue  au  besoin  pour  le  fait,  et  puis 
l'eût  re|)risc  avec  la  même  sérénité  qu'aupa- 
ravant ;  tant  elle  était  intimement  persuadée 
çuc  tout  cela  n'élait  qu'une  maviuic  de  police 

G  4 


113      LES     CONFESSIONS. 

sociale  ,  dont  toute  personne  sensée  pouvait 
faire  l'interprétation  ,  l'application  ,  l'ex- 
ception   selon   l'esprit  de  la  chose  ,  sans  le 

•  moindre  risque  d'ofi'cnser  Dieu.  Quoique 
sur  ce  point  je  ue  fusse  assurément  pas  de  sou 
avis,  j'avoue  que  je  n'osai*  le  couibattre  , 
honteux  du  rôle  peu  galant  qu'il  ui'eùt  fallu 
faire  pour  cela.  J'aurais  bien  cherché  d'éta- 
blir la  règle  pour  les  autres  ,  en  tâchant  de 
m'en  excepter;  mais  outre  que  son  tempé- 
rament prévenait  assez  l'abus  de  ses  principes, 
je  sais  qu'elle  n'était  pas  fcnuncà  prendre  lo 
change  ,  et  que  réciauicr  l'exception  pour 
moi  c'était  la  lui  laisser  pour  tous  ceux  qu'il 
lui  plairait.  Au  reste,  je  compte  ici  par 
occasion  cette  inconséquence  avec  les  autres, 

•  quoiqu'elle  ait  eu  toujours  peu  d'cflct  dans 
sa  coiuluite  ,  et  qu'alors  elle  n'en  eût  eu 
point  du  tout  ;  mais  j'ai  promis  d'exposer 
fidèlement  ses  principes  ,  et  je  veux  tenir 
cet  engagement  :  je  reviens  k  moi. 

Trouvant  en  elle  toutes  les  maximes  dont 
j'avais  besoin  pour  garantir  mou  nue  des 
terreurs  de  la  mort  et  de  ses  suites  ,  je  puisais 
avec  sécurité  dans  cette  source  de  confiance. 
Je  m'attachais  à  elle  plus  que  je  n'avais  jamais 
fait  ;  j'aurais  voulu  transporter  toute  en  cllo 


L  I  V  R  E     I  V.  ii3 

ma  vie  que  je  sentais  prcieà  m'abandonncr. 
De  ce  redouhleuieiitd'attaclicuient  pour  elle, 
delà  persuasion  qu'il  me  restait  peu  de  temps 
à  vivre ,  de  ma  profonde  se'curité  sur  moa 
sort  à  venir,  résultait  un  état  habituel  très- 
calme  ,  et  sensuel  même ,  en  ce  qu'amortisïant 
toutes  les  passions  qui  portent  au  loin  nos 
craintes  et  nos  espérances  ,  il  me  laissait  jouir 
sans  inquiétude  et  sans  trouble  du  peu  de 
jours  qui  m'étaient  laisses.  TJnc  chose  con- 
tribuait à  les  rendre  plus  agréables  ;  c'était  le 
soin  de  nourrir  sou  goût  pour  la  campagne 
par  tous  les  ainusemens  que  j'y  pouvais 
rassembler.  En  lui  fesant  aimer  sou  jardin  , 
sa  basse-cour,  ses  pigeons,  ses  vaches,  )0 
m'affectionnais  moi-même  à  tout  cela;  et  ces 
petites  occupations  qui  roiiplissaieiit  ma 
journée  sans  troubler  ma  tranquillité  ,  me 
valurent  mieux  que  le  laitet  tous  les  remèdes 
pour  conserver  ma  pauvre  machine  ,  et  la 
rétablir  même  autant  que  cela  se    pouvait. 

Les  vendanges  ,  la  récolte  des  fruits  nous 
arauscrcnt  le  reste  de  cette  année  ,  et  nous 
attachèrent  de  plus  en  plus  à  la  vie  rustique 
au  milieu  des  bonnes  gcus  dont  nous  étions 
entourés.  Nous  vîmes  arriver  l'hiver  avec 
grand  rcgr>.t,  et  nous  retournâmes  à  !a  vilU 

G    5 


114      LES     CONFESSIONS. 

connue  nous  serions  allésen  exil  ;  moi  sur-tont 
qui,  doutant  de  revoir  le  printemps,  croyais 
dire  adieu  pour  toujours  aux  Charmettes.  Je 
ne  les  quittai  pas  sans  baiser  la  terre  et  les 
arbres,  et  sans  me  retourner  plusieurs  fois 
en  m'en  éloignant.  Ayant  quitté  depuis  long- 
temps mes  écolicres,  ayant  perdu  le  goût  dis 
amuscmcus  et  des  sociétés  de  la  ville  ,  Je' 
ne  sortais  plus  ,  ]c  ne  voyais  plus  personne  , 
•sceptc  maman  et  M.  Salomôn  devenu 
depuis  peu  son  médecin  et  le  mien  ,  lionnclc 
homme  ,  hoiniue  d'esprit  ,  grand  cartésien, 
qui  parlait  assez  bien  du  système  du  mou- 
de  ,  et  dont  les  eutrelicns  agréables  et 
instructifs  me  valurent  mieux  que  tontes 
ses  ordonnances.  Je  n'ai  jamais  pu  sup- 
poiter  ce  sot  et  niais  remplissage  des  con- 
versations ordinaires  ;  mais  des  conversations 
utiles  et  solides  m'ont  toujours  fait  grand 
plai.'^ir  ,  et  je  ne  m'y  suis  jamais  refusé. 
Je  pris  beaucoup  de  goût  à  celles  de  :M. 
Saloiiion  /  il  me  semblait  que  j'anlieijiais 
avec  lui  sur  ces  hautes  connaissances  que 
mon  ame  allait  acquérir  quand  elle  aurait 
perdu  ses  entraves.  Ce  goût  que  j'avais  pour 
lui  s'e'tendit  aux  sujets  qu'il  traitait,  et  je 
commençai  de  rechercher  les  li\res  qui  pou- 


L  I  V  R  E     V  I.  3iê 

valent  m'aider  îi  le  mieux  entendre.  Ceux 
qui  mêlaient  la  dévotion  aux  sciences ,  m'e'- 
taient  les  plus  convenables  ;  tels  étaient 
particulièrement  ceux  de  l'Oratoire  et  de 
Port-royal,  Je  me  mis  à  les  lire  ou  plutôtà 
les  dévorer.  Il  m'en  tomba  dans  les  mains 
un  du  iVcve  Lami  ,  intitulé  Entretiens  sur 
les  sciences.  C'était  une  espèce  d'introduction 
à  la  connaissance  des  livres  qui  en  traitent. 
Je  le  lus  et  relus  cent  fois  ;  je  résolus  d'ea 
faire  mon  guide.  Enfin  je  me  sentis  entraîné 
peu-à-pcu  uialgré  mon  état,  ou  plutôt  par 
mon  état  vers  l'étude  avec  une  force  irrésis- 
tible ;  et  tout  en  regardant  cliaque  jour 
comme  le  dernier  de  mes  jours,  j'étudiais 
avec  autant  d'ardeur  qne  si  j'avais  dû  tou- 
jours vivre.  On  disait  que  cela  me  fesait  du 
mal  ;  je  crois  ,  moi ,  que  cela  me  fit  du  bien  , 
et  non-seulement  à  mon  ame  ,  mais  à  uiou 
corps  ;  car  cette  application  pour  laquelle 
je  me  passionnais  me  devint  si  délicieuse  , 
que  ,  ne  pensant  plus  à  mes  maux  ,  j'en  étais 
beaucoup  moins  afïecté.  Il  est  pourtant  vrai 
que  rien  ne  me  procurait  un  soulagement 
réel;  mais  n'ayant  pas  de  douleurs  vives ,  j« 
m'accoutumais  à  languir,  à  ne  pas  doruiir, 
à  penser  au-Iieu  d'agir  ,  et  enfin  àregarder  U 

G   6 


1  î  6     LES     CONFESSIONS. 

dëpcrisseineiit  successif  et  lent  de  ma  inachine 
comme  un  progrès  iiicvilablc  que  la  mort 
seule  pouvait  arrêter. 

Non-seulement  cette  opinion  me  détacha 
de  tous  les  vains  soins  de  la  vie  ,  mais  eJb  roe 
de'livra  de  rimportun' t(!desrcinèdes  auxquels 
on  m'avait  jusqu'alors  soumis  malglé  moi. 
Salomon  ,  convaincu  que  ses  drogues  ne  pou- 
vaient me  sauver  ^  u\\n  épargna  le  dcboire  , 
et  se  contenta  d'amuser  la  douleur  de  ma 
pauvre  maman  avec  quelques-unes  de  ces 
ordonnances  indiflerentes  qui  leurrent  l'es- 
poir du  malade  et  maintiennent  le  crc'dit  du 
médecin.  Je  quittai  l'étroit  régime  ,  Je  repris 
l'usage  du  vin  ,  et  tout  lo  train  de  vie  d'un 
homme  en  santé  selon  la  mesure  d©  nu's 
forces  ,  sobre  sur  toute  chose  ,  mais  ne  uj'abf- 
tcnantde  rien.  Je  sortis  mcuic  etrcconuucurai 
d'aller  voir  mes  connaissances  ,  sur-tout  M.  de 
CoTizi'é  dont  le  commerce  me  plaisait  fort. 
Enfin  ,  soit  qu'il  me  parut  beau  d'apprendre 
jusqu'à  ma  dernière  heure  ,  soit  qu'un  reste 
d'espoir  de  vivre  se  cacbàt  au  fond  de  mou 
cœur,  l'aîtenlc  de  la  mort,  loin  de  ralentir 
mon  goût  pour  l'étude  ,  semblait  Tr-nimcr  ; 
et  je  me  pressais  d'amasser  un  peu  d'acquis 
pour  l'autre  monde  ,   comme  si  j'avais  cru 


L  I  V  R  E     V  I.  717 

v\'  avoir  que  celui  que  j'aurais  emporte.  Je 
pris  en  afl'ecliou  la  boutique  d'iui  libraire 
appelé  Bouchard  ^  où  se  rendaient  quelques 
gens-de-lettres  ;  et  le  printemps  que  j'avais 
cru  ne  pas  revoir  étant  proche  ,  je  m'assortis 
de  quelques  livres  pour  les  Charmettes  ,  en 
cas  que  j'eusse  le   bonheur  d'y  retourner. 

J'eus  ce  bonheur,  et  j'en  profitai  de  mon 
mieux.  La  joie  avec  laquelle  je  vis  les  pre- 
miers bourgeons  est  inexprimable.  Revoir  le 
printemps  était  pour  moi  ressusciter  en  pa- 
radis. A  peine  les  neiges  commençaient  à 
fondre  ,  que  nous  quittâmes  notre  cachot, 
et  nous  fûmes  assez  tôt  aux  Charmettes  pour 
y  avoir  les  prémices  du  rossignol.  Dcs-lors 
je  ne  crus  plus  mourir  ;  et  réGllemeut  il 
est  singulier  que  )e  n'ai  jamais  fait  de  grandes 
maladies  à  la  campagne.  J'y  ai  beaucoup 
soufiért  ,  mais  je  n'y  ai  jamais  été  alité.  Sou- 
vent j'ai  dit,  me  sentant  plus  mal  qu'à  l'or- 
dinaire :  quand  vous  me  verrez  prêt  à  mourir , 
portez-moi  à  l'ombre  d'un  chcne  5  je  vous 
promets  que  j'en  reviendrai. 

(Quoique  faible  je  repris  mes  fonctions 
champêtres  ,  mais  d'une  manière  propor- 
tionnée à  mes  forces.  J'eus  un  vrai  chagrin 
de  ne  pouvoir  faire  le  jardiu  tout  seul  j  mais 


ii8     LES     CONFESSIONS. 

quaud  j'avais  donné  six  coups  de  béclie  ^ 
j't'tais  hors  d'haleine,  la  sueur  me  ruisselait  , 
je  n'en  pouvais  plus.  Quand  j'étais  baissé, 
mes  batlemcns  redoublaient,  et  le  sang  nie 
montait  à  la  tête  avec  tant  de  force  ,  qu'il 
fallait  bien  vite  nie  redresser.  Contraint  de 
me  borner  à  des  soins  moins  faligans  ,  je  pris 
entre  autres  celui  du  colombier  ,  et  je  m'y 
afiectionnai  si  fort  ,  que  j'y  passais  souvent 
plusieurs  heures  de  suite  sans  m'ennuvcruu 
moment.  Le  pigeon  est  fort  timide  et  diffi- 
cile à  apprivoiser.  Cependant  je  vins  à  bout 
d'inspirer  aux  miens  tant  de  conhance,  qu'ils 
me  suivaient  par-tout  et  se  laissaient  prendre 
quaud  je  voulais.  Je  ne  pouvais  paraître  au 
jardin  ni  dans  la  cour  sans  en  avoir  à  l'ins- 
tant deux  ou  trois  sur  les  bras  ,  sur  la  tête  : 
et  enûn  malgré  le  plaisir  que  j'y  prenais,  ce 
cortège  me  devint  si  incommode,  que  je  fus 
oblige  de  leur  ôter  cette  familiarité.  J'ai  tou- 
jours pris  un  singulier  plaisir  à  apprivoiser 
les  animaux  ,  sur-tout  ceux  qui  sont  crain- 
tifs et  sauvages.  Il  me  paraissait  chaïuiant  de 
leur  inspirer  une  coiiiiance  que  je  n'ai  jamais 
trompée.  Je  voulais  qu'ils  m'aimassent  en 
liberté. 

J'ai  dit  que  j'avais  apporté  des  livres,  j'ea 


LIVRE     VI.  119 

fis  usage  ,  ruais  d'une  manière  moins  propre 
à  m'instruira  qu'à  in'accaljlcr.  La  fausse  idéo 
que  j'avais  des  choses  me  persuadait  que  , 
pour  lire  un  livre  avec  fruit,  il  fallait  avoir 
loutes  les  connaissances  qu'il  supposait ,  bica 
éloigné  de  penser  que  souvent  l'auteur  ne 
les  avait  pas  lui-iuéuie  ,  et  qu'il  les  puisait 
dans  d'autres  livres  à  mesure  qu'il  en  avait 
besoin.  Avec  cette  folle  idée  j'étais  arrêté  à 
chaque  iustant ,  forcé  de  courir  incessamment 
d'un  livre  à  l'autre  ;  et  quelquefois  avant 
d'êtreà  la  dixième  pagedecelui  que.je  voulais 
étudier  ,  il  m'eût  fallu  épuiser  des  bibliothè- 
ques. (Cependant  je  m'obstinai  si  bien  à  cette 
«xtravagaute  méthode  ,  que  j'y  perdis  un 
temps  inlini  ,  et  faillis  à  me  brouiller  la  tête 
au  point  de  ne  pouvoir  plus  ni  rien  voir  ni 
rien  savoir.  Heureusement  je  m'aperçus  que 
j'enfilais  une  fausse  route  qui  m'égarait  dans 
un  labyrinthe  immense  ,  et  j'en  sortis  avant 
d'y  être  tout-à-fait  perdu. 

Pour  peu  qu'on  ait  un  vrai  goût  pour  les 
sciences  ,  la  première  chose  qu'on  seut  en  s'y 
livrant,  c'est  leur  liaison  qui  fait  qu'elles  s'at- 
tirent, s'aident ,  s'éclaircntmutuellcmcnt ,  et 
que  l'une  ne  peut  se  passer  de  l'autre.  (Quoique 
Vcsprit  humaiune  puisse  suffire  à  toutes,  et 


120      LES     CONFESSIONS. 

qu'il  eu  faille  toujours  préférer  une  comme' 
la  principale  ,  si  l'on  n'a  quelque  notion  des 
autres  ,  dans  la  sienne  même  on  se  trouve 
souvent  dans  l'oliscurité.  Je  sentis  que  ce  quo 
j'avais  entrepris  était  bon  et  utile  en  hii-mémc  , 
qu'il  n'y  avait  que  la  mélhodc  à  changer. 
Prenant  d'abord  l'Eucyclopédic  ,  j'allais  la 
divisant  dans  ses  branches  ;  je  vis  qu'il  fallait 
faire  tout  le  contraire  ;  les  jjrendre  chacune 
séparément  ,  et  les  poursuivre  chacune  à  part 
jusqu'au  point  où  elles'  se  réunissent.  Ainsi 
je  revins  à  la  synthèse  ordinaire  ;  mais  j'y 
îevins  en  homme  qui  sait  ce  qu'il  fait.  Ld 
méditation  me  tenait  en  cela  lieu  de  connais- 
sance ,  et  une  réflexion  très-naturelle  aidaif 
àine  bien  guider.  Soit  que  je  vécusse  ou  que 
jcuiourusse  ,  je  n'avais  point  de  t.nips  à  per- 
dre. Ne  rien  savoir  à  près  de  vingt-cinq  ans 
et  vouloir  tout  apprendre,  c'est  s'engager  à 
bicu  mettre  1p  temps  à  profit.  Ne  sachant  à 
quel  point  le  sort  ou  la  mort  pouvaient 
avictcr  monxèlc  ,  je  voulais  à  tout  événement 
acquérir  des  idées  de  tontes  choses,  tant  pour 
sonder  mes  dispositions  naturelles  que  pour 
juger  par  raoi-mo  ne  d;;  ce  qui  méritait  lo 
mieux  d'être  cultive. 

Je  trouvai  dans  rexécutiou  de  oc  plan  un. 


LIVRE     Y  r.  12  j 

autre  avantage  auquel  je  u'avais  pas  pense'  ; 
celui  de  mettre  beaucoup  de  temps  à  profit. 
Il  faut  que  je  ue  sois  pas  né  pour  l'ctude  ; 
car  une  longue  application  me  fatigue  a  tel 
]ioint  ,  qu'il  m'est  impossible  de  m'occuper 
demi-heure  de  suite  avec  force  du  même  sujct  , 
sur-tout  en  suivant  les  idées  d'antrui  ;  car  il 
m'est  arrivé  quelquefois  de  me  livrer  plus 
long-temps  aux  miennes,  et  même  avec  assex 
de  succès,  (^uaud  )'ai  suivi  durant  quelques 
pages  un  antcur  qu'il  faut  lire  avec  a|)plica- 
tion  ,  mon  esprit  l'abandonne  et  se  perd  dans 
les  nuages.  Si  je  m'obstine,  je  m'épuise  inu- 
tilement ;  les  ti)Iouissemens  me  prennent  ,  je 
ne  vois  plus  rien.  IMais  que  des  sujets  difîé- 
rens  se  succèdcMit^  même  sans  interruption, 
l'un  me  délasse  de  l'autre  :  et  sans  avoir  bes^olu 
de  relâche  ,  je  les  suis  plus  aisément.  Je  mis 
a  profit  cette  observation  dans  mon  plan 
d'études  ,  et  je  les  entremêlai  tellement,  que 
je  m'occupais  tout  le  jour  et  ne  me  fatiguais 
jamais,  il  est  vrai  que  les  soins  clunupétres  et 
domestiques  fcsaient  des  diversions  utiles  ; 
mais  dans  ma  ferveur  croissante  ,  je  trouvai 
bientôt  lemoyen  d'en  ménager  encore  le  tcuips 
pour  l'étude  ,  et  de   m'occuper  à-la-fois  do 


922     LES     CONFESSIONS. 

deux  choses  ,   saus    songer  que  cliacune   cm 
allait  moins  bien. 

Dans  tant  de  menus  de'tails  qui  me  charment 
et  dont  j'excède  souvent  mon  lecteur,  je 
mets  pourtant  une  discre'tiou  dont  il  ne  se 
douterait  guère  si  je  n'avais  soin  de  l'en 
avertir.  Ici  ,  par  exemple,  je  ine  rappelle 
avec  délices  tous  les  diETcrcus  essais  que  je  fis 
jîour  distribuer  inon  tenips  de  façon  que  j'y 
trouvasse  à-la-fois  autant  d'agrément  et  d'u- 
tilité qu'il  était  possible  ;  et  je  puis  dire  que 
ce  temps  où  je  vivais  dans  la  retraite  et  tou- 
jours malade,  fut  celui  de  ma  vie  où  je  fus 
le  moins  oisif  et  le  moins  ennuyé.  Deux  ou 
trois  mois  se  passèrent  ainsi  à  tâtcr  la  pente 
de  mon  esprit  et  h  jouir  dans  la  plus  belle  sai- 
son de  l'année  ,  et  dans  un  lieu  qu'elle  ren- 
dait enchanté,  du  charme  de  la  vie  dont  je 
sentais  si  bien  le  prix,  de  celui  d'une  société 
aussi  libre  que  douce  ,  si  l'on  peut  donner  le 
nom  de  société  à  une  aussi  parfaite  union  ,  et 
de  celui  des  belles  connaissances  que  je  me 
proposais  d'acquérir  ;  car  c'était  pour  moi 
connue  si  le  les  avais  déjà  possédées;  ou  plu- 
tôt c'était  mieux  encore ,  puisque  le  plaisir 
d'apprendre  entrait  pour  beaucoup  dans  mon, 
])ouheur. 


L  I  V  R  E     V  I.  123 

II  faut  passer  sur  ces  essais  qui  tous  étaient 
pour  uioi  des  jouissances,  mais  trop  simples 
pour    pouvoir   être    expliquées.    Encore   uu 
coup  ,  le  vrai  bonheur  ne  se  décrit  pas  ,  il  se 
sent,  etse  sent  d'autant  mieux  qu'il  peut  le 
moins   se  décrire,  parce  qu'il  ne  résulte  pas 
d'un  recueil   de  faits,  mais  qu'il   est  un  état 
pcrmauent.   Je   me  répète  souvent,    mais  )e 
me  répéterais  bien  davantage,  si  je  disais  la 
même  chose  autant  de  fois  qu'elle  me  vient 
dans  l'esprit,  (^uand  enlin  mon  train  de  vie 
souvent  changé  eut   pris  im  cours  uniforme 
Toici  à-pcu-près  quelle  en  fut  la  distribution. 
Je  me  levais  tous  les  matins  avant  le  soleil. 
Je  montais  par  un    verger     voisin  dans    un 
très-jali  chemin    qui   était  au-dessus    de  la 
vigne  et  suivait  la  côte  jusqu'à  Chambéri.  Là, 
tout   en  me  promenant,  je  fesais  ma  prière 
qui  ne  consistaitpas  en  un  vain  balbutiement 
de  lèvres  ,  mais  dans  une  sincère  élévation  de 
cœur  à  l'auteur  de  cette  aimable  nature  dont 
les  beautés  étaient  sous  mes  yeux.  Je  n'ai  ja- 
mais  aimé  à  prier  dans   la   chambre  ,  il  me 
semble  que  les  murs  et  tous  ces  petits  ouvrages 
des  hommes  s'interposent  entre  Dieu  et  moi. 
J'aime  à  le  contempler  dans  ses  œuvres,  tan- 
dis que  mon    cœur  s'élève  à  lui.  Mes  prières 


124     LES     CONFESSIONS. 

étaient  pures  ,  je  puis  le  dire  ,  et  dignes  par-là 
d'être  exauce'es.  Je  ne  demandais  pour  mot 
et  pour  celle  dont  mes  vœux  ne  me  sej)a- 
raient  jamais,  qu'une  vie  innocente  et  tran- 
quille^ exempte  du  vice  ,  de  la  douleur,  des 
pe'nibles  besoins  ,  la  mort  des  justes  et  leur 
sort  dans  l'avenir.  Du  reste  ,  cet  acte  se  pas- 
sait plus  en  admiration  et  eu  coiUempiatioii 
qu'en  demandes,  et  je  savais  qu'aupris  du 
dispensateur  des  vrais  biens,  le  meilleur 
moyen  d'obtenir  ceux  qui  nous  sont  néces- 
saires est  moins  de  les  demander  que  de  les 
mériter.  Je  revenais,  en  me  prnintnant,  par 
un  assez  grand  tour  ,  occupé  a  considérer 
avec  intérêt  et  volupté  les  objets  cliampétres 
dont  j'éiais  environné,  les  seuls  doiît  l'œil 
et  le  cœur  ne  se  lassent  jamais.  Je  regardais 
de  loiu  s'U  était  jour  chez  maïunn  ;  quand 
je  voyais  son  contrevent  ouvert,  je  tressail- 
lais de  joie  et  j'accourais.  S'il  était  fermé, 
j'entrais  au  jardin  en  attendant  qu'elle  tut 
réveillée  ,  m'amusant  à  repasser  ce  que  j'avais 
appris  la  veille  on  à  jardiner.  I,c  contrevent 
s'ouvrait,  j'allais  l'embrasser  dans  son  lit, 
souvent  encoïc  à  moitié  cndurinie  j  et  cet 
cmbrasscmeut,  aussi  pur  que   tendre,  tirait 


LIVRE    Y  I. 


12j 


de  son  innocence  même  un  charme  qni  u'tst 
jamais  joint  à  la  volnpté  des  sens. 

Nous  déjeunions  ordinairement  avec  du 
café  au  lait.  C'était  le  temps  de  la  journée  où. 
nous  étions  le  plus  tranquilles  ,  où  nous  cau- 
sions le  plus  à  notre  aise.  Ces  séances  ,  pour 
l'ordinaire  assez  longues  ,  m'ont  laissé  uu 
goût  vif  pour  les  déjeunes;  et  je  préfère  in- 
finiment l'usage  d'Angleterre  et  de  Suisse  , 
où  le  déjeuné  est  un  vrai  repas  qui  rassemble 
tout  le  monde  ,  a  celui  de  France  où  chacna 
déjeune  seul  dans  sa  chani!)re  ,  ou  le  plus 
souvent  ne  déjeûne  point  du  tout.  Après  une 
heure  ou  deux  de  causerie  ,  j'allais  à  mes 
livres  jusqu'au  dîné.  Je  commençais  par 
quelque  livre  de  philosophie  ,  comme  la  Lo- 
gique de  Port-royal  ,  l'Essai  de  Loche , 
Mallehranche  ,  Leihnilz  ,  Descartes  etc.  Je 
m'apcrcns bientôt  que  tous  ces  auteurs  étaient 
entr'eux  en  contradiction  presque  perpétue!  le  ; 
et  ;e  formai  le  chimérique  projet  de  les  ac- 
corder ,  qui  me  fatigua  beaucoup  et  me  lit 
perdre  bien  du  temps.  Je  me  brouillais  la 
tête,  et  je  n'avançais  point.  Enfin,  renon- 
çant encore  à  cette  méthode,  j'en  pris  une 
infiniment  meilleure ,  et  à  laquelle  j'attribue 
tout  le  progrès  que  je  puis  avoir  fait,  mal- 


326     LES     CONFESSIONS. 

gré  mon  défaut  de  capacité  ;  car  il  est  certain 
que  j'en  eus  toujours  fort  peu  pour  l'étude. 
Eu  lisant  chaque  auteur  ,  je  me  fis  une  loi 
d'adopter  et  suivre  toutes  ses  idées  sans  y 
mêler  les  miennes  ni  celles  d'un  autre,  et 
sans  jamais  disputer  avec  lui.  Je  me  dis  : 
commençons  par  me  faire  un  magasin  d'idées, 
vraies  ou  fausses,  mais  nettes,  en  attendant 
que  ma  tête  en  soit  assez  fournie  pour  pou- 
voir les  comparer  et  choisir.  OHe  méthode 
n'est  pas  sans  inconvéniens  ,  je  le  sais,  mais 
elle  m'a  réussi  dans  l'objet  de  m'instruire.  Au 
Lout  de  quelques  années  passées  à  ne  penser 
exacteuient  que  d'après  autrui,  sans  réfléchir, 
pour  ainsi  dire,  et  presque  sans  raisonner, 
je  me  suis  trouvé  un  assez  grand  fonds  d'ac- 
quis pour  me  suffire  à  moi-même  et  j)enser 
sans  le  secours  d'autrui.  Alors,  quand  Les 
voyages  et  les  auaires  m'ont  ôté  les  movens 
de  consulter  les  livres,  je  me  suis  amusé  ù 
repasser  et  comparer  ce  que  j'avais  lu  ,  à  peser 
chaque  cho.se  à  la  balance  de  la  raison,  et  à 
ju^er  quelquefois  mes  maîtres.  Pour  avoir 
commencé  tard  à  mettre  en  exercice  ma  fa- 
culté judiciaire  ,  je  n'ai  pas  trouvé  qu'elle  eiit 
perdu  sa  vi^^ucur  ;  et  quand  j'ai  publié  mes 
propres  idées,  on  ne  m'a  pas  accusé  d'ctro  un 


LIVRE     VI.  127 

disciple  servile  et  de  ;urcr  in  verha  magistri. 
Je  passais  de-là  à  la  ge'ome'trie  élemcu- 
taire  ;  car  je  n'ai  jamais  e'tc  plus  loiji  , 
m'obstinaiit  à  vouloir  vaincre  mon  peu  de 
mémoire  à  force  de  revenir  cent  et  cent  fois 
sur  mes  pas  ,  et  de  recommencer  incessam- 
ment la  même  marche.  Je  ne  goûtai  pas 
celle  d' Euc/ide  y  qui  cherche  plutôt  la  chaîne 
des  démonstrations  que  la  liaison  des  idées; 
je  préférai  la  géométrie  du  P.  iû-/»/ qui  dès- 
lors  devint  un  de  mes  auteurs  favoris  ,  et 
dont  je  relis  encore  avec  plaisir  les  ouvrages. 
L'ulgchre  suivait,  et  ce  fut  toujours  le  P. 
La/ni  (\nv:  je  pris  pour  guide  ;  quand  je  fus 
plus  avancé  ,  je  pris  la  science  du  calcul  du 
P.  lieytiaud  ,  puis  son  analyse  démontrée 
que  je  u'ai  fait  qu'effleurer.  Je  n'ai  jamais 
été  assez  loin  pour  bien  sentir  l'application 
de  l'algèbre  à  la  géométrie.  Je  n'aimais  point 
cette  manière  d'opérer  sans  voir  ce  qu'on 
fait  ;  et  il  me  semblait  que  résoudre  un  pro- 
blème de  géométrie  par  les  équations  ,  c'é- 
tait jouer  un  air  en  tournant  une  manivelle. 
La  première  fois  que  je  trouvai  par  le  calcul , 
que  le  quarrc  d'un  binôme  était  composé  du 
q narré  de  chacune  de  ses  parties  et  du  double 
produit  de  l'une  par  l'autre  ,  malgré  lu  justesse 


123     LES     CONFESSIONS. 

de  ma  multiplication  ,  je  n'eu  voulus  rien 
croire  jusqu'à  ce  que  j'eusse  fait  la  ligure. 
Ce  u'ctait  pas  que  je  n'eusso  un  grand 
goût  pour  l'algèbre  en  n'y  considérant  que 
la  quantité  abstraite  ;  mais  appliquée  à  l'éten- 
due, je  voulais  voir  l'opération  sur  les  ligues  , 
autrement   je  n'y  conipreiuiis  i)lus  rien. 

Apres  cela  venait  le  latin.  C'était  mou 
étude  la  plus  péuible  ,  et  dans  laquelle  je  n'ai 
jamais  fait  de  grands  progrès.  Je  me  mis 
d'abord  à  la  méthode  latine  de  Port-royal  , 
mais  sans  fruit.  Ces  vers  ostrogots  me  fesaicnt 
mal  au  cœur  et  ne  pouvaien  t  entrer  dans  mon 
oreille.  Je  me  perdais  dans  ces  foules  de 
règles  ,  et  en  apprenant  la  dernière  ,  j'oubliais 
tout  ce  qui  avait  précédé.  Une  étude  de  mots 
n'est  pas  ce  qu'il  faut  à  un  liommc  sans  mé- 
moire; et  c'était  précisément  pour  forcer  ma 
mémoire  à  prendre  de  la  capacité  ,  que  je 
m'obstinais  h  cctte*étudc  II  fallut  rabandon- 
lier  à  la  IJn.'vT'entendais  assez  la  construction 
pour  pouvoir  lire  un  auteur  facile  à  l'aide 
d'un  dictionnaire.  Je  suivis  cette  route,  et  je 
m'en  trouvai  ])icn.  Je  m'appliquai  à  la  tra- 
duction ,  non  par  écrit ,  mais  mentale  ,  et  ;e 
m'en  tins  là.  A  force  de  temps  et  d'exercice, 
je  suis  parvenu  à   lire  assez  couramment  les 

auteurs 


L  I  V  R  E    I  y.  1^^ 

auteurs  latins ,  mais  jamais  à  pouvoir  ni  parler 
ni  écrire  clans  crtle  langue  ;  ce  qui  m'a  sou- 
vent rais  dans  l'embarras  quand  je  me  suis 
trouvé  ,  je  ne  sais  comment  ,  enrôlé  parmi 
les  gens-dv-h  ttres.  \i\\  autre  inconvénient  , 
conséquent  à  cette  mar)ière  d'apprendre  , 
est  que  je  n'ai  jamais  su  la  prosodie,  encore 
moins  les  règles  de  la  versitication.  Désirant 
pourtant  de  sentir  l'iiarmonie  de  la  langue 
en  vers  et  en  prose  ,  j'ai  fait  Jnen  des  efforts 
pour  y  parvenir*,  mais  je  suis  convaincu  que 
sans  maître  cela  est  presque  impossible.  Ayant 
appris  la  composition  du  plus  facile  de  tous 
les  vers  qui  est  l'hexamètre  ,  j'cns  la  patience 
de  scander  presque  tout  f^'irgile,  et  d'y  mar- 
quer les  pieds  et  la  quantité  ;  puis  quand, 
j'étais  eu  doute  si  une  syllabe  était  longue 
ou  brève  ,  c'était  mon  i'irgile  que  j'allais 
consulter.  On  sent  que  cela  me  ferait  faire 
bien  des  fautes  ,  à  cause  des  altérations  per- 
mises par  les  règles  de  la  vcrôilication.  Mais 
s'il  y  a  de  l'avantage  à  étudier  seul  ,  il  y 
aussi  de  grands  ineonvcnicns  ,  et  sur-tout 
vme  peine  ir)croyablc.  Je  sais  cela  mieux  que 
qui  que  ce  soit. 

Avant  midi  je  quittais  mes  livres  ,  et  si  le 
diné  n'était  pas  prêt ,  j'allais  faire  visite  à  mes 

Alémoires,  Tome  II.  Il 


î3o       LES     CONFESSIONS. 

amis  les  pigeons  ,  ou  travailler  au  jardin  en 
attendant  l'heure.  Ouand  je  m'entendais  ap- 
peler, j'accourais  fort  content  ,  et  muni  d  un 
grand  appétit  :  car  c'est  encore  une  chose  à 
noter  que  ,  quelque  malade  que  )e  puisse  être  , 
l'appétit  ne  me  manque  jamais.  Nous  dînions 
très-agréablement ,  eu  causant  de  nos  aQaires  , 
en  attendant  que  UTaman  put  manger.  Deux 
ou  trois  l'ois  la  semaine,  quand  il  lésait  beau  , 
nous  allions  derrière  la  mai.-ion  prendre  le 
calé  dans  un  cabinet  irais  et  toullu  que  j'avais 
garni  de  houblon  ,  et  qui  nous  lésait  grand 
plaisir  durant  la  chaleur  ;  nous  passions  là 
une  petite  heure  à  visiter  nos  légumes  ,  nos 
fleurs  ,  à  des  entretiens  relatifs  à  notre  ma- 
nière de  vivre  ,  et  qui  nous  en  fesaient  miens 
goûter  la  douceur.  J'avais  une  autre  petite 
famille  au  bout  du  jardin  ;  c'étaient  des  abeil- 
les. Je  ne  manquais  guère  ,  et  souvent  ma- 
man avec  moi,  d'aller  leur  rendre  visite  ;  je 
m'intéressais  beaucoup  à  leur  ouvrage  ,  je 
m'amusais  inliniiuent  à  les  voir  revenir  de 
la  picorée  ,  leurs  petites  cuisses  quelquefois 
si  chargées  ,  qu'elles  avaient  peine  à  marcher. 
Les  premiers  jours  la  curiosité  me  rendit 
indiscret ,  et  elles  me  piquèrent  deux  ou  trois 
fois;   mais    ensuite  nous  fîmes  «i  bien  cou- 


L  I  V  R  E     V  r.  i3i 

ïiaîssauce,  que  ,  quelque  près  que  je  vinsse, 
elles  inc  laissaient  faire  ,  et  quelque  pleines 
que  fussent  les  ruches  prêtes  à  jeler  leur 
essaim  ,  j'en  étais  quelquefois  entouré  ,  j'ea 
avais  sur  les  mains  ,  sur  le  visage  ,  sans  qu'au- 
cune me  piquât  jamais.  Tous  les  animaux  se 
défient  de  l'homiue  ,  et  n'ont  pas  tort  ;  mais 
sont-ils  surs  une  fois  qu'il  ne  leur  veut 
pas  nuire  ,  leur  confiance  devient  si  grande, 
qu'il  faut  être  plus  que  barbare  pour  en 
abuser. 

Je  retournais  à  mes  livres  :  mais  mes  occu- 
pations de  l'après-midi  devaient  moins  porter 
le  nom  de  travail  et  d'étude  ,  que  de  récréa- 
tions et  d'amiuement.  Je  n'ai  lamais  pu  sup- 
porter l'application  du  cabinet  après  mou 
dîné  ,  et  en  général  toute  peine  me  cofitc 
durant  la  clialeur  du  jour.  Je  m'occupais 
pourtant  ,  mais  sans  gène  et  presque  sans 
règle  ,  à  lire  sans  étudier.  La  chose  que  je 
suivais  le  plus  exactement  était  l'histoire  et 
la  géographie  ;  et  counnc  cela  ne  demandait 
point  de  contention  d'esprit  ,  j'y  fis  autant 
de  progrès  que  le  permettait  mon  peu  de 
mémoire.  Je  voulus  étudier  le  P.  Pttnîi ,  et 
je  m'enfonçai  dans  les  ténèbres  de  la  chrono- 
logie ;  mais  je  me  dégoûtai  de  la  partie  cri- 

U    3 


i32     LES     CONFESSIONS. 

tique  qui  n'a  ni  fond  ni  rive  ,  et  Je  m'affec- 
tionnai par  préférence  à  l'exacte  mesure  des 
temps  et  à  la  marche  des  corps  célestes.  J'au- 
rais même  pris  du  goût  pour  l'astronomie  si 
j'avais  eu  des  instriuneiis  ,  mais  il  fjllut  me 
contenter  de  quelques  élciueiis  ]}ris  dans  des 
livres  ,  et  de  quelques  obst-rvallons  grossières 
faitesavec  une  lunette  d'approche,  senlcment 
pour  connaître  la  situation  générale  du  ciel  : 
car  ma  vue  courte  ue  me  permet  pas  de  dis- 
tinguer «/ct/jt  nus  assez  nettement  les  astres. 
Je  me  rappelle  à  ce  sujet  une  aventure  dont 
le  souvenir    m'a    souvent    fait    rire.  J'avais 
acheté  un   |)la!iisphèri;  céleste  pour    étiidicr 
les  constellations.   J'avais  atlaelié  ce  planis- 
phère sur  un  châssis;   et  les   nuiti  où  le   ciel 
était  serein,  j'allais  dans  le  jardin  poser  mon 
châssis  sur  quatre  piquets  de  ma  hauteur,  le 
plaiiisplicre  tourné  en-dessous  :  et  pour  l'é- 
clairer sans  que  le  vent  souillât  ma  chandelle  , 
je  la  mis  dans  uii  seau  à  terre  entre  les  quatre 
piquets  ;  puis  regardant  alternativement   le 
planisphère  avec  mes  yeux,  et  les  astres  avec 
ma    luneltc    ,  je    m'exerçais  à   connaître  les 
étoiles   et  3  discerner  les  constellations.  Je 
crois    avoir  dit  que  le  jardin  de  M.  Noiret 
était  ea  terrasse  \  on  voyait  du  chemiu  tout 


LIVRE     Vï.  i33 

«e  qui  s'y  fesait.  Un  soir  d^SA,ay,<{au8' passant 
assez  tard  me  virent  dans  un  ^^^(^  y^e  équi- 
page ,  occupé  à  mon  opcration.  La  lueur  qui 
donnait  sur  mon  planisplicre  ,  et  dont  ils  ne 
voyaient  pas  la  cause,  parce  que  la  lumière 
était  cachée  à  leurs  yeux  par  les  bords  du 
seau  ,  ces  quatre  piquets  ,  ce  grand  papier 
barbouillé  de  figures  ,  ce  cadre  et  le  jeu  de 
ma  lunette  qu'ils  voyaient  aller  et  venir  , 
donnaient  à  cet  objet  un  air  de  grimoire  qui 
les  eflraya.  ]\Ia  parure  n'était  pas  propre  à 
les  rassurer:  un  cîiapeau  clabaud  par-dessus 
mon  bonnet  ,  et  un  pet-en-l'air  ouaté  de 
maman  qu'elle  m'avait  obligé  de  mettre  , 
ofiraient  à  leurs  yeux  l'image  d'un  vrai  sor- 
cier :  et  comme  il  était  près  de  minuit,  ils 
iiedoutcreut  pointque cène  fût  lecomtuence 
aueutdu  sabbat.  Peu  curieux  d'eu  voir  davan- 
tage ,  ils  se  sauvèrent  trcs-alarmés  ,  éveillèrent 
leur  voisins  pour  leur  conter  leur  vision  ;  et 
l'Iiistoire  courut  si  bien  ,  que  dès  le  lendemain 
chacun  sut  dans  le  voisinage  que  le  sabbat  «o 
tenait  chez  M.  Noiret.  Je  ne  sais  ce  qu'eût 
produit  enlju  celte  rumeur  ,  si  l'un  des  pay- 
sans^ témoin  de  mes  conjurations  ,  n'eu  eût 
le  mêuie  jour  porté  sa  plainte  à  deux  jésuites 
c^ui  vcuaicnl  uous  voir,  et  c^ui  ,  saus  savoUc 


i34     Ï-ES     COIN  FESSIONS. 

de    quoi  if  .       'ysait  ,    les  dc'sabuscrcut  par 

■i. 
piovisicwt'    '■  '    aous  contèrent   riiistoire  ,  je 

leur  eu  dis  la  cause  ,  et  nous  rîmes  beau- 
coup. Cependant  il  fut  résolu  ,  crainte  de 
récidive  ,  que  j'observerais  désormais  sans 
lumière  ,  et  que  j'irais  consulter  le  planis- 
phère dans  la  maison.  Ceux  qui  ont  lu  dans 
les  Lctiiwi  de  la  vioiiiagne  ma  luagic  de 
Tenise  ,  trouveront ,  je  m'assure  ,  que  j'avais 
de  longue  main  une  grande  vocnliou  pour 
être  sorcier. 

Tel  était  mou  train  de  vie  aux  Cbarmcttes 
quand  je  n'étais  occupé  d'aucuns  soins  cham- 
pêtres; car  ils  avaient  toujours  la  préférence, 
et  dans  ce  qui  n'excédait  pas  ruv s  forces,  )e 
travaillais  comme  un  paysan  ;  uiais  il  est  vrai 
q\ie  mon  extr 'lue  faiblesse  ne  me  laissait  guère 
alors  sur  cet  article  que  le  mérite  de  la  bonne 
volonté.  D'ailleurs,  je  voulais  faire  à-la-fois 
deux  ouvrages  ,  et  par  cette  raison  je  n'en 
fpsnis  bien  aucun.  Je  m'étais  mis  dans  la  tète 
de  me  donner  par  force  de  la  mémoire  ;  je 
m'obstinais  à  vouloir  beaucoup  apprendre  par 
coeur.  Pour  cela  je  portais  toujours  avec  moi 
quelque  livre  qu'avec  une  peine  incroyable 
j'étudiais  et  repassais  tout  en  travaillant.  Jo 
jic  sais  pas  comiileiit  l'opiniâtretc  de  ces  valus 


L  I  V  R  E     V  I.  i35 

et  continuels  eflbits  ne  m'a  pas  enGu  rendu 
stupicle.  Il  faut  que  j'aie  appris  et  r'appris 
bien  vingt  l'ois  les  Egiogues  de  J^'irgile  y 
dont  je  ne  «ais  pas  un  seul  inot.  J'ai  perdu 
ou  dépareille'  des  multitudes  de  livres,  par 
l'habitude  que  j'avais  d'en  porter  par-tout 
avec  moi  ,  au  colombier,  au  jardin,  au 
verger,  à  la  vigne.  Occupé  d'autre  chose,  je 
posais  mon  livre  au  pied  d'un  arbre  ou  sur 
la  haie;  par-tout  j'oubliais  de  le  reprendre, 
et  souvent  au  bout  de  quinze  jours  je  le 
retrouvais  pourri  ou  rongé  des  fourmis  et 
des  limacouy.  Celte  ardeur  d'apprendre 
devint  une  manie  qui  uie  rendait  comme 
hébété,  tout  occupé  que  j'étais  sans  cesse  à 
marraoter  quelque  chose  entre  mes  dents. 

Les  écrits  de  Port-royai  et  de  l'Oratoire 
étant  ceux  que  je  lisais  le  plus  fréquemment, 
m'avaient  rendu  demi-janséniste  ;  et  malgré 
toute  ma  confiance  ,  leur  dure  théologie 
•m'épouvantait  quelquefois.  La  terreur  de 
l'enfer,  que  jusque-là  j'avais  très-peu  craint, 
troublait  peu- à -peu  ma  sécurité  ;  et  si 
maman  ne  m'eut  tranquillisé  l'ame  ,  cette 
cfiVayante  doctrine  m'eut  enfin  tout-'a-tait 
bouleversé.  Mon  confesseur,  qui  était  aussi 
le  sien  ,  contribuait  pour  sa  part  ]x  uie  maiu- 


i36     LES     CONFESSIONS. 

tenir  dans  une  bonne  assiette.  C'était  le  P. 
Uejiiet,  jésuite,  bon  et  sage  vieillard  dont 
]a  mémoire  me  sera  toujours  en  ve'nc'ratiou. 
(Quoique  jésuite,  il  avait  la  simplicité'  d'un 
enfant  ;  et  sa  uiorale  ,  moins  relâchée  quo 
douce,  était  précisément  ce  qu'il  me  fallait 
pour  balancer  les  tristes  impressions  du  jan- 
sénisme. Ce  bou-liomme  et  .sou  compagnon 
le  P.  Coppicr  venaient  souvent  nous  voir 
aux  Cliaruiettes,  quoique  le  chemin  fût  fort 
rude  et  assez  long  pour  des  gens  de  leur 
âge.  Levirs  visites  me  fesaient  grand  bien  : 
que  Dieu  veuille  le  rendre  à  leurs  âmes  ; 
car  ils  étaient  trop  vieux  alors  pour  que  je 
les  présume  en  vie  encore  aujourd'hui.  J'allais 
aussi  les  voir  à  Chambéri  ,  je  me  familiarisais 
pcu-à-peu  avec  leur  maison  :  leur  biblio- 
thèque était  à  mon  service  ;  le  souvenir  de 
cet  lienreux  temps  se  lie  avec  celui  des  jésui- 
tes ,  au  point  de  me  faire  aimer  l'un  par 
l'autre  :  et  quoique  leur  doctrine  m'ait 
toujours  paru  dangereuse  ,  je  n'ai  jamais 
pu  trouver  eu  moi  le  pouvoir  de  les  liaïv 
sinccremeut. 

Je  voudrais  savoir  s'il  passe  quelquefois 
dans  les  cœurs  des  autres  hommes  des  pné- 
ïilitcs  pareilles  à  celles  qui  passent  quel  qucloj* 


LIVRE     VI.  1^7 

dans  le  mien.  Au  milieu  de  mes  e'tudes  et 
d'une  vie  innocente  autant  qu'on  la  puisse 
mener  ,  et  malgré  tout  ce  qu'on  m'avait  pu 
dire,  la  peur  de  l'enfer  m'agitait  encore 
souvent.  Je  me  demandais  :  en  quel  état 
suis-je  ?  si  ;e  mourais  à  l'instant  même, 
serais-je  damné  ?  Selon  mes  jansénistes  la 
chose  était  indubitahle  ;  mais  selon  ma 
conscience  il  me  paraissait  que  non.  Tou- 
jours craintif,  et  flottant  dans  cette  cruelle 
incertitude  ,  j'avais  recours  pour  en  sortir 
aux  f-xpédicns  les  plus  risibles  ,  et  pour  les- 
quels je  r  rais  volontiers  enfermer  HnoOmmc 
si  je  lui  en  voyais  faire  autant.  Un  'jour 
rêvant  à  ce  triste  sujet  je  m'exerçais  machina- 
lement à  lancer  des  pierres  contre  les  troncs 
des  arbres  ;  et  cela  avec  mon  adresse  ordi- 
naire, c'est-à-dire,  sans  presque  en  toucher 
aucun.  Tout  au  milieu  de  ce  bel  exercice,  (e 
m'avisai  de  m'en  faire  une  espèce  de  pronostic 
])Our  calmer  Tiion  inquiétude.  Je  me  dis  :  je 
m'en  vais  jeter  cette  pierre  contre  l'arl^rc  qui 
est  vis-à-vis  de  moi.  Si  je  le  touche,  signe 
de  salut  ;  si  je  le  manque,  signe  de  dam- 
nation. Tout  en  disant  ainsi  je  jette  ma  pierre 
d'utie  maiu  tremblante  et  avec  un  horrible 
Lattcmcut  de  cœur,  mais  si  hcnreiiscmeut 


s38     LES     CONFESSIONS. 

qu'elle  va  frapper  au  beau  milieu  de  l'arbre  : 
ce  qui  véritablement  n'était  pas  difficile  ;  car 
j'avais  eu  soin  de  le  choisir  fort  gros  et  fort 
près.  Depuis  lors  je  u'ai  plus  doute  de  mou 
saint.  Je  ne  sais  en  me  rappelant  ce  trait  si 
je  dois  rire  ou  gémir  sur  moi-même.  Vous 
autres  grands-homuies ,  qui  riez  sûrement, 
félicitez-vous ,  mais  n'insnltcz  pas  h  ma  mi- 
sère ;  car  je  vous  jure  que  je  la  sens  bien. 

Au  reste  ces  troubles,  ces  alarmes  insé- 
parables peut-être  de  la  dévotion,  n'étaient 
pas  un  état  permanent.  Communément  j'étais 
assez   tranquille  ,   et  l'impression    que  l'idéo 
d'iuie  mort  prochaine   fesait  sur  mon  aine, 
ét.iit  uioin»  de  la   tristesse    qu'une  langueur 
paisible,  et  qui  même  avait  ses  douceurs.  J» 
viens  de  retrouver   parmi   de   vieux   papiers 
vme  espèce  d'exhortation  que  je  me  fesais  à 
moi-uiémc,  et  où  je  uic  félicitais  de  mourir 
à  l'âge  où  l'on  trouve  assez  de   coiu"ago  eu 
soi   pour  envisager   la  mort,   et  sans  avoir 
éprouvé    de    grands    maux   ni   de    corps   ni 
d'esprit    durant    ma    vie.    Que    j'avais    bicu 
raison  !  Un  presscnlinient  me  fesait  craindre 
de  vivre   pour    soufîVir.    Il    semblait  que  je 
prévoyais    le   sort   qui   m'attendait  sur  mes 
vieux  jours.  Je  n'ai  jauiais  été  si  près  de  U 


L  I  V  R  E     V  I.  t?,g 

sagesse  que  durant   cette   heureuse   époque. 
Sans  grands  remords  sur  le  passé,  délivre  des 
soucis  de  l'aveuir,  le  sentiment  qui  dominait 
oonstamment  dans  mon  ame  e'tait  de  jouir 
du  présent.  Les  dévots  ont  pour  l'ordinaire 
une  petite  sensualité  très-vive  qui  leur  fait 
savourer  avec   délices   les   plaisirs    innocens 
qui  leur  sont  permis.  Les  mondains  leur  en 
font    un   crime,    je    ne    sais   pourquoi,    ou 
plutôt   je    le    sais   bien.  C'est  qu'ils   envient 
aux  autres  la  jouissance  des  plaisirs  simples 
dont   eux -mêmes    ont    perdu    le   goût.    Je 
l'avais   ce  goût,  et  je  trouvais  charmant  de 
Je  satisfaire  en   sûreté   de   conscience.    i>3on 
cœur  neuf  encore,  se  livrait  à  tout  avec  un 
plaisir  d'enfant,  ou  plutôt,  si  je   l'ose  dire  , 
avec  une  volupté  d'ange  :   car  en  vérité  ccâ 
tranquilles    jouissances    ont   la    sérénité    de 
celles  du  paradis.  Des  dînes  faits  sur  l'herbe 
à  Montagnoie,  des  soupes  sous  le  berceau, 
la   récolte    des    fruits  ,    les   vendanges  ,     les 
veillées  à   teiller   avec    nos   gens  ,    tout  cela 
fosait   pour  nous  autant  de  fêtes   auxquelles» 
maman    prenait  le    luèuie    plaisir   que   iitoi. 
Des  promenades   plus    solitaires  avaient    ini 
charme   plus  grand  encore  ,  parce  que  le  cœur 
s'épanchait  plus  eu  liberté. .^'o us  en  fîmes  un» 


140     LES     CONFESSION  S, 

entr'autics  ,  qui  fait  époque  dans  ma  me— 
moire,  uu  jour  de  St.  Louis  dont  maman 
portait  le  uoui.  Nous  partîmes  ensemble  et 
seuls  de  bon  matin  ,  après  la  messe  qu'un 
carme  était  venu  nous  dire  à  la  pointe  du 
jour  dans  une  clia|)elle  attenante  à  la  maison. 
J'avais  propose'  d'aller  parcourir  la  côte  op- 
pose'e  à  celle  où  nous  étions  ,  et  que  nous 
n'avions  point  vis.tée  encore.  Nous  avions 
envoyé  nos  provisions  d'avance,  car  la  course 
devait  durer  tout  le  jour.  Maman  ,  quoi- 
qu'un peu  ronde  et  grasse  ,  ne  marthait  pas 
mal  ;  nous  allions  de  colline  en  colline  et  de 
bois  en  bois,  quelquefois  au  soleil  et  souvent 
à  l'ombre;  nous  reposant  de  temps  eu  temps, 
et  nous  oubliant  des  bcures  entière?  ;  cautaiit 
de  nous  ,  de  notre  i7nion,  de  la  douceur  de 
notre  sort ,  t  fcsant  pour  sa  durée  des  vctux 
qui  ne  furent  pas  exaucés.  Tout  semblait 
conspirer  au  bonheur  de  cette  journée.  Il 
avait  plu  depuis  peu;  point  de  poussière, 
et  des  ruisseaux  bien  courans.  Un  petit  vent 
frais  agitait  les  feuilles;  l'air  était  pur  ,  l'ho- 
rison  sans  nuages  ;  la  sérénité  régnait  au 
ciel  comme  dans  nos  coeurs.  Notre  dîné  fut 
fait  chez  un  paysan  ,  et  partagé  avec  sa  fa- 
mille ,  qui  nous  bénissait  de  bon  cœur.  Ces 

pauyrcs 


L  I  V  R  E     V  I.  141 

pauvres  Savojards  sont  do   si  bonnes  gens  ! 
j^pics  le  dîtié  nous  f^aEjiiâmes   l'ombre  sons 
de  grands  arbres  ,   où   tajidis  que  j'amassais 
-  des  brins  de  bois  sec  pour  faire  notre  cale, 
maman    s'amusait    à    herboriser     parmi    les 
broussailles  ;  et  avec   Irs  fleurs  du  bouquet 
que  chemin  lésant  je  iui  avais   ramasse'  ,  elle 
me  lit  remarquer  dans    leur   struclnre  mille 
choses  curieuses,  qui  nramusèrcnt  beaucoup 
et  qui  devaient  me  donner   du  goût  pour  la 
botanique  ,  mais  le  moment  n'était  pas  venu; 
j'e'tais  distrait  par  trop  d'autres  études.  Une 
idée  qui  vint  me  frapper  fit   diversion    ans 
ilcurs  et  aux  plantes.  La  situation  d'ame  où 
je  me  trouvais  ,  tout  ce  que  nous  avions  dib 
et  fait  ce  jour-là  ,  tous  les  objets  qni  m'avaient 
frappé  me   rappelèrent  l'espèce  de  rêve  que 
tout  éveillé  j'avais   fait  à   Annecy  sept  ou 
huit   ans    auparavant  ,   et    dont   j'ai  rendu 
compte  en  son  lieu.  Les  rappoi  Is  en  étaient 
si  frappans ,  qu'eu  y  pensant,  j'en  fus  ému 
jusqu'aux  larmes.   Dans  un   transport    d'at- 
tondrisscmcut   j'embrassai    celte   chère  amie. 
Mamau  ,  maman  ,  lui  dis-je  avec  passion  , 
ce  jour  m'a  été  promis  depuis  long-te-mps  , 
et  je  ne  vois   ricu  au-delà.  Mon  boniicur  , 
grâce  à  vous  ,  est  à  son  comble  ;  puisse-t-il 
Mémoires.  Tome  11.  I 


143     LES     CONFESSIONS. 

ne  pas  décliupr  désormais  !  Puisse-t-il  durer 
aussi  long-terups  que  j'eu  conserverai  le  goût  ! 
il  ue  finira  qu'avec  moi. 

Ainsi  coulèrent  mes  jonrs  henreux  ,  et  d'au- 
tant pins  henreux  que  n'apercevant  rien  qui 
les  dût  troubler  ,  je  n'envisageais  en  effet  leur 
fin  qu'avec  la  mienne.  Ce  n'était  pas  que  la 
source  de  mes  soucis  fût  absolument  tarie; 
mais  je   lui   voyais  prendre   un    autre  cours 
Que  je  dirigeais  de  mon  mieux  sur  des  objets 
utiles, afin  qu'elle  portâtson  remède  avec  elle. 
Maman  aimait  naturellement  la  campagne  , 
et  ce  goût  ne  s'attiédissait  pas  avec  moi.  Peu- 
à-peu  elle  prii  celui  des  soins  cbampétres  , 
elle  aimait  à  faire  valoir  les  terres,  et  elle  avait 
sur  cela    des   connaissances  dont  elle    fcsait 
usage  avec  plaisir.  iNon   contente  de   ce  qui 
dépendait  de  la  maison   qu'elle  avait  prise, 
elle  louait  tantôt  un  cbamp  ,  tantôt  un  pré. 
Enfin  portaiitson  humeur  entreprenante  sur 
des  objets  d'agriculture  ,   au-licu  de  rester 
oisive  dans  sa  maison  ,  elle  prenait  le  traiu 
de  devenir   bientôt  une  grosse  fermière.    Je 
n'aimais   pas   trop  à  la  voir  ainsi  s'étendre, 
et  je  m'y   opposais  tant  que  je   pouvais;  bien 
sûr  qu'elle  serait  toujours  trompée,   et  que 
*uu  Liuueiu-  UJiLiaic  et  piodigue   porterait 


L  I  V  R  E    V  r.  143 

toujours  la  dépense  au-delà  du  produit. 
Toutefois  je  lue  consolais  en  pensant  quece 
produit  du  moins  ne  serait  pas  nui  et  lui 
aiderait  à  vivre.  De  toutes  les  entreprises 
qu'elle  pouvait  former,  celle-là  me  paraissait 
la  moins  ruineuse;  et  sans  y  envisager  comme 
elle  un  objet  de  profit,  j'y  envisageais  une 
occupation  continuelle  qui  la  garantirait 
des  mauvaises  affaires  et  des  escrocs.  Dans 
cette  idée  je  désirais  ardeuiment  de  recouvrer 
autant  de  force  et  dosante  qu'il  m'en  fallait 
pour  veiller  à  ses  affaires,  pour  être  piqueur 
de  ses  ouvriers  ou  son  premier  ouvrier  ;  et 
naturellement  l'exercice  que  cela  me  fesait 
faire  ,  lu'arrachant  souvent  à  mes  livres,  et 
me  distrayant  sur  mou  état ,  devait  le  rendre 
meilleur. 

L'hiver  suivant  BariVot  revenant  d'Italie 
m'apporta  quelques  livres,  entre  autres  le 
Bontcmpi  et  la  Cartella  per  niusica  du  P. 
lionchicri ^  qui  me  donnèrent  du  goi'itpour 
l'histoire  de  la  musique  et  pour  les  recherches 
théoriques  de  ce  bel  art.  Barillof  resta  quel- 
que temps  avec  nous;  et  comme  j'étais  majeur 
depuis  plusieurs  mois,  il  fut  convenu  que 
j'irais  le  printcnis  suivant  à  Genève  redc- 
jaiaudct  le  bien  de  ma  mère  ou  du  inoins  la 

I  2 


144     LES     CONFESSIONS. 

part  qui  m'en  revenait,  en  attendant  qu'on 
sut  ce  que  mon  frère  était  devenu.  Cela 
s'exécuta  coinme  il  avait  été  résolu.  J'allai  à 
Genève  ;  juon  père  y  vint  de  son  côté.  Depuis 
long-temps  il  y  revenait  sans  qu'on  lui  cher- 
chât querelle  ,  quoiqu'il  n'eût  jamais  purgé 
son  décret  :  mais  comme  ou  avait  de  reslimo 
pour  son  courage  et  du  respect  pour  sa  pro- 
bité, on  teignait  d'avoir  oublié  son  alîaire; 
et  les  magistrats  occupés  du  grand  projet  qui 
éclata  peu  après ,  ne  voulaient  pas  effaroucher 
avant  le  temps  la  bour'.eoisie  ,  en  lui  rap- 
pelant mal-à-  propos  leur  ancienne  parti j- 
litc. 

je  craignais  qu'on  ne  me  fît  des  didîcultés 
sur  mon  changement  de  rergion;  l'on  n'eu 
Jit  aucune.  Les  lois  de  Crenèvc  sont  àcet  égard 
moins  dures  que  celles  de  Berne  ,  oîi  qui- 
conque change  de  religion  perd  non-seule- 
ment son  état  mais  son  bien.  Le  mien  ne  mo 
fut  donc  pas  disputé,  mais  se  trouva,  Je  no 
sais  couiment ,  réduit  à  fort  peu  de  chose. 
Quoiqu'on  fût  à-pcu-près  sûr  que  mon  frère 
était  mort,  on  n'en  avait  point  de  preuve 
juridique.  Je  manquais  de  titres  suffisans 
pour  réclamer  .'^a  part ,  et  je  la  laissai  sans 
regret  pour  aider  à  vivre  à  mou  père  ,  qui  en 


L  1  V  R  E     V  I.  145 

a  joui  tant  qu'il  a  vc'cti.  Si-tôt  que  les  forma- 
lités (le  justice  furent  faites,  et  que  )'eus 
reçu  mon  argent,  j'en  mis  quelque  partie  ea 
livres  ,  et  je  yolai  porter  le  reste  aux  pieds  de 
luaman.  Le  cœur  me  battait  de  joie  durant 
la  route  ,  et  le  moment  cii  je  déposai  cet 
argent  dans  ses  mains,  me  fut  mille  fois  plus 
doux  que  ctlui  où  il  entra  dans  les  miennes. 
Elle  le  reçut  avec  cette  simplicité'  des  belles 
âmes,  qui,  fesant  ces  clioses  là  sans  effort, 
les  voient  sans  admiration.  Cet  argent  fut 
employé  presque  tout  entier  à  mon  usage, 
et  cela  avec  une  égale  simplicité.  L'emploi  en 
eût  exactement  été  le  méuie,  s'il  lui  fut  venu 
d'autre  part. 

Cependant  ma  santé  ne  se  rétablissait  point. 
Jedépérissais  au  contraire  à  vue  d'œil.  .Tétais 
pâle  comme  un  mort,  et  maigre  comme  ua 
squelette.  Mes  battemens  d'artères  étaient 
terribles,  mes  palpitations  plus  fréquentes  ; 
l'étais  continuellement  oppressé,  et  ma  fai- 
blesse enfin  devint  telle  que  j'avais  peine  à  me 
mouvoir  ;  je  ne  jiouvais  presser  le  pas  sans 
étouUer,  ;c  ne  pouvais  me  baisser  sans  avoir 
des  vertiges,  je  ne  pouvais  soulever  le  plus 
léger  fardeau-,  j'étais  réduit  à  Tinaction  la 
plus  tonrjiicutaute  pour  uu  homme  aussi  rc- 

I  3 


146     LES     CONFESSIONS.      - 

uiiiaiit  que  moi.  11  est  certain  qu'il  se  mêlait 
à  tout  cela  beaucoup  de  vapeurs.  Les  vapeurs 
sont  les  maladies  des  gens  heureux  ;  c'était 
la  mienne  :  les  pleurs  que  je  versais  souvent 
sans  raison  de  pleurer,  les  frayeurs  vives  au 
bruit  d'une  feuille  ou  d'un  oiseau  ,  l'ine'galité 
d'humeur  dans  le  calme  de  la  plus  douce 
vie,  tout  cela  marquait  cet  ennui  du  bien-être, 
qui  fait  pour  ainsi  direextravaguer  la  sensi- 
bililé.  Nous  sommes  si  peu  faits  pour  être 
heureux  ici-bas  ,  qu'il  faut  nécessairement 
que  l'ame  ou  le  corps  souffre  quand  ils  ne 
souffrent  pas  tous  les  deux,  et  que  le  boa 
état  de  l'un  fait  presque  toujours  tort  à  l'au- 
tre. Quand  j'aurais  pu  jouir  délicieusement 
delà  vie,  ma  machine  en  décadence  m'en 
empêchait,  sans  qu'on  put  dire  où  la  cause 
du  mal  avait  son  vrai  siège.  Dans  la  suite 
malgré  le  déclin  des  ans  et  des  maux,  trî-s- 
rcels  et  très-graves  ,  mon  corps  semble  avoir 
repris  des  forces  pour  mieux  sentir  ines  nml- 
heurs  ;  et  uiaintciiant  que  j'écris  ceci,  infimie 
cl  presque  sexagénaire  ,  accal)lé  de  donlmrs 
de  tonte  espèce,  je  me  sens  pour  souffrir  plus 
de  vigueur  et  de  vie  que  je  n'en  eus  pour 
jouir  à  la  fleur  de  mou  àgc  cl  dans  le /sciu 
du   plus   vrai  bonheur. 


L  I  V  R  E     V  I.  147 

Pour  in'achevcr,  ayant  l'ait  entrer  un  peu 
de  pb^'^siologie  dans  mes  lectures,  )e  m'ctafi 
misa  étudier  raaatomie;  etpassantcn  rcvuela 
multitude  et  le  jeu  des  pièces  qui  composaient 
lua  machine,  je  m'attendais  à  sentir  drtra- 
qucr  tout  cela  vingt  fois  le  jour  :  loin  d'être 
étonné  de  me  trouver  mourant  ,  je  l'étais 
que  je  pusse  encore  vivre,  et  je  ne  lisais  pas 
la  description  d'une  maladie  que  je  ne  crusse 
être  la  mienne.  Je  suis  sur  que  si  je  n'avais 
pas  été  malade  je  le  serais  devenu  par  cette 
fatale  étude.  Trouvant  daus  chaque  maladie 
des  symptômes  de  la  mienne,  je  croyais  les 
avoir  toutes,  et  j'en  gagnai  par-dessus  une 
plus  cruelle  encore  dont  je  m'étais  cru  déli- 
vré :  la  fantaisie  de  guérir  ;  c'en  est  une 
difficile  a  éviter  quand  on  se  met  à  lire  des 
livres  de  médecine.  A  force  de  chercher,  de 
réfléchir,  de  comparer,  j'allai  m'imaginer 
que  la  base  démon  mal  était  un  polype  au 
cœur,  et  Salomon  lui-même  parut  frappé 
de  cette  idée.  Raisonnablement  je  devais  par- 
tir de  cette  opinion  pour  me  confirmer  dans 
ma  résolution  précédente.  Je  ne  fis  poiut 
ainsi.  Je  tendis  tous  les  ressorts  de  mon 
esprit  pour  chercher  conmient  on  pouvait 
guérir    d'un  polvpe    au  cœur,  résolu  d'en- 

14 


T4B     LES     CONFESSIONS. 

licpicndre  cette  merveilleuse  cure.  Dans  un 
voyage    qu^net  avait    fait    à    iMoutpelIier 
pour  aller  voir  le  jardin   des  plantes,  et  le 
de'uionstrateur  M.   Sniir^^es ,  on    lui   avait 
dit  que  M.  Fizfs  avait  guéri  un  pareil  polype. 
Maman  s'en  souvint  et  m'en  paria.   11   n'eu 
fallut  pas  davautaj^e  pour  m'inspirer  le  désir 
d'aller  consulter  M.  l''izes.  L'espoir  de  gue'rir 
me  fait  retrouver  du  courage   et  dos  forces 
pour  entreprendre  ce  voyai],e.  L'argent  venu 
de  Genève  en  fournit  les  moyens.  Mamanloin 
de  m'en  détourner  m'y   exhorte;  et  me  voila 
parti  pour  Montpellier. 

Je  n'eus    pas  besoin  d'aller  si  loin    pour 
trouverle  médecin  qu'il  me  fallair.  Le  cheval 
me  fatigant   trop,  j'avais   pris  une  chaise  à 
Grenoble.  A  Moiranscinqou  six  antres  chaises 
arrivèrent  à  la  lile  après   la  mienne,  l'our  Je 
coup  c'était  vraiment  l'aventure  des  brancards. 
La  plupait  de  ces  chaises  étaient   Je   cortège 
d'une  nouvelle  mariée  appelée  Mme.  de***. 
Avecelle  était  une  autre  femme  appelée  Mme. 
iV^  ***,  moin.-i  jeune  et  moins  belle  que  Mme. 
de***,  mais  non  moins  «iaïahle  ,  et  qui  de 
Romans,  où  s'arrêtât  celle-ci  ,  devait  pour- 
suivre sa  route  jusqu'au   ***  ,  près  le    pont 
baint -Esprit.    Avec    la   timidité    qu'on   UXQ 


L  I  V  R  E     V  I.  149 

ronnaît,  ou  s'altcnd  que  la  connaissance  ne 
lut  pas  si-tôt  faite  avec  des  femmes  brillantes 
et  la  suite  qui  lc5  entourait  :  mais  eiifîu 
suivant  la  mcuic  route  ,  logeant  dans  les 
mêmes  auberges,  et  sous  peine  de  passer  pour 
un  loup  garou ,  forcé  de  me  présenter  à  la 
même  table  ,  il  fallait  bien  que  cette  connais- 
sance se  fît  ;  elle  se  fit  donc,  et  même  plutôt 
que  je  n'aurais  voulu;  car  tout  ce  fracas  ne 
convenait  guère  u  un  malade,  et  sur-tout  à 
un  malade  de  mon  humeur.  Mais  la  curiosité 
rend  ces  coquines  de  femmes  si  insinuantes  , 
que  pour  parvenir  à  connaître  un  homme  , 
«lies  commencent  par  lui  faire  tourner  la  tête. 
Ainsi  arriva  de  moi.  INTme.  de***,  trop  en- 
tourée de  ses  jeunes  roquets  ,  n'avait  guère 
le  temps  de  m'agacer  ;  et  d'ailleurs  ce  n'eu 
était  pas  la  peine,  puisque  nous  allions  nous 
quitter;  mais  Mme.  A'  ***  ,  moins  obsédée» 
avait  des  provisions  à  faire  pour  sa  route  : 
voilà  ]\rme.  7\'***  qui  m'entreprend,  et  adieu 
le  pauvre  Jea7i-Jact/7/es  ,  ou  plutôt  adieu  la 
fièvre,  les  vapeurs,  le  polype,  tout  part 
auprès  d'elle  ,  hors  certaines  palpitations 
qui  me  restèrent  et  dont  elle  ne  voulait  pas 
me  guérir.  Le  mauvais  état  de  ma  sauté  fut 
le  premier  texte  de  notre  connaissauce.  Ou 

l  5 


3  5o     LES     C  O  N  F  E  S  S  I  O  I\'  S, 

voyait  que  j'étais  malade,  ou  savait  qnç 
j'allais  à  Montpellier,  et  il  faut  que  mon  air 
et  mes  maulères  iraniioncasscut  pas  un  dé- 
baucbé  ;  car  il  fut  clair  dans  la  suite  qu'on, 
ne  m'avait  pas  soupçonne'  d'aller  y  faire  un 
tour  de  casseroUc.  (Quoique  l'état  de  maladie 
ne  soit  pas  pour  un  homiuc  une  grande  re- 
commandation près  des  dames,  il  me  rendit 
toutefois  iatéressaut  pour  celles-ci.  Le  matin 
elles  envoyaient  savoir  de  mes  nouvelles  ,  et 
m'inviter  à  prendre  le  chocolat  avtc  elles  ; 
elles  s'informaient  comment  j'avais  passé  la 
nuit.  Une  fois,  selon  ma  louable  coutume 
de  parler  sans  penser,  je  repondis  que  je  ne 
savais  pas.  Cette  réponse  leur  fit  croire  que 
j'étais  fou;  elles  m'examinèrent  davantarjc, 
et  cet  examen  ne  me  nuisit  pas.  J'entendis 
une  fois  Mme.  de  ***  dire  à  son  amie  :  il 
manque  de  monde,  mais  il  est  aimable.  Ce 
mot  me  rassura  beaucoup  ,  et  lit  que  je  le 
devins  en    effet. 

Eu  se  familiarisant  il  fallait  parler  de  soi, 
dire  d'où  l'on  venait,  qui  l'on  était.  Cela 
m'embarrassait;  car  je  sentais  très-bien  que 
parmi  la  bonne  compagnie  ,  et  avec  des 
fenuncs  galantes  ,  ce  mot  de  nouveau  con- 
verti   m'allait   tuer.    Je    uc  sais  par   quelle 


LIVRE     VI.  i6r 

bizarrerie  je  m'avisai  de  passer  pour  Anglais. 
Je  nie  donnai  pour  jacobite  ,  ou  me  prit  pour 
tel  ;  je  m'appelai  Duddiiig,  et  l'on  m'appela 
3M.  Duddiiig.  Uu  maudit  marquis  de  ***, 
qui  était  là  ,  malade  ainsi  que  moi,  vieux  au 
par-dessus,  et  d'assez  mauvaise  humeur ,  s'a- 
visa de  lier  conversation  avec  M.  Duddiug. 
Il  aie  parla  du  roi  J'^r^z/f^^  du  prétendant , 
de  l'ancienne  cour  de  Saint-Germain.  J'étais 
sur  les  épines.  Je  ne  savais  de  tout  cela  que  le 
peu  que  J'en  avais  lu  dans  le  comte  HamiJion 
et  dans  les  gazettes  ;  cependant  je  fis  de  ce 
peu  si  bon  usage  que  je  me  tirai  d'afiaire  : 
heureux  qu'on  ne  se  fût  pas  avisé  de  me  ques- 
tionner sur  la  langue  anglaise  dont  ;e  ne 
savais  pas  un  seul  mot. 

Toute  la  compagnie  se  convcnait,et  vojait 
à  regret  le  moment  de  se  quitter.  Nousfcsions 
dos  journées  de  limaçon.  Nous  nous  trou- 
vâmes un  dimanche  à  St.  Marcellin  ;  Maie. 
iV***  voulut  aller  à  la  messe,  j'y  fus  avec  elle, 
celafaiUitàgâtermesafTaires.  Jeme  couipoi  lai 
comme  j'ai  toujours  fait.  Sur  ma  contenance 
modeste  et  recueillie,  elle  me  crut  dévot, 
et  prit  de  moi  la  plus  mauvaise  opinion  du 
monde,  coaane  elle  me  l'avoua  deux  jour» 
apics.  Il  uic  fallut  ensuite  beaucoup  de  galau- 

1  6 


1 52     LES     CONFESSION  S. 

teiie  pour  effacer  cette  mauvaise  impression  ' 
ou  plutôt  Mme.  A'***,  eu  femme  d'expe'ricuce 
et  qui  De  se  rebutait  pas  aise'ment,  voulut 
tien  courir  les  risques  de  ses  avances  pour 
•voir  comment  je  ui'tu  t'rcrais.  Elle  m'en  fit 
beaucoup,  et  ûc  te'!cs  que,  bien  cloigne'  de 
prc'sumcr  de  ma  fi-urc,  )?  crus  qu'elle  se 
luoquaitdc  moi.  Sur  cette  iolieil  n'y  eut  sorte 
de  bètiscs  que  je  ne  iissc;  c'était  pis  que  le 
marquis  (\\x  Legs.  Mme.  iV***  tint  bon,  me 
fit  tant  d'agaceries  ,  et  me  dit  des  cboscs  si 
tendres,  qu'un  bomine  beaucoup  moins  sot 
eût  eu  bien  de  la  peine  à  prendre  tout  cela 
se'rieusement.  Plus  elle  en  fesait,  plus  elle  me 
conDrmait  dans  mon  idée  ;  et  ce  qui  me 
tourmentaitdavantage,e'laitqu'à  bon  compte 
je  me  prenais  d'auiour  tout  de  bon.  Je  me 
disais  ,  et  je  lui  disais  en  soupirant  :  ah  !  que 
tout  cela  n'est-il  vrai  !  je  serais  le  plus  heureux 
des  hommes.  Je  crois  que  ma  simplicité  de 
novice  ne  fit  qu'irriter  sa  fantaisie  ;  clic  n'en 
voulut  pas  avoir  le  démenti. 

Nous  avions  laissé  à  Romans  Mme.  de*** 
et  sa  suite.  Nous  continuions  notre  route  le 
plus  lentement  et  le  j)his  agréablement  du 
monde  ,  Mme.  iV***,  le  marquis  de***  et  moi. 
Le  marquis,  quoique  malade  et  grondeur. 


L  I  Y  R  E     T  I.  i53 

était  un  as.soz  hon-hominc  ,  mais  qui  n'aimait 
pas  trop  à  manger  son  pain  à  la  fumée  du 
rôti  .  Mme.  A'***  cachait  si  peu  le  goût  qu'elle 
avait  pour  moi,  qu'il  s'en  aperçut  plutôt 
que  moi-mcuic  ;  et  ses  sarcasmes  uiali us  au- 
raient dû  me  donner  au  moins  la  confiance 
que  je  n'osais  prendre  anx  bontés  de  la  dame, 
si  par  un  travers  d'esprit  dont  moi  seul  étais 
capable,  je  ne  m'étais  imaginé  qn'ilss'enten- 
daient  pour  mi-  pcrsiftler.  Cette  sotte  idée 
acheva  de  me  renverser  la  tête  ,  et  me  fit  faire 
le  plus  plat  personnage  dans  une  situation 
où  mon  cœur  étant  réellement  pris  m'en 
pouvait  dicter  un  assez  brillant.  Je  ne  cou- 
cois  pas  comment  Mme.  iV  ***  ne  se  rebuta 
pai  de  ma  maussaderie,  et  ne  me  congédia 
pas  avec  le  dernier  mépris  :  mais  c'était  une 
fcmmed'cspritqui  .savaitdiscernerson  monde, 
et  qui  voyait  bien  qu'il  y  avait  j)lus  de  bêtise 
que  de  tiédeur  dans  mes  procédés. 

Elle  parvint  enfin  a  se  faire  entendre,  et 
ce  ne  fut  pas  sans  peine.  A  Valence  nous 
étions  arrivés  pour  dîner  ,  et  selon  notre 
louable  coutume  nous  v  passâmes  le  reste 
du  jour.  Nous  étions  logés  hors  de  la  ville  à 
St.-.Tacqucs  ;  je  me  souviendrai  toujours  de 
celte  auberge  aiusi  que  de  la  chambre  que 


î54     LES     CONFESSIONS. 

jVIine.  jV***  y  occupait,  j^pvès  le  dinc  elle 
voulut  se  promener  ;  elle  savait  que  le  mar- 
quis n'était  pas  allant  :  c'était  le  moyeu  de  se 
iiiéuager  un  téte-à-tétc  dont  elle  avait  bieu 
résolu  de  tirer  parti  ;  car  il  n'y  avait  plus 
de  temps  à  perdre  pour  en  avoir  à  mettre 
à  prolit.  Nous  nous  promenions  autour  de 
la  ville,  le  long  des  fossés.  Là  je  repris  la 
longue  histoire  de  mes  complaintes  auxquelles 
elle  repondait  d'un  ton  si  tendre,  me  pres- 
sant quelquefois  contre  son  cœur  le  bras 
qu'elle  tenait  ,  qu'il  fallait  une  stupidité 
pareille  à  la  mienne  pour  m'empécher  de 
vérifier  si  elle  parlait  sérieusement.  Ce  qu'il 
y  avait  d'impayable  était  que  j'étais  moi- 
même  excessivement  ciwu.  J'ai  dit  qu'elle 
était  aimable  :  l'amour  la  rendait  cliarmantc  : 
il  lui  rendait  tout  l'éclat  de  la  première  jeu- 
nesse ;  et  elle  ménageait  ses  agacerie*  avec 
tant  d'art,  qu'elle  aurait  séduit  un  bomuie 
à  l'épreuve.  J'étais  donc  fort  mal  à  mon  aise 
et  toujours  sur  le  point  de  m'émanciper.  Mais 
la  crainte  d'on'enscr  on  de  déplaire, la  frayeur 
plus  grande  encore  d'»'lrebué,  siiïlé,  berné, 
de  fournir  une  histoire  à  table  ,  et  d'être 
complimenté  sur  mes  entreprises  par  l'impi- 
toyable marquis ,  me  ictmreut  au  poiul  d'èlre 


L  I  V  R  E     V  I.  1^5 

indignr'  raoi-inéme  de  ma  sotte  honte  ,  et  de 
ne  la  pouvoir  vaiucre  en  me  la  reprochant. 
J'étais  au  supplice  ;  j'avais  déjà  quitté  mes 
propos  de  Céladon  dont  je  sentais  tout  le 
ridicule  en  si  beau  chemin  :  ne  sachant  plus 
quelle  contenance  tenir  ni  que  dire  ,  je  me 
taisais  ;  j'avais  l'air  boudeur;  enfin  je  fesais 
tout  ce  qu'il  fallait  pour  m'attirer  le  traite- 
ment que  j'avais  redouté.  Heureusement 
Mme.  iV***  prit  un  parti  plus  humain.  Elle 
iutcrrompit  brusquement  ce  silence  en  pas- 
sant un  bras  autour  de  mon  cou  ,  et  dans 
l'instant  sa  bouche  parla  trop  clairement 
sur  la  mienne  pour  me  laisser  mon  erreur. 
La  crise  ue  pouvait  se  faire  plus  à  propos. 
Je  devins  aimable.  Il  en  était  temps.  Elle 
m'avait  donné  cette  confiance  dont  le  défaut 
m'a  presque  toujours  empêché  d'rtre  moi. 
Je  le  fus  alors.  Jamais  mes  yeux,  mes  sens  , 
xuon  cœur  et  ma  bouche  n'ont  si  bien 
parlé  ;  jamais  je  u'ai  si  pleinement  réparé 
mes  torts  :  et  si  cette  petite  conquête  avait 
coûté  des  soins  à  Mme.  iV***,  j'eus  lieu  do 
croire  qu'elle  n'y  avait  pas    regret. 

Quand  je  vivrais  cent  ans  ,  je  ne  me  rappel- 
lerais jamais  sans  plaisir  le  souvenir  de  cette 
charicautc  femme.  Je  dis  chaimautc  ,quoi- 


1 56     LES     CONFESSIONS. 

qu'elle  ne  fi'it  ni  belle  ni  jeune  ;  mais  n'e'tant 
noa  plus  ni  laide  ni  vieille,  elle  n'avait  lieu 
daus  sa  figure  qui  empêchât  son  esprit  et 
ses  grâces  de  l'aire  tout  leur  elt'ct.  Tout  au 
contraire  des  autres  feiuuies,  ce  qu'elle  avait 
de  uioins  irais  était  le  visage  ,  et  je  crois  que 
le  rouge  le  lui  avait  gâté.  Elle  avait  ses  raisons 
pour  être  facile  :  c'était  le  moyen  de  valoir 
tout  sou  prix. On  pouvait  la  voir  sans  l'aiuier  , 
mais  i.on  pas  la  posséder  sans  l'adorer  ;  et 
cela  prouve  ,  ce  me  semble  ,  qu'elle  n'était 
pas  toujours  aussi  prodigue  de  ses  bonlc's 
qu'elle  le  fut  avec  mo'.  Elle  s'était  prise  d'iui 
goiit  trop  prompt  et  trop  vif  pour  être  excu- 
sable ,  mais  où  le  cœur  entrait  du  moins  au- 
tant que  les  sens  ;  et  duiant  le  temps  court 
et  dclicicuv  que  je  passai  auprès  d'elle,  j'eus 
lieu  de  croire  ,aux  ménagemens  forcés  qu'elle 
m'imposait  ,  que  ,  quoique  sensuelle  et  vo- 
luptueuse ,  elle  aimait  encore  mieux  ma  santé 
que  ses  plaisirs. 

Notre  intelligence  n'échappa  pas  au  mar- 
quis. Il  n'en  tirait  pas  moins  sur  moi  :  au 
contraire  ,  il  me  traitait  plus  que  jamais  en 
pauvre  amoureux  transi ,  martyr  des  rigueurs 
de  sa  dame.  Jl  ne  lui  échappa  jamais  un 
mot  ,  un  sourire  ,  uu   regard  qui  put   ui« 


L  I  V  R  E     V  I.  i57 

faire  soupçonner  qu'il  nons  ei'it  devinés  ; 
et  je  l'aurais  cru  noire  dupe,  si  ^Ime.  iV***  , 
qui  voyait  mieux  que  moi  ,  ne  m'eut  dit 
qu'il  ne  l'était  pas  ,  mais  qu'il  était  galant 
homme  :  et  eu  effet  on  ne  saurait  avoir  des 
attentions  plus  honnêtes  ,  ni  se  comporter 
pins  poliment  qu'il  tit  toujours  ,  même  en- 
vers moi  ,  saut  ses  plaisanteries  ,  sur-tout 
depuis  mon  succès  ;  il  m'en  attribuait  l'iion- 
Meur  peut-être  et  me  supposait  moins  sot 
que  je  ne  l'avais  paru:  il  se  trompait ,  comme 
on  a  vu  ,  mais  n'importe  ;  je  profitais  de 
son  erreur  ,  et  il  est  vrai  qu'alors  les  rieurs 
étant  pour  moi  ,  je  prêtais  le  ilanc  de  bon 
cœurct  d'assez  bonne  grâce  à  ses  cpigranimcs  , 
et  j'y  ripostais  quelquefois  même  assez  heu- 
reusement ,  tout  fier  de  me  faire  honneur 
auprès  de  Aime.  JV***  de  l'esprit  qu'elle 
m'avait  don  né.  Je  n'étais  plus  le  même  homme. 
Nous  étions  dans  un  pays  et  dans  une 
saison  de  bonne  chère.  Nous  la  fesions  par- 
tout excellente  grâce  aux  bons  soins  du  mar- 
quis. Je  me  serais  pourtant  passé  qu'il  les 
étendît  jusqu'à  nos  chambres  ;  mais  il  en- 
voyait devant  son  laquais  pour  les  retenir; 
et  le  coquin  ,  soit  do  sou  chef  ,  .-^oit  par 
l'ordre  de  sou  maître ,  le  logeait  toujours 


i58     LES     CONFESSIONS. 

à  côté  de  Mme.  ^V**"  ,  et  me  fourrait  à 
l'autre  bout  de  la  maison  ;  mais  cela  ne  m'em- 
barrassait guère  ,  et  nos  rendez-vous  n'en 
étaient  que  plus  piquaus.  Cette  vie  délicieuse 
dura  quatre  ou  cinq  jours  pendant  lesquels 
je  m'enivrai  des  plus  douces  voluptés.  Je  les 
goûtai  pures  ,  vives  ,  sans  aucun  mélange 
de  peines  ;  ce  sont  les  premières  et  les  seules 
que  j'aie  ainsi  goûtées  :  et  je  puis  dire  que 
je  dois  à  Mme.  JV***  de  ne  pas  mourir  sans 
avoir  connu   le  plaisir. 

Si  ce  que  je  sentais  pour  elle  n'était  pas 
précisément  de  l'amour,  c'était  du  moius 
un  retour  si  tendre  pour  celui  qu'elle  me 
témoignait  ;  c'était  une  sensualité  si  brillante 
dans  le  plaisir  et  une  intimité  si  douce  dans 
les  entretiens,  qu'elle  avait  tout  le  charme 
de  la  passion  sans  en  avoir  le  délire  qui 
tourne  la  tète  et  fait  qu'on  ne  sait  pas  jouir. 
Je  n'ai  senti  l'amour  vrai  qu'une  seule  fois 
en  ma  vie,  et  ce  ne  fut  pas  auprès  d'elle. 
Je  ne  l'aimais  pas  non  plus  comme  j'avais 
aimé  et  comme  j'aimais  Mme.  de  Tfarens  ; 
mais  c'était  pour  cela  même  que  je  la  pos- 
sédais cent  fois  mieux.  Près  de  maman  i^on 
plaisir  était  toujours  trouble  par  un  senti- 
ment de  tristesse,  par  un  secret  serrement 


L  ï  V  R  E     Y  r.  159 

de  cœur  que  je  ne  surmontais  pas  sans  peine  ; 
aii-licu  de  rue  féliciter  de  la  posse'der,  je  me 
reprochais  de  l'avilir.  Près  de  Mme.  iV"*** 
au  contraire,  fier  d'être  homme  et  d'être 
heureux,  je  me  livrais  à  mes  sens  avec  joie, 
avec  confiance  ;  je  partageais  l'impressioa 
que  je  fcsais  sur  les  siens  ;  j'étais  assez  à 
moi  pour  contempler  avec  autant  de  vanité 
que  de  volupté  mon  triomphe,  et  pour  tirer 
de-là  de  quoi  le  redoubler. 

Je  ne  me  souviens  pas  de  l'endroit  où 
nous  quitta  le  marquis  qui  était  du  pays  5 
mais  nous  nous  trouvâmes  seuls  avant  d'ar- 
river à  ^^ontelimart ,  et  dès-lors  Mme.  A*** 
c'tablit  sa  fcmme-de-chamhre  dans  ma  chaise, 
et  je  passai  dans  la  sienne  avec  elle.  Je  puis 
assurer  que  la  route  ne  nous  ennuyait  pas 
de  cette  manière,  et  j'aurais  eu  bien  de  la 
peine  à  dire  comment  le  pays  que  noiw 
parcourions  était  fait.  A  Montelimait  elle 
eut  des  affaires  qui  l'y  retinrent  trois  jours, 
durant  lesquels  elle  ne  me  quitta  pourtant 
qu'un  quart-d'heure  pour  une  visite  qui  lui 
attira  des  importimités  désolantes  et  des 
invitations  qu'elle  n'eut  garde  d'accepter. 
Elle  prétexta  des  incommodités  ,  qui  ne  nous 
empêchèrent  pourtant  pas  d'aller  nous  pro- 


i6o     LES     CONFESSIONS. 

mener  tous  les  jours  tête-à-tête  dans  le  plus 
beau  pays  et  sous  le  plus  beau  ciel  du  moudc. 
Oh,  ces  trois  jours  !  j'ai  dii  les  regretter 
quelquefois  ;  il  u'cu  est  plus  reyeuu  de 
semblables. 

Des  amours  de  voyage  ne  sont  pas  faits 
pour  durer.  11  fallut  nous  se'parer ,  et  j'avoue 
qu'il  eu  était  temps  ,  non  que  je  fusse  rassasié 
ni  prêt  à  l'être,  je  m'attachais  chaque  jour 
davantage;  mais  malgré  toute  la  discréliou 
ds  la  dame  ,  il  ne  me  restait  guère  que  la 
bonne  Yoloiitc.  Nous  donnâmes  le  change 
à  nos  regrets  par  des  projets  pour  notre 
réunion.  Il  fut  décidé  que,  puisque  ce  ré- 
gime me  fcsait  du  bien,  j'en  userais,  et  que 
j'irais  passer  l'hiver  au  ***  sous  la  direction 
de  Mme.  iV  ***.  Je  devais  seulcmcut  rester  à 
Montpellier  cinq  ou  six  semaines  pour  lui 
laisser  le  temps  de  préparer  les  choses  de 
manière  à  prévenir  les  caquets.  Elle  me  donna 
d'amples  instructions  sur  ce  que  je  devais 
savoir ,  sur  ce  que  je  devais  dire  ,  sur  la 
manière  dont  je  devais  me  comporter.  Ku 
attendant,  nous  devions  nous  écrire.  Elie 
lue  parla  beaucoup  et  sérieusement  du  soin 
de  ma  santé  ,  m'exhorta  de  consulter  d'habih-s 
gens,  détrc  ircs-alteiitif  à  tout  ce  qu'il»  me 


L  I  V  R  E     V  I.  jCi 

prescriraient,  et  se  chargea,  quelque  se'vère 
que  pût  être  leur  ordonuauce  ,  de  me  la 
faire  exécuter  tandis  que  je  serais  auprès 
d'elle.  Je  crois  qu'elle  parlait  sincèrement 
car  elle  m'aimait  :  elle  m'en  donna  mille 
preuves  plus  sures  que  des  faveur.'-.  Elle  ju'^ca 
par  mon  équipage  ,  que  je  ne  nageais  pas 
dans  l'opulence  ;  quoiqu'elle  ne  fut  pas  riche 
ellc-uiéme,  elle  voulut  à  notre  séparation 
me  forcer  de  partager  sa  bourse  qu'elle 
apportait  de  Grenoble  assez  bien  garnie  et 
j'eus  beaucoup  de  peine  à  m'en  défendre. 
Enfin  je  la  quittai  le  cœur  tout  plein  d'elle, 
et  lui  laissant,  ce  me  semble,  un  véritable 
attachement  pour  moi. 

J'achevais  ma  route  en  la  rcconimenrant 
dans  mes  souvenirs,  et  pour  le  coup  très- 
content  d'être  dans  une  bonne  chaise  pour 
y  rêver  plus  à  mon  aise  aux  plaisirs  que 
j'avais  goûtés  ,  et  à  ceux  qui  m'étaient  promis. 
Je  ne  pensais  qu'au***  et  à  la  charmante  vie 
qui  m'y  attendait.  Je  ne  voyais  que  Mme. 
JV***  et  ses  cutours.  Tout  le  reste  de  l'univeis 
«'était  rien  pour  moi  ,  maman  même  était 
oubliée.  Je  m'occupais  à  combiner  dans  ma 
tête  tous  les  détails  dans  lesquels  ^Mme.  A  '** 
était  entrée  pour  aie  faire  d'avance  une  idée 


i62     LES     CONFESSIONS. 

de  sa  demeure  ,  de  son  voisinage  ,  de  ses 
sociétés,  de  toute  sa  manière  de  vivre.  Elle 
avait  une  fille  dout  elle  m'avait  pîTrlé  très- 
souvent  eu  mère  idolâtre.  Cette  fille  avait 
quinze  ans  passes  ;  elle  était  vive,  charmante, 
et  d'uu  caractère  aimable  On  m'avait  promis 
que  j'eu  serais  caressé ,  je  n'avais  pas  oublié 
cette  promesse;  et  j'étais  fort  curieux  d'ima- 
giner comment  Mlle.  i\"***  traiterait  le  boa 
ami  de  sa  maman.  Tels  furent  les  su)cts  de 
mes  rêveries  depuis  le  pout  Saint-Esprit 
jusqu'à  Remoulin.  On  m'avait  dit  d'aller 
voir  le  pont  du  Gard  ;  je  n'y  manquai  pas. 
Après  un  déjeûné  d'excellentes  figues  ,  je 
pris  un  guide  et  j'allai  voir  le  pont  du  Gard. 
C'était  le  premier  ouvrage  des  Romains  que 
j'eusse  vu.  Je  m'attendais  ti  voir  un  monu- 
ment cligne  des  maius  qui  l'avaient  construit. 
Pour  le  coup  l'objet  passa  mon  attente,  et 
ce  fut  la  seule  fois  en  ma  vie.  Il  n'appar- 
tenait qu'aux  Romains  de  produire  cet  effet. 
L'aspect  de  ce  siu:ple  et  noble  ouvrage  me 
frappa  d'autant  plus  qu'il  est  au  milieu  d'un 
désert,  où  le  silence  et  la  solitude  rendent 
l'objet  plus  frappant  et  l'admiration  plus 
vive  ;  car  ce  prétendu  pont  n'était  qu'un 
aqueduc.    Ou    se   dcmaudc    quelle    force   a 


L  I  V  R  E     V  I.  i63 

transporté  ces  pierres  énormes  si  loin  de 
toute  carrière,  et  a  réuni  les  bras  de  tant 
de  milliers  d'hotumes  dans  un  lieu  où  il  n'en 
habite  aucun  ?  Je  parcourus  les  trois  étages 
de  ce  superbe  édifice,  que  le  respect  m'em- 
pêchait presque  d'oser  fouler  sous  mes  pieds. 
Le  retentissement  de  mes  pas  sous  ces  im- 
menses voûtes  me  fesait  croire  entendre  la 
forte  voix  de  ceux  qui  les  avaient  bâties.  Je 
me  perdais  comme  un  insecte  dans  cette  im- 
mensité. Je  sentais  tout  en  me  fesant  petit, 
je  ne  sais  quoi  qui  m'élcvait  l'ame,  et  Je  me 
disais  en  soupirant  :  que  ne  suis-je  né  romain  ! 
Je  restai  là  plusieurs  heures  dans  une  con- 
templation ravissante.  Je  m'en  revins  distrait 
et  rêveur,  et  cette  rêverie  ne  fut  pas  favorable 
à  Mme.  iV***.  Elle  avait  bien  songé  à  me 
prémunir  contre  les  filles  de  Montpellier, 
mais  non  pas  contre  le  pont  du  Gard.  Oa 
ne  s'avise  jamais  de  tout. 

A  Nîmes  j'allai  voir  les  Arènes  ;  c'est  un 
ouvrage  beaucoup  plus  magnibqnc  que  le 
pont  du  Gard,  et  qui  me  lit  beaucoup  moius 
d'impression  ,  soit  que  mon  admiration  se 
fut  épuisée  sur  le  premier  objet,  soit  que  la 
situation  de  l'autre  au  milieu  d'une  ville  fut 
moins  propvc  a  l'exciter.  Ce  vaste  et  superb» 


104     LES     CONFESSIONS. 

cirque  est  entouré  de  vilnines  petites  iiiaI-< 
sons,  et  d'autres  maisons  plus  petites  cl  plus 
vilaines  encore  en  remplissent  l'Arène  •  de 
sorte  que  le  tout  ne  produit  qu'un  efTct  dis- 
parate et  confus ,  où  le  rei^ret  et  l'indijinatiou 
étouffent  le  plaisir  et  la  surprise.  J'ai  vu 
depuis  le  cirque  de  Vérone  infiniment  plus 
petit  et  moins  beau  que  celui  de  Nîmes,  mais 
entretenu  et  conservé  avec  toute  la  décence 
et  la  propreté  possibles  ,  et  qui  par  cela  uicnie 
me  fit  une  imprcs-sion  plus  forte  et  plus 
aççréable.  Les  Français  n'ont  soin  de  rien  et 
ne  respectent  aucun  monument.  Ils  sont  tout 
feu  pour  entreprendre,  et  ne  savent  rien  iinir 
ni  rien  entretenir. 

J'étais  changé  à  tel  point,  et  ma  sensua- 
lité mise  en  exercice  s'était  si  bien  éveillée, 
que  je  m'arrêtai  un  jour  au  pont  de  Lnuel 
pour  y  faire  bonne  clière  ,  avec  tle  la  com- 
pagnie qui  s'y  trouva.  Ce  cabaret ,  le  plus 
estimé  de  l'Europe,  méritait  alors  de  l'être. 
Ceux  qui  le  tenaient  avaient  su  tirer  parti 
de  son  heureuse  situation  pour  le  tenir  abon- 
damment approvisionné  et  avec  choix,  (tétait 
léellement  une  chose  curieuse  de  trouver  dans 
une  maison  seule  et  isolée  au  nulieu  de  la 
«ampague,  une  table  fourme  eu  poiison  de 

uicr 


L  I  V  R  E     V  I.  i65 

mer  et  d'eau  douce,  en  gibier  excelleiit,  eu 
viiis  Dus,  servie  avec  ces  attciilious  et  ces 
soins  qu'on  ne  trouve  que  chez  les  grands 
et  les  riches,  et  tout  cela  pour  vos  trente- 
cinq  sous.  AJais  le  pont  de  Liniel  ne  resta 
pas  long-temj)s  sur  ce  pied  ,  et  à  force 
d'user  sa  rcpulaLio'i  ,  il  la  perdit  ciiiin  tout- 
à-I'ait. 

J'avais  onblie'  dnrart  ma  route  que  j'ctais 
malade;)?  ui'eu  souvins  en  arrivant  à  Alont- 
pellicr.  Mes  vaj)eurs  étaient  bien  f^uc'ries  , 
inais  tons  mes  autres  uiaux  me  restaient;  et 
quoique  l'habitude  m'y  rendît  moins  sensible, 
c'en  était  assez  ponr  se  croire  moi  ta  qui  s'ea 
trouverait  attaqué  toiU  d'un  eou|).  Eu  efi'et 
ils  étaient  moins  douloureux  qu'iflVayans  , 
et  Cesaicnt  plu:;  souflVir  l'esprit  que  le  corrs 
dont  ils  semblaient  annoncer  la  destruction. 
Cela  fcsait  que  ,  distrait  par  des  passions 
vives  ,  Je  ne  songeais  phis  à  mon  état  ;  mais 
couimc  il  n'était  pas  iuiai^inaire ,  je  le  sentais 
si-tôt  que  j'étais  de  saiif^-froid.  Je  songeai 
donc  .érieusement  aux  conseils  de  madame 
JV***  et  au  but  de  mon  voyage.  J'allai  cou- 
eulter  ks  praticiens  les  plus  illustres  ,  sur- 
tout M.  J'/zf-^  ,  et  pour  surabondance  de 
précaution  je  me   mis    en  pcusion   chea  uu 

mémoires,  Tuiue  II.  K 


i66     LES     CONFESSIONS. 

Xnédecin.  C'était  un.  Irlandais  appelé  FitZ" 
Moris  ,  qui  tenait  une  table  assez  nombreuse 
d'ctudians  en  uiédccinc;  et  il  y  avait  cela  de 
commode  pour  lui  malade  à  s'y  mettre,  que 
]\i.  Fiti-Moï-is  se  contentait  d'une  pensioa 
honnête   pour  la  nourriture  ,   et  ne  prenait 
rien   de    ses  pensionnaires   pour    ses  soins  , 
comme  niexlccin.  Il  se  chargea  de  rexécutioii 
des  ordonnances  de  M.  Fizes ,  et  de  veiller 
sur  ma  santé.  Il  s'acquitta  fort  bien  de  cet 
emploi  quant  au  régime;  on  ne  gagnait  pas 
d'indigestions  à  cette  pension-là  :  et  quoique 
je  ne  sois  pas   fort   sensible  aux   privations 
de  cette  espèce  ,  les  objets  de  comparaison 
étalent  si  proches,  que  je  ne  pouvais  ni'em- 
pcchër  de  trouver  quelquefois  en  moi-même 
que  M***  était  un  meilleur  pourvoyeur  que 
M.   Fitz-Moris.  Cependant   comme    on  ne 
mourait  pas  de  faijn  non  plus,  et  que  toute 
cette  jeunesse  était  fort  gaie,  cette  manière 
de  vivre  me  lit  du  bien  réellement,  et  m'ein- 
~  pccha  de  retomber  dans  mes   langueurs.   Je 
passais  la  matinée  à  prendre  des   drogues, 
sur-tout  je  ne  sais   quelles   eaux,  je  crois  les 
eaux  de  Vais,  et  à  écrire  à  madame  J\'***  ; 
car  la  correspondance    allait    son   train  ,    et 
Mousseau  se  chariTcait   de  retirer  les  lettres 


L  I  V  R  E     V  I.  167 

de  son  ami  Dudding.  A  midi  j'allais  faire 
un  tour  à  la  Canourgue  avec  quelqu'un  de 
nos  )eunes  commensaux,  qui  tous  étaient  de 
très-bons  enfans:  ou  se  rassemblait,  on  allait 
dîner.  J^près  dîné  ,  nne  importante  aliaire 
occupait  la  plupart  d'entre  nous  jusqu'au 
soir:  c'e'tait  d'aller  hors  de  la  ville  jouer  le 
goûté  en  deux  ou  trois  parties  de  mail.  Je 
ne  jouais  pas  ,  je  n'en  avais  ni  la  force  ni 
l'adresse,  mais  je  pariais:  et  suivant  avec 
l'intérct  du  pari  nos  joueurs  et  leurs  boules 
à  travers  des  chemins  raboteux  et  pleins  de 
pierres  ,  je  fesais  un  exercice  agréable  et  salu- 
taire qui  me  convenait  tout-à-fait.  On  goûtait 
dans  un  cabaret  hors  la  ville.  Je  n'ai  pas 
besoin  de  dire  que  ces  goûtés  étaient  gais, 
mais  j'ajouterai  qu'ils  étaient  assez  décens, 
quoique  les  filles  du  cabaret  fussent  jolies. 
M.  Fit~-Morls  ,  grand  joueur  de  mail ,  était 
notre  président;  et  je  puis  dire  ,  malgré  la 
mauvaise  réputation  des  étudians,  que  je 
trouvai  plus  de  mœurs  et  d'honnêteté  parmi 
toute  cette  jeunesse,  qu'il  ne  sérail  aisé  d'en 
trouver  dans  le  mcmenombred'honuiies  faits. 
Ils  étaient  plus  bruyans  que  crapuleux  ,  plus 
gais  que  libertins;  et  je  me  n»onte  si  aisé- 
ment à  uu  train  de  vie  quand  il  est  voloii- 

K  2 


i68     LES     CONFESSIONS. 

taire,  que  Je  n'aurais  pas  mieux  demande 
que  de  voir  durer  celui-là  toujours.  11  y 
avait  paruii  ces  c'tudinns  plusieurs  Irlandais 
avec  lesquels  je  tâchais  d'appreudre  quelques 
mots  d'anglais  par  précaution  pour  le  ***  , 
car  le  temps  approchait  de  m'y  rendre.  Mme. 
iV***  m'en  pressait  chaque  ordinaire,  et  je 
me  préparais  à  lui  obéir.  Il  était  clnir  que 
jues  médecins,  qui  n'avaient  rien  comjjris  à 
mon  mal,  me  regardaient  comme  un  malade 
imaginaire,  et  me  traitaient  sur  ce  pied, 
avec  leur  squiue  ,  leurs  eaux  et  leur  petit- 
lait.  Tout  an  contraire  des  théologiens,  les 
médecins  ,  et  les  philosophes  n'admettent 
pour  vrai  que  ce  qu'ils  peuvent  exj)liqiier  , 
et  font  de  leur  inlellige;ice  la  mc.-îuro  des 
possibles.  Ces  mes.sieurs  ne  connaissaient  rien 
à  mon  mal;  donc  je  n'étais  pas  malade:  car 
conunentsupposer  que  desdoetcurs  ne  sussent 
pas  tout?  Je  \  is  qu'ils  ne  chcMcliaient  qu'à 
m'amuser  et  m;-  faire  manger  mon  argent; 
et  jugeant  que  leur  substitut  du  *  *  *  ferait 
cela  tout  au  si  bien  qu'eux,  mais  plus  agréa- 
blement, je  résolus  de  lui  donner  la  préfé- 
rence ,  et  )e  quittai  iMontpellier  dans  cette  sage 
iiilenlion. 

Je  partis  vers  la  liu  de  novembre  après  six 


L  I  V  R  E     V  r.  169 

semaines  ou  deux  aïois  de  séjour  dans  cette 
ville,  où  je  laissai  une  douzaine  de  louis 
sans  aucun  profit  pour  ma  santé  ui  pour 
mou  instruction  si  ce  n'est  un  cours  d'ana- 
tomie  ,  commencé  sous  M.  Fitz-Moris  ^  et 
que  je  fus  obligé  d'abandonner  par  l'horrible 
puanteur  des  cadavres  qu'où  disséquait,  et 
qu'il  nie  fut  impossible  de  supporter. 

Mal  à  luou  aise  au-dedans  de  moi  sur  la 
résolution  que  j'avais  prise  ,  j'y  léliéclussais 
eu  m'avançaut  toujours  vers  le  pont  Saint» 
Esprit  qui  était  également  la  route  du*** 
et  de  Cliaiabéri.  Les  souvenirs  de  maman  et 
ses  lettres  ,  quoique  moins  fréquentes  que 
celles  de  Mme.  ^V***,  réveillaient  dans  mou 
coeur  des  remords  que  J'avais  étouftes  durant 
ma  première  route.  Ils  devinrent  si  vifs  au 
retour  ,  que  balançant  Vautour  du  plaisir  ^ 
ils  uic  mirent  en  état  d'écouter  la  raisou  seule. 
D'abord  dans  le  rôle  d'aveuturi  r  que  j'allais- 
recommencer  je  pouvais  être  moins  heureux 
que  la  première  fois  ;  il  ne  fallait  dans  tout 
le***  qu'une  seule  personne  qui  eut  été  eu 
Angleteire,  qui  connut  les  Anglais,  ou  qui 
sût  leur  langue  ,  |)our  me  démasquer.  La 
famille  de  Mme.  A"**  pouvait  se  prendra 
de  mauvaise  humeur  contre  uioi,  et  me  trai- 

K    3 


I70     LES     CONFESSIONS. 

ter  peu  honnêtement.  Sa  fille  y  à  laquelle 
malgré  moi  je  pensais  plus  qu'il  n'eut  fallu, 
ïu'inquiétait  encore.  Je  tremblais  d'en  devenir 
amoureux  ,  et  cette  peur  fesait  déjà  la  moitié 
de  l'ouvrage.  Allais-jc  donc,  pour  prix  des 
bonte's  de  la  mère,  chercher  à  corrompre  sa 
fille  ,  à  lier  le  plus  détestable  commerce  ,  à 
mettre  la  disscution  ,  le  déshonneur  ,  le  scan- 
dale ,  et  l'eufer  dans  sa  maison  ?  Cette  idée 
xne  fit  horreur,  je  pris  bien  la  ferme  résolu- 
tion de  me  combattre  et  de  me  vaincre  ,  si 
ce  mallieurcux  penchant  venait  à  se  déclarer. 
.  Mais  pourquoi  m'exposera  ce  combat?  Quel 
misérable  état  de  vivre  avec  la  mère  dont  je 
serais  rassasié,  et  de  brûler  pour  la  fille 
sans  oser  lui  montrer  mon  cœur  ?  (^)u€lle 
récessité  d*aller  cherclicr  cet  état  ,  et  m'e\- 
poser  aux  malheurs  ,  aux  allVonts  ,  aux 
lemtords  »  pour  des  plaisirs  dont  j'avais 
d'avance  épuisé  le  pins  grand  charme  ?  car 
il  est  certain  que  ina  fantaisie  avait  perdu  sa 
première  vivacité.  I,e  goût  du  plaisir  y  était 
encore  ,  mais  la  passion  n'y  était  plus.  A  cela 
se  méhTieut  des  réflexions  relatives  à  ma 
ituation  ,  à  mes  devoirs,  à  cette  maman  si 
bonne ,  si  généreuse  ,  qui  ,  déjà  chargée  de 
dettes,  l'étaitcucore  de  mes  folies  dépenses. 


L  I  V  R.  E     V  I.  171 

qui  s'cpuisait  pour  moi ,  et  que  je  trompais 
si  indignement.  Ce  reproche  devint  si  vif 
qu'il  l'emporta  à  la  fin.  En  approchant  du 
Saint-Esprit,  je  pris  la  résolution  de  brûler 
l'e'tapc  du  ***  ,  et  de  passer  tout  droit.  Je 
l'exécutai  courageusement ,  avec  quelques 
soupirs,  je  l'avoue;  mais  aussi  avec  cette 
satisfaction  intérieure  que  je  goûtais  pour 
la  première  fois  de  ma  vie  de  lue  dire:  je 
mérite  ma  propre  estime;  je  sais  préférer 
mon  devoir  à  mon  plaisir.  Voilà  la  première 
obligation  véritable  que  j'aie  ù  l'étude.  C'était 
elle  qui  m'avait  appris  à  réfléchir,  à  com- 
parer. Après  les  principes  si  purs  que  j'avais 
adoptés  il  y  avait  peu  de  temps  ;  après  les 
règles  de  sagesse  et  de  vertu  que  je  m'étais 
faites  et  que  je  m'étais  senti  si  fier  de  suivre: 
la  honte  d'être  si  peu  conséquent  à  moi- 
même  ,  de  démentir  si-tôt  et  si  haut  mes 
propres  maximes,  l'emporta  sur  la  volupté; 
l'orgueil  eut  peut-être  autant  de  part  à 
ma  résolution  que  la  vertu  ;  mais  si  cet 
orgueil  n'est  pas  la  vertu  même  ,  il  a  des 
effets  si  semblables  qu'il  est  pardonnable  de 
s'y  tromper. 

Ij'uu  des  avantages  des  bonnes  actions  est 
d'cleyer  l'ame  et  de  I9  disposer  à  eu  faire  do 


Ï72     LES     CONFESSIONS. 

meilleures  :  car  telle  est  la  faiblesse  humaine  ," 
qu'on  doit  mettre  au  nombre  des  bonnes  ac- 
tions ,  rabstinence  du  mal  qu'on  est  tenté  de 
commettre.  Si-tôt  que  )'cus  pris  ma  résolution 
je  devins  un  autre  bonune  ,  ou  plutôt  je  rede- 
vins celui  que  j  étais  auparavant  ,  et  que  ce 
moment  d'ivnsse  avait  fuit  disparaître.  Plein 
de  bons  scntimens  et  de  bonnes  resolutions, 
}e  continuai  uia  route  dans  la  bonne  intention 
d'expier  ma  faute  ;  ne  pensant  qu'à  régler 
désormais  ma  conduite  surks  lois  de  la  vertu  , 
à  me  consacrer  sans  réserve  au  service  de  la 
meilleure  des  mères  ,  à  lui  vouer  autant  de 
fidélité  que  j'avais  d'attachement  pour  elle  , 
et  à  n'écouter  plus  d'autre  amour  que  celui 
de  mes  devoirs.  Hclas  !  la  sincérité  de  mon 
retour  au  bien  semblait  luc  promettre  une 
autre  destinée  ;  mais  la  mienne  était  écrite  et 
dé;à  commencée  ;  et  quand  mon  cœur  ,  plein 
d'amour  pour  les  choses  bonnes  et  honnêtes, 
ne  voyait  plus  qu'innocence  et  bonliem-  dans 
la  vie  ,  je  touchais  au  moment  funeste  qui 
devait  traîner  à  sa  suite  la  longue  chaîne  de 
mes  malheurs. 

L'empressement  d'arriver  me  fit  faire  plus 
de  diligence  que  )e  n'avais  coujpté.  Je  lui  avais 
aimoucé  de  Valence  le  jour  ci  l'heure  de  uioa 


L  I  V  R  E     V  I.  175 

arrivée.  Ayant  S-^S"^  ^^"^  demi  iouriie'e  sur 
luoii  calcul  ,  je  restai  autant  dt,-  temjjs  à  C!ia- 
parillaii  ,  alii  d'arriver  juste  au  luouient  que 
j'avais  uiarqué.  Je  voulais  goûter  dans  tout 
sou  charme  le  plaisir  de  la  voir.  J'aimais  mieux 
le  dillcrcr  un  peu  pour  y  joindre  celui  d'être 
attendu.  Cette  précaution  m'avait  toujours 
réussi.  J'avais  vu  toujours  jnarqucr  mon  arri- 
vée par  une  esjjèce  de  petite  fête  :  je  u'ea 
atteiiJais  pas  inoins  cette  fois  ;  etcesempres- 
semcns  ,  qui  m'étaieut  si  sensibles  ,  valaient 
bien   la   peine  d'être  ménagés. 

J'arrivai  d'jnce\actcmentà  l'iieure  T>^  fnnt 
loin  ie  regardais  si  je  ne  la  verrais  point  sur  le 
chemin;  le  cœur  me  baltait  de  plus  eu  plus 
à  mesure  (jue  j'approchais.  J'arrive  essoufiflé  , 
car  l'avais  quitte  ma  voiture  en  ville  ;  jo  ne 
Tois  personne  dans  la  cour,  sur  la  porle  ,  à  la 
fenêtre  ;  je  commence  à  lue  troubler  ,  je 
redoute  quelque  accident.  J'entre  ;  tout  est 
tranquille  ;  des  ouvriers  goûtaient  dans  la 
cuisine  ;  du  reste  aucun  apprêt.  La  servante 
parut  surprise  de  me  voir  ;  elle  ignorait  que 
je  dusse  arriver.  Je  monte,  je  la  vois  enfin, 
cette  chère  maman  ,  si  tendron>''tit  ,  si  vite- 
incnt,si  purement  aimée;  j'accours,  je  m'e- 
laiicc  à  ses  pieds.  Ah  !  te  voilà  petit ,  mi  dit- 


174     LES     C  O  ]\'  F  E  S  S  I  O  N  S. 

elle  en  m'euibrassan t  :  as-tu  fait  boti  voyage? 
commcut  te  purtes-tn  ?  Cet  accueil  ui'mterdit 
un  peu.  Je  lui  demandai  si  elle  n'avait  pas 
lecu  ma  lettre  ?  Elle  me  dit  qu'oui.  J'aurais 
cru  que  non  ,  lui  dis-je  ;  et  réclaircissement 
finit  là.  Un  jeune  homme  était  avec  elle.  Je 
le  connaissais  pour  l'avoir  vu  déjà  dans  la 
maison  avant  mon  départ  :  mais  crtte  fois 
il  }  paraissait  établi ,  il  l'était.  Bref ,  je  trouvai 
ma  place  prise. 

Ce  jeune  homme  était  du  pays  de  Vaud  , 
son  phre  appelé  P"'intzt'n7-ied  était  concierge, 
ou  soi-disant  capitaine  du  château  dcCliillon. 
Le  fils  de  monsieur  le  capitaine  était  garçon 
perruquier,  et  courait  le  monde  eu  cette  qua- 
lité quand  il  vint  se  présenter  à  Mme.  de. 
TP^ai-ens  ,  qui  le  reçut  bien  ,  comme  elle  fesaiC 
tous  les  passans,  et  sur-tout  ceux  de  son  pays. 
C'était  un  grand  fade  blondin  ,  assez  bien 
fait ,  le  visage  plat ,  l'esprit  de  même,  parlant 
comme  le  beau  Liandre  ;  mêlant  tous  les 
tons  ,  tous  les  goûts  de  son  état  avec  la  longue 
histoire  de  ses  bonnes  fortunes  ;  ne  nommant 
que  la  moitié  des  marquises  avec  lesquelles 
il  avait  couché  ,  et  prétendant  n'avoir  point 
coiffé  de  jolies  f  mmes  ,  dont  il  n'eut  aussi 
coiffé  les  maris.  Yaiu ,  sot ,  ignorant  ,  inso- 


L  I  V  R  E    V  r.  175 

lent  ;  au  demeurant  le  meilleur  fils  du  monde. 
Tclfutle  substitut  qui  me  fut  donne  durant 
luoa  absence  ,  et  l'associé  qui  me  fut  offert 
après  mon  retour. 

O  !  si  les  âmes  de'gagces  de  leurs  terrestres 
entraves  ,  voient  encore  du  sein  de  rëteruello 
lumière  ce  qui  se  passe  chez  les  mortels  ,  pai-- 
dounez,  ombre  chère  et  respectable  ,  si  je  ne 
fais  pas   plus  de  grâce  à  vos  fautes  qu'aux 
mi'Muies  ,  si  je  dévoile  également  les  unes  et 
les  autres  aux  yeux  des  lecteurs  !  Je  dois  ,  j© 
veux  être  vrai  pour  vous  comme  pour  moi- 
même  ;  vous  y  perdrez  toujours  beaucoup 
moins  que  moi.  Eh  !  combien  votre  aimable  et 
doux  caractère  ,  votre  inépuisable  bonté  de 
cœur,  votre  franchise,  et  toutes  vos  excellente» 
vertus  ne  rachètent-elles  pas  de  faiblesses  ,  si 
l'on  peut  appeler  ainsi  les  torts  de  votre  seule 
raison?  Vous  eûtes  des  erreurs  et  non  pas  des 
vices  ;  votre  conduite  fut  répréhensible  ,  mais 
votre  cœur  fut  toujours  pur. 

Le  nouveau  veau  s'était  montré  zélé  ,  dili- 
gent ,  exact  pour  toutes  ses  petites  commis- 
sions ,  qui  étaient  toujours  en  grand  nombre  ; 
il  s'était  fait  le  piqueur  de  ses  ouvriers.  Aussi 
bruyant  que  je  l'étais  peu  ,  il  .se  fesait  voir  et 
sur-tout  entendre  à-la-foi,s  à  la  cliarrue  ,  au^ 


7-6     LES     CONFESSIONS. 

foins,  au  bois  ,  à  l'écnric,  ;i  la  hassr-cour.  Il 
n'y  avait  que  le  jardin  qu'il  ii'égiigeait  ,  parce 
qnc  c'était  nn  travail  trop  paisible  et  qui  ne 
fesait  point  de  liniit.  vSoti  |i,rand  plaisir  était 
de  charger  et  cLarrier  ,  de  hcier  ou  fendre  du 
bois  ;  on  le  voyait  toujours  la  hache  ou  la 
pioche  à  la  iiiaiii  ;  on  l'ontcndait  courir  , 
coigner,  crier  à  pleine  léte.  Je  ne  sais  de  com- 
bien d'hommes  i!  fesait  le  travail  ,  mais  il 
fesait  toujours  le  bruit  de  dix  ou  douze.  Tout 
ce  tintauiare  en  imposa  à  ma  pauvre  jnaman  ; 
elle  crut  ce  jeune  honnue  un  trésor  pour  ses 
afi'aires.  Voulant  se  l'attaciier  ,  elle  employa 
pour  cela  ions  les  moyens  qu'elle  y  crut  (iro- 
pres  ,  et  n'ouijlia  pas  celui  sur  lequel  elle 
comptait  le  plus. 

On  a  dû  coutuiître  mon  cœur,  «es  scnti- 
mcns  les  plus  constans,  les  plus  vrais,  ceux 
sur-tout  qui  me  ramenaient  en  ce  moment 
auprès  d'elU-.  (^uel  prompt  et  plein  boule- 
versement dans  tout  mon  cire  !  qu'on  se 
mette  à  nia  place  pour  en  juger.  En  un  mo- 
aiicnt  je  vis  évanouir  pour  jamais  tout  l'avenir 
de  félicité  que  je  m'étais  peint.  Toutes  les 
douces  idées  que  je  caressais  si  aH'eclueusc- 
uient  disparurent  ;  ri  moi  qui  depuis  mon 
ciii'aucc  uc  savais  voir  mou  existence  qu'avec 

la 


L  I  V  R  E    V  I.  ry; 

la  sicflne ,  je  me  vis  seul  pour  la  première 
fois.  Ce  moment  fut  allVeux  :  ceux  qui  le 
suivireut  furent  toujours  sombres.  J'étais 
jeune  encore  ;  mais  ce  doux  seiiti  ncnt  de 
jouissance  et  d'espc'ranc?  ,  qui  vivifie  la  jeu- 
ïicsse,  me  quitta  pour  Jamais.  Dès-lors  l'être 
sensible  fut  mort  à  demi.  Je  ne  vis  plus  devant 
moi  que  les  tristes  restes  d'une  vie  insipide; 
et  si  quelquefois  encore  une  iina^e  de  bonheur 
eillcura  mes  désirs  ,  ce  bonbeur  n'était  plus 
celui  qui  m'était  propre  ;  je  sentais  qu'ea 
l'obtenant  je  ne  serais  pas  vraiment  lieureux. 

J'étais  si  bcte  ,  et  ma  confiance  était  si 
pleine,  que  malgré  le  ton  familier  du  nou- 
veau venu  ,  que  je  regardais  comme  un  effet 
de  cette  facilité^  d'humeur  de  maman  ,  qui 
ra})procliait  tout  le  monde  d'elle,  je  ne  me  , 
serais  pas  avisé  d'en  soupcouner  la  véritable  ' 
cause,  si  elle  ne  me  l'eût  dite  elle-même  ; 
mais  elle  se  pressa  de  me  faire  cet  aveu  avec 
une  franchise  capable  d'ajouter  à  ma  rage, 
si  mon  ccjeur  eût  pu  se  tourner  de  ce  côté- 
là  ;  trouvant  quant  à  elle  la  chose  toute 
simple  ,  me  reprochant  ma  négligence  dans 
la  maison  ,  et  m'allcguant  mes  fréquentes 
absences  ,  conmie  si  elle  eût  été  d'un  tempé- 
rament fort    pressé   d'eu   remplir    les  vides, 

Mciiioires,  Tome  II  L 


■ijZ     LES    CONFESSIONS. 

Ali  ,  maman  !  lui  dis-je  le  cœur  serré  de 
douleur  ,  qu'osez-vous  ra'apprendre  ?  quel 
prix  d'un  attachement  pareil  au  mien  ?  Ne 
m'avez-vous  tant  de  fois  conservé  la  vie  , 
que  pour  m'ôt«r  tout  ce  qui  me  la  rendait 
chère?  J'en  mourrai  ,  mais  vous  me  regret- 
terez. Elle  me  répondit  d'un  ton  tranquille 
à  me  rendre  fou  ,  que  j'étais  \\\\  enfant  , 
qu'on  ne  mourait  point  de  ces  clioscs-là  ; 
que  je  ne  perdrais  rien  ,  que  nous  n'en  serions 
pas  moins  bons  anus  ,  pas  moins  intimes 
dans  tous  îcs  sens  ,  que  son  tendre  atlache- 
ment  pour  moi  ne  pouvait  ni  diminuer  ni 
finir  qu'avec  elle.  Elle  me  lit  entendre  eu 
un  mot,  que  tous  mes  droits  demeuraient 
les  mêmes  ,  et  qu'en  les  partageant  avec  im 
autre  ,  je   n'en   étais    pas  privé   pour  cela. 

Jamais  la  pureté  ,  la  vérité  ,  la  force  de  mes 
sentiœcns  pou  relie;  jamais  la  sincérité,  l'hou- 
nêteté  de  vaon  aine  ne  se  firent  miens  sentir 
à  moi  que  dans  ce  moment.  Je  me  précipitai 
à  ses  pieds,  j'embrassai  ses  genoux  eu  versant 
des  torreus  de  larmes.  Non  ,  maman  ,  lui 
dis-je  avec  transport ,  je  vous  aime  trop  pour 
vous  avilir;  votre  possession  m'est  trop  chère 
pour  la  parla^^er  :  les.  regrets  qui  l'accompa- 
g:;creut  quand  je  l'acquisse  sont  accrus  ayec 


LIVRE     V  I.  ï-9 

mon  amour  ;  non  ,  je  ne  la  puis  conserver 
au  même  prix.  Vous  aurez  toujours  mes  ado- 
rations ;  soycz-eii  toujours  dii^iic  :  il  m'est 
plus  nécessaire  encore  de  vous  honorer  que 
de  vous  posséder.  C'est  à  vous  ,  ô  maman  , 
que  je  vous  cède;  c'est  à  l'union  de  nos  cœurs 
que  je  sacriEe  tous  mes  plaisirs.  Puissé-je  périr 
mille  fois  ,  avaut  d'eu  goûter  qui  dégradent 
ce  que  j'aime  ! 

Je  tins  cette  résolution  avec  une  constance 
di{;ne  ,  j'ose  le  dire,  du  sentiment  qui  me 
l'avait  fait  former.  Dès  ce  moment  je  ne  vis 
plus  cette  maman  si  chérie  que  des  yeux  d'un 
véritable  lils  ;  et  il  est  à  noter  que  ,  bien  que 
ma  résolution  n'eut  point  son  approbatiou 
secrète  ,  comme  je  m'en  suis  trop  aperçu  , 
elle  n'employa  jamais  pour  m'y  faire  reuon- 
cer  ,  ni  propos  insiuuans  ,  ni  caresses  ,  ni 
aucune  de  ces  adroites  agaceries  dont  les 
femmes  savent  user  sans  se  commettre  ,  et  qui 
manquent  rarement  de  leur  réussir.  Réduit  à 
ine  chercher  uu  sort  indépendant  d'elle  ,  et 
n'en  pouvant  même  imaj:,iuer  ,  je  passai  bien- 
tôt à  l'autre  extrémité  ,  et  le  clicreliai  tout  eu 
elle.  Je  l'y  cherchai  si  parfaitement,  que  je 
parvins  presque  h  m'oublier  moi-même.  L'ar- 
dent désir    de   la    voir  heureuse   à   quelque 

L    2 


i8o     LES     CONFESSIONS. 

prix  que  ce  fût,  absorbait  toutes  mes  affec- 
tions :  elle  avait  beau  séparer  sou  bonheur 
du  mien  ,  je  le  voyais  mien  ,  en  dépit  d'elle. 
Ainsi  coniincnccrent  à  germer  avec  mes 
malheurs  les  vertus  dont  la  semence  était  au 
fond  de  mon  amc  ,  que  l  étude  avait  cultivées, 
et  qui  n'attendaient  pour  éclore  que  le  fer- 
mint  de  l'adversité.  Le  premier  fruit  de  cette 
disposition  si  désintéressée  fut  d'écarter  de 
mon  cœur  tout  sentiment  de  haîne  et  d'envie 
contrecclui  qui  m'avait  supplanté.  Je  voulus  , 
au  contraire,  et  je  voulus  sincèrement  m'at- 
tachcr  à  ce  jeune  homme,  le  former  ,  tra- 
vailler à  sou  éducatioi!  ,  lui  faire  sentir  sou 
bonheur  ,  l'en  rendre  digne  ,  s'il  était  pos- 
sible ,  et  faire  ,  en  un  mot ,  pour  lui  tout  ce 
c^iiy^net  avait  fait  pour  moi  dans  une  occa- 
sion pareille.  Mais  la  parité  manquait  entre 
les  peisonnes.  Avec  plus  de  douceur  et  de 
lumières  ,  je  n'avais  pas  le  sang-froid  et  la 
fermeté  à^ Anet  ,  ni  cette  force  de  caractère 
qui  en  imposait  ,  et  dont  j'aurais  eu  besoin 
pour  réussir.  Je  trouvai  encore  moins  dans 
le  jeune  homme  les  qualités  qu'^/zf/  avait 
trouvées  en  moi  ;  la  docilité  ,  l'attachement, 
la  rcconnaiysaKCc  ;  sur-loul  le  sentiment  du 
besoin  que  j'avais  de  ces  soins  et  l'ardent  désir 


L  I  V  II  E     V  I.  i8i 

de  les  rendre  uti'cs.  Tout  cela  manquait  ici. 
Celui  que  je  voulais  former  ne  -voyait  en 
moi  qu'un  pcMant  importun  ,  qui  n'avait  que 
du  babil.  .Au  contraire  ,  il  s'admirait  lui- 
même  comuie  un  homme  important  dans  la 
maison  ;  et  mesurant  les  services  qu'il  y 
croyait  rendre  sur  1<-;  bruit  qu'il  y  fcsait  ,  il 
regardait  ses  haches  et  ses  pioches  comme 
înliniment  plus  utiles  que  tous  mes  bouquins. 
A  quelque  e'gard  il  n'avait  pas  tort  ;  inais  il 
partait  dc-là  pour  se  donner  des  airs  à  faire 
mourir  de  rire.  Il  tranchait  avec  les  paysans 
du  gentilhomme  campagnard  ,  bientôt  il  eu 
fit  autant  avec  moi  ,  et  enfin  avec  maman 
elle-même.  vSon  nom  de  7  'intzt^nricd  ne  lui 
paraissant  pas  assez  noble  ,  il  le  quitta  pour 
celui  de  monsieur  de  Courtillcs  •  et  c'est 
sous  ce  dernier  nom  qu'il  a  ëte'  connu  de- 
puis à  Cbambcri  ,  et  en  Maurienne  où  il  s'est 
marie. 

Kniin  ,  tant  fit  l'illustre  personnage  qu'il 
fut  tout  dans  la  maison  et  moi  rien.  C'onmie 
ioi-sque  l'avais  le  malheur  de  lui  (l»*'[)laire  , 
c'était  maman  et  non  pas  moi  qu'il  grondait , 
la  crainte  de  l'exposer  à  sc.<!  brutalite's  me 
rendait  docile  à  tout  ce  qu'il  de'sirait  ;  et  cha- 
que fois  qu'il  fendait  du  bois  ,  emploi  qu'il 

L   3 


i82     LES     CONFESSIONS. 

remplissait  avec  une  licite  sans  égale  ,  il  fallait 
que  je  fusse  là  spectateur  oisif  et  trauquilic 
admirateur  de  sa  prouesse.  Ce  garcoii  n'était 
pourtant  pas  absolument  d'un  mauvais  natu- 
rel ;  il  aimait  maman  paice  qu'il  était  impos- 
sible de  ne  la  pas  aimer  :  il  n'avait  même  pas 
pour  moi  de  l'aversion  ;  et  quand  1rs  inter- 
valles de  ses  fougues  permettaient  de  lui  jjar- 
1er  ,  il  nous  éeoutait  quelquefois  assez  doci- 
lement, convenant  francbcment  qu'il  n'était 
qu'un  sot  ,  après  quoi  il  n'en  fesait  pas  moins 
de  nouvelles  sottises,  il  avait  d'ailleurs  une 
intelligence  si  bornée  et  des  goûts  si  bas  , 
qu'il  était  difficile  de  lui  parler  raison  et 
presque  impossible  de  se  plaire  avec  lui.  A  la 
possession  d'une  femme  jileine de  charmes,  il 
a)outa  le  ragoût  d'une  fcmmc-dc-chambrc  , 
vieille,  rousse  ^  cdenlce,  dont  maman  avait 
la  patience  d'endurer  le  dégmitant  service  , 
quoiqu'elle  lui  fît  mal  au  crenr.  Je  m'aperçus 
de  ce  nouveau  manège  ,  et  l'en  fus  outré  d'in- 
dignation :  mais  je  m'aperçus  d'une  autre 
chose  qui  m'alfecta  bien  plus  vivement  en- 
core ,  et  qui  me  jeta  dans  un  plus  profond 
découragement  que  tout  ce  qui  s'était  passé 
jusqu'alors.  Ce  fut  le  rcuoidisscuieJit  de  ma- 
iiuni  euveis  moi. 


L  I  V  R  E     V  ï.  i83 

La  privation  que  je  in'ctais  imposée  ,  et 
qu'elle  avait  fait  scinblant  (l'appronvcr  ,  est 
une  dcccscliosesquelcs  femmes  ne  paidoMiient 
point,  quelque  mine  qu'elles  fassent,  moins 
par  la  privation  qui  en  résulte  pour  elles- 
mêmes,  que  par  rindi'iërence  qu'elles  y  voient 
pour  leur  possession.  Prenez  la  femme  la  plus 
sensée  ,  la  plus  philosophe  ,  la  moins  attachée 
à  ses  sens,  le  crimie  le  plus  irreuiissible  que 
l'homme,  dont  au  rcsteellese  soucie  le  moins, 
puisse  commettre  envers  elle  ,  est  d'en  pou- 
voir jouir  et  de  n'en  rien  faire.  Il  faut  bien  que 
ceci  soit  sans  exceptioa  ,  puisqu'une  sympa- 
thie si  naturelle  et  si  forte  fut  altere'e  en  elle 
par  une  abstinence  qui  n'avait  que  des  motifs 
de  vertu  ,  d'attachement  et  d'estime.  Dès-lors 
je  cessai  de  trouver  en  elle  cette  intimité  des 
coeurs  qui  fit  toujours  la  plus  douce  jouissance 
du  mien.  Klle  ne  s'épanchait  plus  avec  moi 
que  quand  elle  avait  à  se  plaindre  du  nou- 
veau venu;  quand  ils  étaient  bien  ensemble, 
j'entrais  peu  dans  ses  confidences.  Enfin  clic 
prenait  peu-à-peu  une  uianière  d'être  dont  je 
ne  fesais  plus  partie.  Ma  présence  lui  ftsait 
plaisir  encore  ,  mais  elle  ne  lui  fesait  plus 
besoin;  et  j'aurais  passé  des  jours  entiers  sans 
la  voir  ,  qu'elle  ue  s'cu  serait  pas  aperçue, 

L  4 


ï84     LES     CONFESSIONS. 

Insensiblement  je  me  sentis  isole'  et  seul 
dans  cette  même  maison  dont  auparavant 
j'étais  l'ame  ,  et  où  je  vivais  pour  ainsi  dire 
à  double.  Je  m'accoutianai  pcu-à-peu  à  me 
«éparer  de  tout  ce  qui  s'y  fesait^  de  ceux 
mêmes  qui  l'habitaient  ;  et  pour m'e'pargner 
de  continuels  déchiremens  ,  je  m'eui'cnuais 
avec  mes  livres,  ou  bien  j'allais  soupirer  et 
pleurer  à  mou  aise  au  milieu  des  bois.  Cette 
Ti  ■  m.e  devint  l)ientôt  toul-à-t'ait  uisnppor- 
table.  Je  sentis  que  la  présence  personnelle 
et  i'éloiguemcnt  de  cœur  d'une  frumie  qui 
m'était  si  clicrc  irritaient  ma  douleur  ,  et 
qu'en  cessant  de  la  voir  je  m'en  sentirais 
moins  crncilcment  sépare.  Je  formai  le  projet 
de  quilfer  sa  maison  ;  je  le  lui  dis  ,  et  loin  de 
s'y  opposer  elle  le  favorisa.  File  avait  à 
Grei.'oble  une  amie  ap\)c\éc  yiine.  Ueyôens  ^ 
dont  1p  mari  était  ami  de  M.  de  jMably 
grand-prévôt  à  I.von.  M.  Deybevs  me  pro- 
posa l'édiicalion  des  cnfans  d"*  M.  de  Jlab/y  : 
j';;c?fptai  ,  et  je  partis  pour  I^yon  sans  laisser 
ni  presque  sentir  le  moindre  regret  d'une 
séparation  doiît  aiij)aravantlaseuleidéenous 
eut  donné    les  angoisses   de  la  mort. 

J'avais  à- peu-près  les  connaissances  né- 
cessaires pour  uu  précepteur  ,  et   j'en  croyais 


L  I   V  R  E     V  I.  3  85 

avoir  le  talent.  Durant  nu  an  que  je  passai 
chez  M.  de  AJnhly ,  j'eus  lo  temps  de  me 
désabuser.  La  douceur  de  mon  nature!  rn'eiit 
rendu  propre  à  ce  me'tier  ,  si  l'emportement 
n'y  eûlmêlc'  ses  oragos.  Tant  que  tont  allait 
bien,  et  que  je  voyais  réussir  mes  soins  et 
mes  peines  ,  qu'a'ors  je  n'épargnais  point , 
j'étais  un  ange.  J'étais  un  diable  quand  le:» 
clioses  allaient  de  travers.  Quand  mes  élèves 
Tiem'entendaieiitpas  j'cxtravajyiais  ,  etqnand 
ils  marquaient  de  la  méchanceté  je  les  aurais 
tués  :  ce  n'était  pas  le  moyen  de  les  rendre 
savans  et  sages.  J'en  avais  deux  ;  ils  étaient 
d'humeurs  Ircs-difl'ércntes.  L'un  de  huit  à 
neuf  ans  ,  Tx^^'iXé Sainte-Marie  ^  étaitd'une 
jolie  figure,  l'esprit  assez  ouvert,  assez  vil", 
étourdi  ,  badin  ,  malin  ,  mais  d'une  malignité 
gaie.  Le  cadet,  appelé  CondiUac  ,  paraissait 
presque  stupide  ,  musard  ,  têtu  comme  une 
mule,  et  ne  pouvant  rien  apprendre.  On 
peut  juger  qu'entre  ces  deux  sujet*  je  n'avais 
pas  besogne  iaite.  Avec  de  la  patience  et  du 
san^-froid  peut-être  aurais-jc  pu  réussir; 
mai»;  laute  de  l'une  et  l'autre  ,  je  ne  fis  rieu 
qui  vaille  ,  et  mes  élèves  tournaient  très- 
mal.  Je  ne  manquais  pas  d'assiduité  ,  mais  je 
manquais  d'égalité,  sur-tout  de  prudence.  J» 

L  6 


i85     LES     CONFESSIONS. 

lie  savais  employer  auprès  d'eux  que  trois 
iiistruaieiis  tou)ourb  ituililcs  et  souvent  per- 
nicieux auprès  des  eiîTaiis;  le  scntiinent,  le 
raisonncnicat ,  la  colère.  Tanîôi  je  nratteii- 
drissais  avec  Sainte-Marie  jusqu'à  pleurer  ; 
je  voulais  l'attendrir  hii-jnèine  connue  si  l'cii- 
fantétaitsusceptiljle  d'une  veritalile  euiotioii 
de  cœur  :  tantôt  je  m'épuisais  à  lui  parler 
raisou  comme  s'il  avait  pu  m'cntcndre  ;  et 
comme  il  luc  fesait  quelquefois  des  argumcns 
trts-snhtils  ,  je  le  prenais  tout  de  bon  pour 
raisonnable  ,  parce  qu'il  c'toit  raisonneur. 
IjC  petit  Cou diiJac  étix'ii  encore  plus  embar- 
rassant, parce  qu'en  n'entendant  rien  ,  ne 
répondant  rien  ,  ne  s'cmonvant  de  rien  , 
ctd'unc  opiniâtreté  à  toute  épreuve  ,  il  ne 
triomphait  jamais  mieux  de  moi  que  quand 
il  m'avait  mis  en  fnrein- ;  alors  c'ctait  lui  qui 
ctait  le  sage  ,  et  c'était  moi  qui  étais  reniant. 
Je  voyois  toutes  mes  l'autcs  ,  je  les  sentais  ; 
j'étudiais  l'rsprit  de  mes  élèves,  je  les  péné- 
trais très-!)ien  ,  et  je  ne  crois  pas  que  jamais 
«ne  seule  fois  j'aie  été  la  dupe  de  leurs  ruses  : 
uiais  que  me  servait  de  voir  le  mal ,  sans 
savoir  appliquer  le  remède  ?  Eu  pénétrant 
tout  je  n'empécliais  rien  ,  je  uc  réussissais  à 
lieu  ,   et  tout    ce    que    je    fcsais   étoit  pré- 


L  I  V  R  E     V  I.  r?,7 

ciscment    ce    qu'il     ne    fallait    pas    faire. 

Je  ne  réussissais  guère  mieux  pour  moi  que 
pour  mes  élèves.  J'avais  été  rccommaîidé  par 
Miue.  JJeyhens  à  Mme.  de  J/iS'/i/}'.  Elle  l'avait 
priée  de  former  mes  manières  et  de  me  donner 
le  ton  du  monde  ;  elle  y  prit  quei([iics  soins , 
et  voulut  que  j'apprisse  à  faire  les  honneurs 
de  sa  uiaison;  mais  je  m'y  pris  gauchement , 
i'étais  si  honteux  ,  si  sot ,  qu'elle  se  rebuta  et 
me  planta  là.  Cela  ne  m'empêcha  pas  de  de- 
venir selon  ma  coutume  amoureux  d'elle.  J'en 
lis  assez  pour  qu'elle  s'en  aperçut  ,  mais  je 
n'osai  jamais  me  déclarer  ;  elle  ne  se  trouva 
pas  d'humeur  à  faire  des  avances  ,  et  j'en  fus 
pour  mes  lorgncrics  et  mes  soupirs  ,  dont 
mcme  je  m'ennuyai  bientôt  ,  voyant  qu'ils 
n'aboutissaient  à  rien. 

J'avais  tout-à-fait  perdu  chez  maman  le 
goût  des  petites  friponneries  ,  parce  que  tout 
étant  à  moi ,  je  n'avais  rien  à  voler.  D'ailleus  , 
les  principes  élevés  que  je  m'étais  faits  de- 
vaient me  rendre  désormais  bien  supérieur  à 
de  telles  bassesses  ,  et  il  est  certain  que  de- 
puis lors  je  l'ai  d'ordinaire  été  :  mais  c'est 
moins  pour  avoir  appris  à  vaincre  mes  tenta- 
tions que  pour  en  avoir  coupé  la  racine  ,  et 
j'aurois    grand'pcur   de   voler    comme  daus. 

I.  6 


iî?8     LES     CONFESSIONS. 

mon  enfance,  si  j'étais  sujet  anx  uicmes  de'- 
sirs.  J'eus  la  preuve  de  cela  cliez  M.  de  JJahly. 
Environne'  de  petites  choses  volables  que  je 
ne  regardais  lucuie  pas  ,  je  m'avisai  de  convoi- 
ter uu  certain  petit  vin  blanc  d'Arbois  très- 
oli  ,  dont  quelques  verres  que  par-ci  par-là 
Je  buvais  à  table  m'avaient  iort  aSriaude.  Il 
j'étoit  un  peu  louche;  je  croyais  savoir  bien 
coller  le  vin  ,  Je  m'en  vantai  ;  on  nie  confia 
celui-là  ;  je  le  collai  et  le  gâtai ,  mais  aux  yeux 
seulement.  Il  resta  toujours  agréable  à  boire  , 
et  l'occasion  fit  que  je  m'en  accommodai  de 
temps  en  temps  de  quelques  bouteilles  pour 
boire  à  mon  aise  à  mou  petit  particulier.  Mal- 
heureusement je  n'ai  lamais  pu  boire  sans 
manger.  Comment  faire  pour  avoir  du  pain  ? 
Il  in'étJiit  impossible  d'en  mettre  en  réserve. 
En  faire  acheter  par  les  laquais,  c'était  me 
déceler  et  presque  insulter  le  maître  de  la 
maison.  En  acheter  moi-même  ,  je  n'«sai  ja- 
mais. Un  beau  monsieur  ,  l'épée  an  côté  ,  aller 
chez  un  boulanger  acheter  xin  morceau  de 
pain  ,  cela  se  pouvait- il  !  Enfin  je  me  rappe- 
lai le  pis-aller  d'une  .grande  pi-incc::^*  à  qui 
l'eu  disait  que  les  paysans  n'avaient  pas  d© 
pain  ,  et  qui  répondit  :  qu'ils  mangent  de  la 
Lriochc.  Eucore  ,  que  de  façons  pour»n  venir 


L  I  V  R  E     V  I.  189 

là  !  Sorti  seul  à  ce  dessein  ,  je  parcourais 
quclqiicfois  toute  la  ville  et  passais  devant 
trente  pâtissiers  avant  d'entrer  chez  aucun. 
]l  fallait  qu'il  n'y  fut  qu'une  seule  personne 
dans  la  boutique,  et  que  sa  physionomie 
m'attirât  beaucoup  pour  que  j'osasse  fran- 
chir le  pas.  Mais  aussi  quand  j'avais  une  fois 
uia  chère  petite  brioche  ,  et  que  bien  enfermé 
dans  ina  chambre  j'allais  trouver  ma  bou- 
teille au  fond  d'une  armoire,  quelles  bonnes 
petites  buvettes  jefesais  là  toutseulcn  lisant 
quelques  [lages  de  roîuan.  Car  lire  en  man- 
geant fut  toujours  ma  fantaisie  au  défaut  d'un 
lête-à-têle.  C'est  le  sup|ilémciit  de  la  société 
qui  me  manque.  Je  dévore  alternativement 
une  page  et  un  morceau  :  c'est  comme  si  mou 
livre  dînait  avec  moi. 

Je  n'ai  jamais  eu;  dissolu  ni  crapuleux, 
et  ne  me  suis  enivré  de  ma  vie.  Ainsi  mes 
petits  vols  n'étaient  pas  fort  indiscrets  :  ce- 
pendant ils  se  découvrirent  •,  les  bouteilles 
me  décelèrent.  On  ne  m'en  lit  pan  semblant, 
mais  je  n'eus  plus  la  direction  de  la  cave. 
l'',ii  tout  (eia  M.  de  iTltr/f/y  6€  conduisit  hon- 
luHeiitnit  et  prudemment.  C'était  un  très- 
galant  homme  qui,  sous  un  air  aussi  dur 
t[ue  sou  emploi,  ayait  une  véritable  douceuv 


190     LES     CONFESSIONS. 

de  caractère  et  mie  rare  bonté  de  ccciir.  Il 
était  judicieux,  équitable,  et,  ce  qu'on  n'at- 
tendrait pas  d'un  offic  er  de  inaréchaussci*, 
uiéme  très-huiuaiu.  En  .valant  sou  indul- 
gence, je  lui  en  devins  plus  attaché,  et  cela 
me  fit  prolonger  uioti  séjour  dans  sa  niaisoii 
plus  que  je  n'aurais  l'ait  sans  cela.  Mais  cntin 
dégoûté  d'un  métier  auquel  je  n'étais  pas 
propre,  et  d'une  situation  très-gênante  qui 
n'avait  rien  d'agréable  pour  moi  ,  après  un 
an  d'essai  durant  lequel  je  n'épargnai  point 
mes  soins,  je  uie  déterminai  a  quitter  mes 
disciples,  bien  convaincu  que  je  ne  parvien- 
drais jamais  à  les  bien  élever.  M.  de  Mahly 
lui-même  voyait  cela  tout  aussi  bien  qua 
moi.  Cependant  je  crois  qu'il  n'eut  jamais 
pris  sur  lui  de  me  renvojer  si  je  ne  lui  eu 
eusse  épargné  la  peine,  et  cet  excès  de  con- 
descendance en  pareil  cas  n'est  assurément 
pas  ce  que  j'approuve. 

Ce  qui  me  rendait  mon  état  plus  insup- 
portable, était  la  comparaison  continuelle 
que  j'en  fcsais  avec  celui  que  l'avais  quitte-; 
c'était  le  souvenir  de  mes  chères  (Uiarniettcs, 
de  mon  jardin,  de  mes  arbres,  de  ma  fon- 
taine, de  mou  rerger,  et  sur-tout  de  celle 
pour  qui  j'étais  né,  q^ui  donnait  de  l'amc  à 


L  I  V  R  E     T  î.  191 

tout  cela.  En  icprnsaiit  ù  elle,  à  nos  plai- 
sirs, à  notre  innocente  vie,  il  me  prenait  des 
serreuicns  de  cœur  ,  des  ctouR'eniens  qui 
in'ôtaicnt  le  couraj^e  de  rieu  faire.  Cent  foi» 
j'ai  été  violemment  tente  de  partir  à  l'instant 
et  à  pied  pour  retourner  auprès  d'elle;  pourvu 
que  )e  la  revisse  encore  une  fois,  j'aurais  clé 
coiitcut  de  mourir  à  l'instant  même.  Enliu 
je  wc  pus  résister  à  ces  souvenirs  si  tendres 
qui  me  rappelaient  auprès  d'elle  à  quelque 
prix  que  ce  lût.  Je  me  disais  que  je  n'avais 
pas  cte'  assez  patient  ,  assez  complaisant  , 
assez  caressant,  que  je  pouvais  encore  vivre 
heureux  dans  une  amitié  très-douce  ,  en  j 
mettant  du  mien  plus  que  ;c  n'avais  fait,  .le 
forme  les  plus  beaux  projets  du  monde,  je 
brûle  de  !es  exécuter.  Je  quitte  tout,  je  re- 
nonce à  tout,  je  pars,  je  vole,  j'arrive  dans 
tous  les  mciuc»  transports  de  uia  première 
jeunesse,  et  je  me  retrouve  à  ses  pieds.  A\\l 
j'y  serais  mort  de  joie  ,  si  j'avais  retrouvé 
dans  son  accueil ,  dans  ses  caresses,  dans  son 
cceur  en  lin,  le  quart  de  ce  que  j'y  retrouvais 
;îiulrefois,  et  que  j'y  reportais  encore. 

j\fl"reuse  illusion  des  choses  humaines  !  elle 
me  reçut  toujours  avec  son  excellent  cœur, 
qui  ne  pouvait  mourir  qu'avec  elle  :  mais  je 


392     LES     CONFESSIONS. 

venais  reclicrcl'.er  le  passé  qui  n'était  plus  et 
ijiii  ne  pouvait  leiiaitio.  A  peine  eus-je  resté 
demi- heure  avec  clic,  que  je  sentis  mou 
ancien  bonheur  mort  pour  toujours.  Je  nie 
retrouvai  dans  la  même  situation  désolante 
que  j'avais  été  forcé  de  fuir,  et  cela  sans  qu» 
je  pusse  dire  qu'il  y  eut  de  la  faute  de  per- 
sonne ;  car  au  fond  Courtilles  n'était  pas 
mauvais,  et  parut  me  revoir  avec  plus  de 
plaisir  que  de  chagrin.  Mais  coimnent  me 
souffrir  surnuméraire  près  de  celle  pour  qui 
j'avais  été  tout,  et  qui  no  pouvait  cesser  d'être 
tout  pour  moi  ?  Conmicnt  vivre  étrans^cr  dans 
la  maison  dont  j'étais  l'enfant?  L'aspect  des 
objets  témoins  de  mon  bonheur  passe  me 
rendait  la  comparaison  plus  cruelle.  J'aurais 
moins  sonflc-rt  dans  une  autre  habitation. 
Mais  me  voir  rappeler  incessamment  tant 
de  doux  souvenirs,  c'était  irriter  le  sentiment 
de  mes  pertes.  (Consumé  de  vains  regrets , 
li\  ré  à  la  pins  noire  mélancolie,  je  repris  le 
train  de  rester  seul  hors  les  heures  des  repas. 
Enfermé  avec  mes  livres  ,  j'y  cherchais  des 
distractions  utiles  ;  et  sentant  le  péril  im- 
minent que  j'avais  tant  craint  autrefois,  je 
me  tourmentais  de  reclief  à  chercher  eu  moi- 
iHcmc  les  moyens  d'y  pourvoir  quand  maman 


IL  I  V  R  E     V  I.  193 

n'aurait  plus  de  ressource.  J'avais  mis  les 
choses  dans  sa  maison  sur  le  pied  d'aller 
sans  empirer  ;  mais  depuis  moi  tout  était 
changé.  Son  économe  était  uu  dissipateur. 
Il  voulait  briller  :  bon  cheval,  bon  équi- 
page ,  il  aimait  à  s'étaler  noblement  aux  yeux. 
des  voisins  ;  il  fesait  des  entreprises  conti- 
nuelles en  choses  où  il  n'entendait  rien.  La 
pension  se  mangeait  d'avance  ,  les  quartiers 
en  étaient  engagés  ,  les  loyersétaient  arriérés, 
et  les  dettes  allaient  leur  train.  Je  prévoyais 
que  cette  pension  ne  tarderait  pas  d'être 
saisie,  et  peut-être  supprimée.  Enfin  je 
n'envisageais  que  ruine  et  désastres,  et  le 
moment  m'en  semblait  si  proche  que  ;'eu 
sentais  d'avance  toutes  les  horreurs. 

Mou  cher  cabiuet  était  ma  seule  distrac- 
tion. A  force  d'y  chercher  des  remèdes  contre 
le  trouble  de  uron  auie,  ;e  m'avisai  d'y  en 
cliprcher  contre  les  maux  que  je  prévoyais  ; 
et  revenant  à  mes  anciennes  idées,  me  voilà 
bâtissant  de  nouveaux  châteaux  en  Espagne, 
ponr  tirer  cette  pauvre  maman  des  extrémités 
cruellw  où  je  la  voyais  prèle  à  tomber.  .Te 
ne  me  sentais  pas  assez  savant  et  ne  me 
croyais  pas  assez  d'esprit  pour  briller  dans 
la  rfijmblique  des  lettres,  et  faire  une  fortune 


194     LES     CONFESSIONS. 

par  cette  vole.  Une  nouvelle  idée  qui  se  pië- 
préseuta,  m'inspira  la  confiance  que  la  uié- 
diocrité  de  lues  talcns  ne  pouvait  uic  donner. 
Je  n'avais  pas  abandonné  la  musique  eu 
cessant  de  l'enseigner.  Au  contraire,  j'en 
avais  assez  «'tudié  la  théorie  pour  pouvoir 
me  regarder  au  moins  comme  savant  en  celte 
partie.  En  réflécliiasant  à  la  peine  que  j'avais 
eue  d'a])prciKlre  à  déchiffrer  la  note,  et  à 
celle  que  j'avais  encore  à  chanter  à  livre  ou- 
vert ,  je  vins  à  penser  que  cette  difficulté 
pouvait  bien  venir  de  la  chose  autant  que 
de  moi,  sachant  sur -tout  qu'en  général 
apprendre  la  musique  n'était  pour  j)ersonne 
«ne  chose  aisée.  En  examinant  la  constilii- 
tion  des  signes,  je  les  trouvais  souvent  fort 
mal  inventés.  Il  y  avait  long-temps  que 
j'avais  pensé  à  noter  l'échelle  par  ciiiflies 
pour  éviter  d'avoir  toujours  à  tracer  des 
lignes  et  portées  ,  lorsqu'il  fallait  noter  le 
moinclrc  petit  .lir.  J'avais  été  arrêté  par  les 
dillicnltés  des  octaves  ,  et  par  celles  de  la 
mesure  et  des  valeurs.  Cette  ancienne  idée 
me  revint  dans  l'esprit,  et  je  vis  en  y 
repensant  que  ces  difficultés  n'étaient  pas 
insurmontables,  .l'y  rêvai  avec  succès,  et  )e 
parvins  à  noter  quelque  musique  que  ce  fût, 


L  I  V  R  E     V  1.  195 

par  mes  cliiflVcs,  avec  la  plus  grande  exac- 
titude, et  je  puis  dire  avec  la  plus  grande 
simplicité.  Des  ce  nioinent  je  crus  uia  fortune 
faite,  et  dans  l'ardeur  de  la  partager  avec 
celle  à  qui  je  devais  tout,  je  ne  songeai 
qu'à  partir  pour  Paris,  ne  doutant  pas  qu'eu 
présentant  mon  projet  à  l'acadcmie  je  ne 
lisse  une  révolution.  J'avais  raj)porlé  de 
Lyon  quelque  argent  ;  je  vendis  mes  livres. 
En  quinze  jours  ma  résolution  fut  prise  et 
exécutée.  Enfin,  plein  des  idées  magnifiques 
qui  me  l'avaient  inspirée  ,  et  toujours  le 
même  dans  tous  les  temps  ,  je  partis  de 
Savoie  avec  mon  système  de  musique  ,  comme 
autrefois  j'étais  parti  de  Turin  avec  ma  fou- 
laine  de  liéron. 

Telles  ont  été  les  erreurs  et  les  fautes  de 
ma  jeunesse.  J'en  ai  narré  l'iiistoire  avec  une 
iîdélité  dont  mon  cœur  est  content.  Si  dans 
la  suite  j'Iionorai  uion  âge  iiiùr  de  quelques 
vertus,  je  les  aurais  dites  avec  la  même  fran- 
chise, et  c'était  mon  dessein.  Mais  il  faut 
in'arrcter  ici.  Le  temps  peut  lever  bien  des 
voiles.  Si  ma  métnoirc  parvient  à  la  postérité  , 
peut-être  un  jourclle  apprendra  ceque  j'avais 
à  dire.  Alors  on  saura  pourquoi  je  me  lai». 

l'iu  du  sixième  Liire. 


Ï96     LES     C  O  N  F  E  S  S  I  O  j\  S. 

LIVRE    SEPTIÈME. 


Intiis  et   in   ente. 


A, 


PRÈS  deux  ans  de  silctice  et  de  patience  , 
malgré  mes  résolutions,  je  prends  la  ])Iuni  à 
Lecteur,  suspendez  votre  jugement  sur  les 
raisons  qui  ui'y  forcent.  Vous  n'en  pouvez 
juger  qu'après  ni'avoir  lu. 

On  a  vu  s'écouler  ma  paisible  jeunesse  dans 
une  vie.  égale  assez  doiice,  sans  de  grandes 
traverses  ,  ni  de  grandes  prospérités.  Cette 
médiocrité  fut  en  grande  partie  l'ouvrage  do 
ïuon  naturel  ardent  ,  mais  faible  ;  moins 
prompt  cneore  a  entreprendre  que  facile  à 
décourager,  sorlant  du  repos  par  secousses, 
mais  y  rentrant  par  lassitude  et  par  goût; 
et  qui  ,  me  ramenant  toujours,  l<jin  des 
grandes  vertus  et  plus  loin  des  rrands  vices, 
à  la  vie  oiseu.se  et  tranquille  pour  laquelle 
je  me  sentais  né,  ne  m'a  jamais  jicrinis  d'aller 
à  rieu  de  giand  ,  soit  en  bien  soit  en  mal. 
Quel  tableau  didércnt  j'aurai  bientôt  à  déve- 
lopper !  Le  sort  qui  durant  trente  ans  fayo- 


L  I  V  R  E     V  I  L  197 

rîsa  rncs  penchans,  les  contraria  durant  les 
trente  autres,  et  de  cette  oppositiou  con- 
tinuelle entre  ma  situation  et  unes  incli- 
nations ,  on  verra  naître  des  fautes  énor- 
mes ,  des  mallicurs  inouïs  ,  et  toutes  les 
vertus ,  excepte'  la  force ,  qui  peuvent  honorer 
l'adversité. 

Ma  première  partie  a  été  toute  écrite  de 
mémoire,  j'y  ai  du  faire  beaucoup  d'erreurs. 
Forcé  d'écrire  la  seconde  de  mémoire  aussi  , 
j'y  en  ferai  probablement  beaucoup  davan- 
tage. Les  doux  souvenirs  de  mes  beaux  aus, 
passés  avec  autant  de  tranquillité  que  d'in- 
nocence ,  m'ont  laissé  mille  impressions 
c!iarnian(es  que  j'aime  sans  cesse  à  me  rap- 
jxler.  On  verra  bientôt  combien  sonldifléreus 
ceux  du  reste  de  ma  vie.  Les  rappeler,  c'est 
en  renouveler  l'amertume.  Loin  d'aigrir  celle 
de  ma  situation  par  ces  tristes  retours,  je 
les  écarte  autant  qu'il  m'est  possible  ,  et 
souvent  j'y  réussis  au  point  de  ne  les  pouvoir 
plus  retrouver  au  besoin.  Celte  facilité  d'ou- 
blier les  maux  est  une  consolation  que  le 
ciel  m'a  ménagée  dans  ceux  que  le  sort  devait 
un  jour  accumuler  sur  moi.  Ma  mémoire,  qui 
me  retrace  uniquement  les  ob)ets  agréables, 
est  l'heureux  contrepoids  de  mou  imagina- 


198     LES     CONFESSIONS. 

tiou  efTaroucliée ,  qui  ne  me  fait  preVoir  que 
de  crnels  avenirs. 

Tous  les  papier?  que  j'avais  rassemblc's  pour 
suppléer  à  ma  mémoire  et  me  guider  dans 
cette  entreprise  ,  passes  en  d'autres  mains,  ne 
rentreront  plus  dans  les  miennes. 

Je  n'Ai  qu'un  guide  fidèle  sur  lequel  )e 
puisse  compter  \  c'est  la  chaîne  des  sentimeiis 
qui  ont  marque'  la  succession  de  mon  ctrr, 
et  par  eux  celle  des  événemeiis  qui  en  ont  ctc 
la  cause  ou  l'eFfet.  J'oublie  aise'ment  mes 
malheurs  ,  mais  je  ne  puis  oublier  mes  fautes, 
et  j'oublie  encore  moins  mes  bons  sentimens. 
Leur  souvenir  m'est  trop  cher  pour  s'efi'accr 
jamais  de  mon  cœur.  Je  puis  faire  des  onus- 
sions  dans  les  faits,  des  Irauspositious,  des 
erreurs  de  dates  ;  mais  ic  ne  puis  :iic  tromper 
sur  ce  que  j'ai  senti  ,  ni  sur  ce  que  mes  senti- 
tuens  m'ont  fait  faire  ,  et  voilà  de  quoiprinci- 
])alement  il  s'agit.  L'objet  propre  de  mes 
confessions  est  de  faire  connaître  exaetcmcut 
înon  intérieur  dans  toutes  les  situations  de 
ma  vie.  C'est  l'histoire  de  mon  amc  que  j'ai 
promise,  et  pour  l'écrire  bdclement  je  n'ai 
pas  besoin  d'autres  mémoires:  il  me  suffit, 
comme  j'ai  fait  jusqu'ici ,  de  rcutrcrau  dedans 
de  moi. 


L  I  V  R  E    V  I  r.  199 

11  y  a  cependant,  et  très-heurensemcnt , 
un  intervalle  de  six  à  sept  ans  dont  j'ai  des 
rcnseiî^ncuicns  surs  dans  un  recueil  transcrit 
de  Icllres  dont  les  originaux  sont  dans  les 
inaiiis  de  M.  du  Peyron.  (>'e  recueil  ,  qui  finit 
en  1760,  comprend  tout  le  temps  de  mou 
ïcjourà  l'bcrnutage  ,  et  ma  grande  brouillcrie 
avec  mes  soi-disant  aiuis  :  époque  ine'mora- 
l)lc  dans  ma  vie  ,  et  qui  fut  la  source  de  tous 
mes  autres  malheurs.  A  l'égard  des  lettres 
originales  plus  récentes  qui  peuvent  me 
rester  ,  et  qui  sont  en  très-petit  nombre,  au- 
lieu  de  les  transcrire  à  la  suite  du  reçu  il, 
trop  volumineux  pour  que  je  puisse  espérer 
de  les  soustraire  à  la  vigilance  de  mes  argus, 
je  les  transcrirai  dans  cet  écrit  même,  lors- 
qu'elles me  paraîtront  fournir  quelque  éclair- 
cissement ,  soit  à  mon  avantage  ,  soit  à  ma 
ciiargc  :  car  je  n'ai  pas  peur  que  le  lecteur 
oublie  jamais  que  je  fais  mes  confessions  pour 
croire  que  je  fais  mon  apologie;  mais  il  ne 
doit  pas  s'attendre  non  plus  que  je  taise  la 
véritc,    lorsqu'elle  parle  en    ma  faveur. 

A\\  reste  cette  seconde  partie  n'a  que  cette 
même  vérité  de  coninnine  avec  la  première, 
ni  d'avantage  sur  elle  que  par  l'importance 
des  chobcs.    A  cela    près  ,   elle  uc  peut  que 


500     LES     CONFESSIONS. 

lui  être  inférieure  en  tout.  J'e'crivais  la  pre- 
mière arec  plaisir  ,  avec  complaisance  ,  à 
mon  aise  ,  à  Wootton  ou  dans  le  château 
de  Trie:  tous  les  souvenirs  que  j'avais  à  me 
rappeler  étaient  autant  de  nouvelles  jouis- 
sances. J'y  revenais  sans  cesse  avec  un  nou- 
veau plaisir,  et  je  pouvais  tourner  mes  des- 
criptions sans  gêne  jusqu'à  ce  que  j'en  fusse 
content. 

Aujourd'hui  ma  mémoire  et  ina  tête  affai- 
blies me  rendent  presque  incapable  de  tout 
travail;  je  ne  m'occupe  de  celui-ci  que  par 
force  et  le  cœur  serre  do  détresse.  11  ne 
m'offre  que  malheurs,  trahisons,  perfidies, 
que  souvenirs  attristans  et  déchirans.  Je  vou- 
drais pour  tout  au  monde  pouvoir  ense\elir 
dans  la  nuit  des  temps  ce  que  j'ai  à  dire;  et 
forcé  de  parler  malgré  moi ,  je  suis  réduit 
encore  à  me  cacher  ,  à  ruser  ,  à  tacher  de 
donner  le  chanfje  ,  à  m'avilir  aux  choses  pour 
lesquelles  j'étais  le  moins  né  ;  les  planchers 
sous  lesquels  je  suis,  ont  des  yeux;  les  murs 
qui  m'entourent,  ont  des  oreilles  :  environné 
d'espions  et  de  survcillans  malveiilans  et 
vigilans  ,  inquiet  et  distrait  ,  je  jcite  à  la  hâta 
sur  le  pa|)ier  quelques  mois  interrompus  qu'à 
peine  j'ai    le  temps  de  relire,  encore  moins 

de 


LITRE     VII.  201 

de  corriger.  Je  sais  que  maigre  les  barrières 
irinnenscs  qu'on  entasse  sans  cesse  autour  de 
moi,  l'on  craint  toujours  q-.ie  la  vérité  ne 
s'échappe  par  quelque  lissure.  Comment  m'y 
prendre  pour  la  faire  percer?  Je  le  tente 
avec  peu  d'espoir  de  succès,  (^n'on  juse  si 
c'est  là  de  quoi  faire  des  tableaux  agréables 
et  leur  donner  un  coloris  bien  attrayant! 
J'avertis  donc  ceux  qui  voudront  commen- 
cer cette  lecture  ,  que  rien  en  la  poursui- 
Tant  lie  peut  les  garantir  de  rrnmii  ,  si  ce 
n'est  le  désir  d'«chcv(?r  de  connaître  uu 
homme,  et  l'amour  sincère  de  la  justice  et  de 
la   vérité. 

Je  me  suis  laissé  dans  ma  prcmicre  partie, 
partant  a  rcf^rct  pour  Paris,  déposant  mou 
coeur  aux  Cliarmctles  ,  y  fondant  mon  dernier 
château  en  Espagne,  projetant  d'y  rapporter 
un  jour  aux  pieds  de  maman  ,  rendue  a  elle- 
même ,  les  trésors  que  j'aurais  acquis,  et 
comptant  sur  mon  système  de  musique,  comme 
sur  une  fortune  assurée. 

Je  m'arrêtai  quelque  temps  à  f.5'on  pour 
y  voir  mes  connaissances,  pour  m'y  procurer 
quelques  recommandations  pour  Paris  et 
pour  vendre  mes  livres  de  gf'ométrie  que 
;'avais    apportés    avec   moi.  Tout  le  monde 

Mémoires.  Tome  il,  M 


202     LES     CONFESSIONS. 

m'y  fit  accueil.  M.  et  Mme,  de  J/^^/)- mar- 
quèrent du  plaisir  à  me  revoir,  et  me  dou- 
ncrent  à  dîner  plusieurs  lois.  Je  fis  chez  eux 
connaissance  avec  l'abbé  de  Blably  -,  comme 
je  l'avais  déjà  faite  avec  l'abbé  de  CondiUac , 
qn:  tous  deux'  étaient  venus  voir  leur  frère. 
L'abbé  de  Mal)1y  me  donna  des  lettres  pour 
Paris  ,  entre  autres  une  pour  ?»1.  de  Fonte- 
iicUe  et  une  pour  le  couitc  de  Cay/its. 
L'un  et  l'autre  me  furent  dos  connaissances 
ttès-agréàblcs  ,  sur-tout  le  premier,  qui  jus- 
qu'à sa  mort  n'a  point  cessé  de  me  marquer 
de  l'amitié  et  de  me  donner  dans  nos  tétc-à- 
tête  des  conseils  dont  j'aurais  dû  uiieux  pro- 
fiter. 

Je  revis  M.  Bordes  avec  lequel  j'ayais 
depuis  long-temps  Fait  connaissance,  et  qui 
m'avait  souvent  obligé  de  ^^raiid  creur  et 
avec  le  plus  vrai  plaisir.  En  celte  occasion 
je  le  retrouvai  toujours  le  même.  Ce  fut  lui 
qui  me  fit  vendre  mes  livres;  et  il  me  donna 
par  lui-même  ou  me  procura  de  bonnes 
recoinmaïulations  pour  Paris.  Je  revis  ^l.  l'in- 
tendant dont  je  devais  la  connaissance  à 
1>\..  Jiardes  ,  et  ;i  qui  Je  dus  celle  de  M.  le 
dnc  de  RicheUeu  qui  past^a  a  Lyon  dans  ce 
ttuip:  -là.  jM.  Fallu  me  piéscula  à  lui.  M.  d» 


L  I  V  II  E     V  I  T.  2o3 

Fdchelieu  me  reçut  bien  ,  et  me  dit  tic  l'aller 
ToiràPariy;  ce  que  )c  lis  jjlusieurs  lois,  sans 
pourtant  que  cette  haute  co!iiiai.s.>;aiice  ,  dont 
j'aurai  souvent  à  parler  dans  la  suite  ,  m'ait 
clc  jamais  utile  41  ric'i. 

Je  revis  le  musicien  David ^  qni  m'avait 
rendu  service  dans  ma  détresse  à  un  de  mes 
prccedens  vo5'ages.  Il  m'avait  prête  ou  donne 
un  bonnet  et  des  bas  que  je  ne  lui  ai  jamais 
rendus  et  qu'il  ne  m'a  jamais  rcdciuande's  , 
quoique  nous  nous  soyions  revus  souvent 
depuis  ee  teuips-lù.  Je  lui  ai  ])Ourlanl  faitdans 
la  suite  un  piéseut  à-pcu-[)rès  équivalent.  Je 
dirais  mieux  que  cela  s'il  s'aj;issait  ici  de  ce 
"que  ]'ai  dû  ;  mais  il  s'ai^it  de  ce  que  j'ai  fait, 
et  malheureusement  ce  n'est  pas  la  même 
chose. 

Je  revis  le  noble  et  gënc'reux  Perrlvhcn  , 
et  ce  ne  fut  pas  sans  me  ressentir  de  sa  ma- 
gniQcencc  ordinaire  ,  car  il  me  fit  le  mcme 
cadeau  qu'il  avait  fait  auparavant  au  s^cnlil 
Jiernard ,  en  me  d'-fiayant  de  ma  [)!acc  à  la 
diligence,  .le  revis  le  chirurgien  Parisat  ^  le 
meilleur  et  le  miciiv  fesant  des  honuncs;  je 
revis  sa  chère  Gode/roi  qu'il  cntietenait  de- 
puis dix  ans  ,  et  dont  la  douceur  de  carac- 
tère et  la  boute  de  cœur  fesaicnt  à-pcu-prcs 

M  2 


20+     LES     CONFESSION  S. 

tout  le  mérite;  mais  qu'on  ne  pouvait  aborder 
sans  intérêt  ,  ni  quitter  sans  attcndrissemrnt, 
car  elle  était  au  deniier  tenue  d'une  élliisie 
dont  elle  mourut  peu  après.  Kieu  ne  montre 
mieux  les  vrais  peuchnus  d'un  liomuie  que 
respcce  doses  attacheuicns  (  *  ).  (^»uand  ou 
avait  vu  la  douce  Cot/<y/c»/ ,  on  connaissait 
le  bon  P  a  ris  ut.- 

J'avais  obligation  à  tous  ces  honnêtes  gens. 
Dans  la  suite  je  les  néi^ligeai  tous.  Non  cer- 
tainement par  ingratitude  ,  mais  par  cette 
invincible  paresse  qui  m'en  a  souvent  donné 
l'air.  Jamais  le  sentiment  de  leurs  services 
n'est  sorti   de  mon   cœur  ;  ujais  il  m'en  eût 

(*)  A  moins  qu'il  ne  se  soil  d'abord  trompé 
dans  son  cliuix  ,  ou  qtie  relie  à  laquelle  il  s'était 
attaché  n'ait  ensuite  chaiiiié  de  cuactère  par  un 
concours  do  causes  extraordinaires  :  ce  qui  n'est 
pas  impossible  absolument.  Si  l'on  voulait. Tdrneitre 
sans  modification  cette  conscupicnce  ,  il  faudrait 
donc  ju;jer  de  Socrate  prir  sa  lemine  Xantippe  et 
de  Dion  par  son  ami  Calippiis ,  ce  qui  serait  le 
pl;;s  ini(pie  et  le  plus  Taux  jugement  qu'on  ait 
jamais  porté.  Au  reste  ,  qu'on  écarte  ici  toute 
api)licaiion  injurieuse  à  ma  femme.  Elle  est  ,  il 
est  vrai  ,  faible  el  plus  facile  à  trom]>er  que  je 
ne  l'r.vais  cru  ;  mais  pour  son  caraclùre  ,  pur  , 
excellent,  sans  malice,  il  est  dij^ne  Je  louie  mon 
estime. 


L  I  V  îl  E     V  I  I.  *>S 

moins  coûté  de  leur  prouver  ma  reconnais^- 
sancc  que  de  la  leur  témoigner  assidumeut. 
L'cxactitnde  à  écrire  a  toujours  été  an-dcssus 
de  mes  forces  ;  si-tôt  qite  je  commence  à  me 
relâcher  ,  la  honte  et  l'embarras  de  réparer 
ma  faute  me  la  font  agf^ravcr  ,  et  je  uVcris 
pins  du  tout.  J'ai  dono  gardé  le  silence  ,  et 
j'ai  paru  les  oublier.  ParisotctPerricIiOnny 
ont  pas  même  fait  attention  ,  et  je  les  ai 
toujouis  trouvés  les  mêmes  ;  mais  ou  verra  , 
vingt  aus  après  ,  dans  M.  Bordes  ,  jusqu'où 
l'amour-propre  d'un  bel  esprit  peut  portes 
la  vengeance  lorsqu'il  se  croit  néglige. 

Avant  de  quitter  Lyon  ,  je  ne  dois  pas 
oublier  uiïc  aimable  personne  que  j'y  revis 
avec  plus  de  plaisir  que  jamais  ,  et  qui  laissa 
dans  mon  cneur  des  souvenirs  biea  tendres. 
C'est  Mlle.  Serre  dont  j'ai  parlé  dai>s  ma 
première  partie  ,  et  avec  laquelle  j'avais  re- 
nouvelle connaissance  tandis  que  j^'étais  citez 
M.  de  illably. 

Ace  voyage,  ayant  plus  de  loisir  ,  je  la  vis 
davantage;  mon  cœur  se  prit,  et  très-vive- 
ment. J'eus  quoique  lieu  de  penser  quelesiea 
ne  m'était  pas  contraire;  mais  elle  m'accoi-da 
une  confiance  qui  ui'ôta  la  Icatatioii  d'en 
abuser.  Elle  n'avait  rieu  ni  moi  nou  pliu  ^ 

31  3 


2o6     LES     CONFESSIONS. 

nos  situations  étaient  tropsemblablesponrque 
nous  pussions  nous  unir ,  et  dans  les  vues  oui 
m'occupaient  j'étais  bien  éloigne  de  songer  au 
inariaj!,c.  Elle  m'apprit  qu'un  jeune  négociant 
appelé  M.  Gejic-rc  ,  paraissait  vo\iloir  s'atta- 
cher à  elle.  Je    le  vi;;  chez  elle  une  fois  on 
deux  ;  il  me  parut  honncte  honime,  il  passait 
pour  l'être.   Persuadé  qu'elle  serait  heureuse 
avec  lui  ,  je  désirai  qu  il  l'épousât  ,  comme 
il  a  fait  dans  la  suite;  et  pourne  pas  troubler 
leurs  innocentes  amours   ,  je  me  hâtai   de 
partir  ,  fcsantpou    le  bonheur  de  cette  char- 
mante personne  ,   des   vœux    qui  n'ont    été 
exaucés  ici  bas  que  pour  un  temps  ,  hélas, 
bien  court  :  car  j'appris  dans  la  suite  qu'elle 
était  morte  au  bout  de  deux  ou  trois  ans  de 
mariage.  Occupé  de  mes  tendres  regrets  du- 
rant tonte  ma  route  ,  je  sentis,  et  j'ai  souvent 
senti  depuis  lors  eu  y  repensant  ,  que  si  les 
lacriGces  qu'on   fait  au  devoir  et  à  la  vertu 
coûtent  à   faire  ,   on  en  est   bien  payé  par 
les  doux  souvenirs  qu'ils  laissent  au  fond  du 
cœur. 

Autantà  mon  précédent  voyage  j'avais  vu 
Paris  par  son  côté  défavorable  ,  autant  à 
celui-ci  je  le  vis  par  son  côté  brillant,  non 
pas  toutefois  quant  à  mou  lo;j,cment;  car  sur 


L  T  V  R  E     V  I  I.  207 

nne  adresse  que  m'avait  donnée  M,  Bordes^ 
J'allai  iogci  a  l'iiôtci  Saint-Oiicntin  ,   rue  des 
Cordiers  ,  proehe  la  Soibonnc  ,  vilaine  nie, 
vilain  liotcl ,  vilaine  cliambrc  ;  mais  où  cepen-i 
dant  avaient  logé  des  hommesde  mérite  ,  tels 
que  Gresset y  Hordes,  les  abbés  de  lilab/y  , 
de  Condillac  ,  et  plusieurs  autres  dontmal- 
Leurcusemeiît  je  n'y  trouvai  plus  aucun  ;  mais 
i'3'  trouvai  un  M.  de  JJonnefond  ,  hobereau  , 
boîtcHs,  plaideur,  fcsant  le  puriste  ,  auquel 
je  dus  la  connaissance  de  M.  Rognin,  main- 
tenant le  doyen  de  mes  amis,  et  par  luicvlie 
du  philosophe  Diderot  ,  dont  J'aurai   beau- 
coup a  parler  dans   la  suite. 

J'arrivai  à  Paris  dans  l'automne  de  1741  , 
avec  quinze  louis  d'argent  comptant  ,  ma 
comédie  de  INTarcissc  et  mon  projet  de  musique 
pour  toute  ressource ,  et  ayaut  parconséquent 
peu  de  temps  à  perdre  pour  tâcher  d'en  tirer 
parti.  Je  me  pressai  de  taire  valoir  mes  recoiii- 
luan  dations. 

Un  jeune  homme  qui  arrive  à  Paris  avec 
une  (ij.^ure  passable,  et  qui  s'annonce  par  des 
talcus,est  toujours  sur  d'être  accueilli.  Je  le 
fus  ;  cela  rac  procura  des  agremens  sans  inc 
ïnener  à  grand'chose.  Ue  toutes  les  personnes 
a  qui  je  lus   recouiuiaudc  ,  trois  seules  iu« 


20??     LES     CONFESSIONS. 

furent  utiles.  M.  Damesin  ,  gentilhomme 
savoyard  ,  alors  ccuycr  et  ,  je  crois  ,  favori 
de  Mme.  la  princesse  de  Carignan.  M.  de 
Base  ,  secrétaire  de  l'académie  des  inscrip- 
tions et  garde  des  médailles  dn  cabinet  du 
roi  ,  et  le  père  Castel  ,  jc'snite  ,  auteur  du 
clavecin  oculaire. 

Toutes  ces  recommandations,  exceptccelle 
de  31.  Damesin  ,  me  venaient  de  l'abbe  de 
Blahly. 

31.  Damesin  pourvut  an  plus  presse  par 
deux  connaissances  qu'il  me  procura.  L'une 
de  M.  de  Gasc  ^  président  à  mortier  au  par- 
lement de  Bordeaux  ,  et  qui  jouait  très-bien 
du  violon  ;  l'autre  de  M.  l'abbe' de  Léon  qui 
logeait  alors  en  Sorbonne  ;  jeune  seigneur 
très-aimable  ,  qui  mourut  à  ia  tlcur  de  son 
âge,  après  avoir  brille  quelques  instans  dans 
le  inonde  sous  le  nom  de  clicvalier  de  Rohan. 
L'un  et  l'autre  eurent  !a  fantaisie  d'apprendre 
la  composition.  Je  leur  en  donnai  quelques 
mois  de  leçons  qui  soutinrent  \\n  peu  ma 
bourse  tarissante.  L'abbe'  de  Léon  me  pritcti 
amitié  ,  et  voulait  m'avoir  pour  son  secré- 
iaire  :  mais  il  n'était  pas  riche  ,  et  ne  put 
in'oflrir  en  tout  que  huit  cents  francï  que  je 
irefusai  ,  bien  à  regret ,  mais  qui  ne  pouvaient 


L  I  V  R  E     V  I  r.  2C9 

me  sudire  ponr  mon  logcmcut,  ma  nourri- 
turo  et  mon  entretien. 

M.  de  Bose  uie  reçut  fort  bien.  Il  aimait 
le  savoir  ,  il  en  avait;  mais  il  c'tait  un  peu 
pcda'it.  Mme.  de  Bose  aurait  été  sa  fille  ; 
cilc  était  brillante  et  petite  -  maîtresse.  J'y 
dînai:,  quelquefois  :  ou  ne  saurait  avoir  l'air 
plus  candie  et  plus  sot  que  je  ne  l'avais  vis-à- 
vis  d'elle.  Soii  maiatien  dégagé  m'intimidait 
et  rendait  le  mien  plus  plaisant.  Quand  elle 
me  présentait  une  assiette  ,  j'avançais  ma 
fourcliello  pour  piquer  modestement  un  petit 
morceau  de  ce  qu'elle  m'oflrait  ,  de  sorte 
qu'elle  rendait  à  son  laquais  l'assiette  qu'elle 
m'avait  destinée  ,  en  se  touruant  pour  que  je 
ne  la  visse  pas  rire.  Elle  ne  se  doutait  guère 
que  dans  la  tête  de  ce  campagnard  ,  il  iie 
laissait  pas  d'y  avoir  quelque  esprit.  M.  de 
Boxe  me  i)réscnta  à  M.  de  Héainnur  son  ami , 
qui  venait  dîner  chez  lui  tous  les  vendredis, 
jours  d'académie  des  sciences.  11  lui  parla  do 
mon  projet  ,  et  du  désir  que  j'avais  de  le 
soumettre  à  l'examen  de  l'académie.  M.  de 
Btaunnir  se  chargea  de  la  proposition  ,  qui 
fut  agréée  :  le  jour  doimé  je  fus  introduit  et 
présenté  par  ^^.  de  Hcaiimnr  ,  et  le  mc'nio 
jour  22  août  1742  ,  j'eus  riionneurdc  lire  à 


2IO     LES     CONFESSIONS. 

l'académie   le    mémoire  qnc  j'avais    piëparé 
pour  cela.  Quoique    cette  illustre  assemblée 
fût  assurément  très-imposante  ,  j'y  fus  bien 
moins  iiuiiuidc  que  devant  Mme.  de  Bose  y 
et  je  me  ttrai   passablement  de   mes  lectures 
et  de  mes  réponses.  Le  mémoire  réi!.>'>!it,  et 
m'attira  des  complimcns    qui   me  surprirent 
autant  qn'ihi  me  flattèrent ,  imn'.'inant  à  peine 
que  devant  une  académie  ,  quiconque  n'eu 
était  pas  ,  pût  avoir  le  sens  commun.    Les 
commissaires  qu'on  me  donna  furent  MM.  de 
Mairau  ,  Hellot  et  de  Fouchy  ,  tous  trois 
gens  de  mc-ritc  asîuiémcnt  ,  mais  dont  pas 
un    ne  savait  la  nnisique  ,  as<cz    du    moin» 
pour    être  en  état  de  juger  de  mon  projet. 
Durant  mes  confcrencesavec  ces  ^îessieurs, 
J3  me  convainquis  avec  autant  de  certitude 
que  de  surprise,  que  si  quelquclois  les  savaiis 
ont  moins  de  préjugés  que  les  autres  bommes  , 
ils  tiennent  ,  en  rcvanclie  ,  encore  |)!ms  foite- 
inent  à   ceux    qu'ils   ont.     Quelque   fail'>Ic5  , 
quelque    fausses    que  fussent    la   plupart   de 
leurs  ob|ections  ,  et  quoique  j'y  ré|)oiulisse 
timidement,  je  l'avoue,  et  en  mauvais  termes, 
mais  par  dts  raisons  péromptoircs  ,  je  ne  vin» 
pas  \\\\ç^  seule  fois  à  bout  de  me  faire  enten- 
dre?! de  les  contenter.  J'étais  toujours  clvnbi 


LIVREVii  211 

de  la  facilite  avec  laquelle,  à  l'aide   de  quel- 
ques jiliiases   sonores,  ils  ine  reiataient  sans 
ui'avoir   coiu|)ris.  Ils  déterrèrent ,  je    ne   sais 
où,  qu'un   moine   appelé   ie  P.  Soiihaitti, 
avait  jadis   imaginé  de  noter  la  gamme  par 
cliill'res.  C'en  f  t   assez  pour   prétendre  que 
uion  syslétrie  n'était  pas  neuf,  et  passe  pour 
cela  j  car  bien  que  je  n'eusse  jamais  ouï  par- 
ler du  P.  Souhaitti ^    et  bien  que  sa  manière 
d'écrire  les  sept  notes  du  plain-chant,    sans 
même  songer     aux  octaves  ,  ne   méritât    en 
aucune   sorte  d'entrer  en   parallèle  avec  ma 
simple  et   conunode    invention    pour  noter 
aiscuient  par  chilîrcs    toute  musique  imagi- 
nable, clefs,  silences,  octaves,  mesures,  temps, 
et  valeurs  des  notes  ,  ciioscs  auxquelles  Soii- 
haitti   n'avait   pas    même    songé    ,    il  était 
néanmoins    très-vrai   de  dire,  que  quant  à 
rélcmcnîaire     expression   des   se])t   notes,  il 
en  était    le   premier    inventeur.   Mais    outre 
qu'ils  donnèrent  a  celte  invention   primitive 
plus  d'importance  qu'elle  n'en  avait,  ils  n.c 
s'en  tinrent  pas  là  ;  et  si-tôt  qu'ils  voulurent 
parler  du  fond  du  système  ,  ils  ne  lirent  plus 
que  doruisotiner.  Le  plus  grand  avantage  du 
mien  était  d'abroger  les  transpositions  et  les 
clefs  ,  eusorte  que  le  même  morceau  se  trou- 


212     LES     CONFESSIONS. 

vaituoté  et  transpose  à  volonté  dansquelqiic 
que  ton  qu'on  voulut,  au  moyen  du  chan- 
geitient  supposé  d'une  seule  lettre  initiale  à 
la  tétc  de  l'air.  Ces  Messieurs  avaient  ouï 
dire  aux  croquesols  de  Paris  que  la  ufictliode 
d'exécuter  par  transposition  ne  valait  rien.  Ils 
partirent  dc-là  pour  tourner  eu  invincible 
objection  contre  mon  système  son  avantai^e 
]e  plus  marqué  , et  ils  décidèrent  quema  note 
était  bonne  pour  la  vocale  ,  et  mauvaise  pour 
rinstrumentaic  ,  au-lieu  de  décider  ,  connue 
ils  l'auraient  dû  ,  qu'elle  était  bonne  pour 
la  vocale  et  meilleure  pour  l'instrumentale. 
Sur  leur  rapport  l'académie  m'accorda  uii 
ccrtihcat  plein  de  très-beaux  conipliiucns  ,  à 
travers  lesquels  ou  démêlait,  pour  le  fond  , 
qu'elle  ne  jugeait  mon  système  ni  neuf  ni 
utile.  Je  ne  crus  pas  devoir  orner  d'une  pa- 
reille pièce  l'ouvrage  intitulé  Vissertation 
sur  la  imishjtie  moderne ,  par  lequel  j'en 
appelais  au  public. 

J'eus  lieu  de,  remarquer  en  cette  occasion 
combien  ,  incmc  avec  un  esprit  borné  ,  la 
connaissance  unique,  mais  piolondc,dc  la 
cbose  est  préférable,  pour  en  bien  juger,  à 
toutes  les  lumières  que  donne  la  culture  des 

sciences  , 


L  I  V  R  E     V  I  I.  iï5 

Sciences,  lorsqu'on  n'y  a  pas    joint  l'étude 
particulière  de  ceile  dont  il  s'agit.  Ija  seule 
objection  solide  qu'il  y  eût  à  faire  à  mon  sys- 
tème, y  tut   faite  par  Rameau.  A   peine  le 
lui  eus-jc  expliqué,  qu'il  en  vit  le  côté  faible. 
Vos  signes,  me  dit-il  ,  sont  très-bons  ,  en  ce 
qu'ils  déterruinent  simplement  et  clairemeut 
les  valeurs  ,  en  ce  qu'ils    représentent  nette- 
rient  les  intervalles,  et  montrent  toujours 
le  simple  dans  le  redoublé,  toutes  chosesqvxe 
ne  fait  pas  la  note   ordinaire;  mais  ils  sont 
mauvais  en  ce  qu'ils  exigent  une    opération 
de  l'esprit  qui  ne  peut   toujours  suivre  la  ra- 
pidité  de  l'exécution.   La    position    de   nos 
'lîotes,  continua-t-il,  se  peint  à  l'œil  sans  le 
concours  de  cette  opération.  Si  deux  notes, 
l'une  très-baute,    et  l'autre    très-bas=ip  ,  sont 
jointes  par  une  tirade  de  notes  interuicdiaiies, 
je  vois  du  premier  coup-d'œil  le  progrès  do 
l'une  h  l'antre   ]iar  degrés    conjoints  ;   mais 
pour  m'assuvcr  chez  vous  de  cette  tirade,  il 
faut  nécessairement    que    j'épflle    tous   vos 
chiffre*   l'un  après  l'antre;  le  coup-d'œil  no 
peut  suppléer  à  rien.  L'ob;ection   me  parut 
sans  réplique,   et  )ç.n  convins  à  l'instcrit  : 
quoiqu'elle  soit  simple  et  frappante  ,    il  n'y 
«  qu'une  grande  pratique  de  l'art  qui  puisse 
Mémoins.  Tome  If.  N 


214     LES     CONFESSIONS. 

la  suggérer  ,  et  il  n'est  pas  e'tonnaiit  qu'elle 
ne  soit  venue  à  aucun  académicien  ;  mais  il 
l'est  que  tous  ces  grands  savaus  qui  savent 
tant  de  choses,  sachent  si  peu  que  chacua 
ne  devrait  juger  que  deson  métier. 

Mes  fréquentes  visites  à  mes  co mm iss aires 
et  à    d'autres   académiciens  ,    uie    mirent  à 
portée    de   faire   connaissance    avec   tout  ce 
qu'il  y  avait  à  Paris  de  plus  distingué    dans 
li  lillérature,  et  par-là  cette  connaissance  se 
trouva   toute    faite  lorsque    je  me    vis  dans 
la  suite    inscrit    tout  d'un  coup   parmi  eux. 
Quanta  présent,  concentré   dans   mou  sys- 
tème de   musique  ,    je  m'obslinai  à  vouloir 
par-là  faire  une  révolution  dans  cet  art,  et 
parvenir  de  la  sorte  à  une  célébrité  qui  dans 
les    beaux  -  arts    se   joint    toujours    a    Paris 
avec   la    fortune.   Je    m'enfermai    dans    ma 
chambre,  et  travaillai  deux   ou   trois  mois, 
avec  une   ardeur    inexprimable,   à  refondre 
dans   un   ouvrage  destiné  pour  le  piiblic,  le 
mémoire    que    j'avais    lu   à    l'académie.    La 
difficulté  fut  de  trouver  un  libra.ro  qui  vou- 
lut se  charger  de  mon  manuscrit  ,  vu  qu'il 
y  avait  quelque  dépeuse  à  fane  pour  le*  nou- 
veaux caractères,  que  les  libraires  ne  jettent 
pas  leurs  écus  à  la  tête  des  débu  tans,  et  qu'il 


LIVRE     VIT.  2i5 

tnc  semblait  cependant  bien  jnste  que  mon 
ouvrage  ine  leudît  le  pain  que  j'avais  mangé 
en  l'écrivant. 

Ji  on  fie  fond  lue  procura  Qiiilhiu  le  père, 
qui  fit  avec  moi  un  traité  à  moitié  profit  , 
sans  compter  le  privilège  que  je  payai  seul. 
Tant  fut  opéré  par  ledit  Quillau  ,  que  j'en 
fus  pour  mon  privilège  ,  et  n'ai  tiré  jamais  un 
liard  de  cette  éditioti ,  qui  vraiseniblablcmeut 
eut  un  débit  médiocre,  quoique  l'abbé  Des- 
fontaines  m'eût  promis  de  la  faire  aller,  et 
que  les  autres  journalistes  en  eussent  dit 
assez  de  bien. 

Le  plus  grand  obstacle  à  l'essai  de  mon 
système,  était  la  crainte  que  s'il  n'était  pas 
admis,  on  ne  perdît  le  temps  qu'on  mettrait 
à  l'apprendre.  Je  di.saisà  eela  que  la  pratique 
de  ma  note  rendait  les  idées  si  claires,  que 
pour  apprenolrela  musique  par  les  caractères 
ordinaires,  on  gagnerait  encore  du  temps  à 
commencer  par  les  miens.  Pour  en  donner 
la  preuve  par  l'expérience  ,  j'enseignai  gra- 
tuitement la  musique  à  une  jeune  américaine 
appelée  Mlle.  Ves  Ronlins  ^  dont  M  Rcgnin 
m'avait  procuré  la  connaissance;  en  trois 
mois  elle  fut  en  état  de  déchiffrer  sur  ma 
note  quelque  musique  que  ce  fût,  et  niêm« 

N    2 


2i6    LES     CONFESSIONS. 

de  chanter  à  livre  ouvert ,  mieux  que  mol- 
métae,  tovite  celle  qui  n'était  pas  chargée 
de  difficultés.  Ce  succès  fut  frappant  mais 
ignoré.  Un  autre  en  aurait  rempli  les  jour- 
Maux  ;  mais  avec  quelque  talent  pour  trouver 
des  choses  utiles  ,  je  u'eu  eus  jamais  pour  les 
faire  valoir. 

Voilà  comment  ma  fontaine  de  héron  fut 
encore  cassée  ;  mais  cette  seconde  fois  j'avais 
trente  ans  ,  et  je  me  trouvais  sur  le  pavé  de 
P^ris ,  où  Tonne  vit  pas  pour  rien.  Le  parti 
que  je  prisdans  cette  extrémité  n'étonnera  que 
ceux  qui  n'auront  pas  bien  lu  la  première 
partie  de  ces  mémoires.  Je  venais  de  me 
donner  dcsmouvemens  aussi  grands  qu'inu- 
tiles :  j'avais  besoin  de  reprendre  haleine.  Au- 
lieu  de  me  livrer  au  désespoir  ,  je  me  livrai 
tranquillement  à  ma  paresse  et  aux  soins  de  la 
Providence,  et  pour  lui  donner  le  temps  de 
faire  son  œuvre  ,  je  me  misa  manger  sans  me 
presser  ,  quelques  louis  qui  me  restaient 
encore  ,  réglant  la  dépense  de  mes  noncha- 
lans  plaisirs  sans  la  retrancher  ,  n'allant  plus 
au  café  que  de  deux  jours  l'un  ,  et  au  specta- 
cle que  deux  fois  la  semaine.  A  l'égard  de  la 
dépense  des  filles,  je  n'eus  aucune  réforme  à 
y  faire,  u'ayant  ujis  de  ina  vie  un  sou  à  cet 


L  I  V  R  E     V  I  I.  217 

«sage  ,  si  ce  n'est  une  seule  fois,  dont  j'aurai 
bientôt  a  parler. 

La  sécurité,  la  volupté,  la  confiance  areo 
laquelle  je  me  livrais  à  cette  vie  indolente  et 
solitaire  que  je  n'avais  pas  de  quoi  faire 
durer  trois  mois  ,  est  une  des  singularités  do 
ma  vie,  et  une  des  bizarreries  démon  hu- 
meur. L'cxtrcuic  besoin  que  j'avais  qu'on 
pensât  à  moi  ,  était  précisément  ce  qui  ni'ô- 
tait  le  courage  de  me  montrer,  et  la  nécessité 
de  faire  des  visites  me  les  rendit  insuppor- 
tables ,  au  point  que  je  cessai  même  de  voir 
les  académiciens  et  autres  gcns-de-lettres  avec 
lesquels  j'étais  déjà  faufilé.  Hlarii^auXjVahhô 
de  Mably  ^  Fontenelle  furent  presque  les 
seuls  chez  qui  je  continuai  d'aller  quelque- 
lois.  Je  montrai  même  au  premier  ma  comé- 
die de  Narcisse.  Elle  lui  plut  ,  et  il  eut  la 
complaisance  de  la  retoucher.  Z^zW<fro^,  plus 
jeune  qu'eux  ,  était  à-peu-près  de  mon  âge. 
Il  aimait  la  musique  ;  il  en  savait  la  théorie  ; 
nous  en  parlions  ensemble  ;  il  me  parlait 
aussi  de  ses  projets  d'ouvrages.  Cela  forma 
bientôt  entre  nous  des  liaisons  plus  intimes 
qui  ont  duré  quinze  ans  ,  et  qui  probable- 
ment  dureraient    encore,    si    mallieureusti. 

N  3 


2i8     LES     CONFESSIONS. 

ment ,  et  bien  par  sa  faute  ,  je  n'eusse  éto  jeté 
dans  son  uiéme  métier. 

On  n'imaginerait  pas  à  quoi  j'employais 
ce  court  et  précieux  intervalle  qui  me  restait 
encore  avant  d'éire  forcé  de  mendier  mon 
pain  :  à  éliidier  par  c(ieur  des  passages  de 
poètes,  que  j'avais  appris  c^iit  fois  et  autant 
de  fois  oubliés.  Tous  bs  matins,  vers  les  dix 
heures,  j'allais  me  promener  au  Luxembourg, 
un  Virgile  ou  un  Rousseau  dans  ma  pocbe, 
et  là ,  jusqu'à  rhcurc  du  dîner ,  je  remémorais 
tantôt  une  (.de  sacrée  et  tantôt  une  bucoli- 
que ,  sans  me  rebuter  de  ce  qu'eu  repassant 
celle  du  i'iiir,  je  ne  manquLiis  pas  d'oublier 
celle  de  la  veib-.  Je  me  rappelais  qu'après  la 
défaite  de  I^.'icias  à  Syracuse  ,  les  Atliériiens 
captifs  <3;agaaient  leur  vie  à  réciter  les  poèmes 
d'Homère.  Le  parti  que  je  tirai  de  ce  trait  d'é- 
rudition pour  me  prémunir  contre  la  misère, 
fut  d'txercer  mon  licureuse  miérnoire  à  retenir 
tous  les  poètes  parcixur. 

J'avais  un  autre  expédient  noti  moins  so- 
lide dans  les  écliecs  ,  auxquels  je  consacrais 
ré<:^ulièrement  ,  chez  lUai.'^is  ^  les  aprcj-midi 
des  jours  que  je  n'allais  pas  an  spectacle.  Là 
je  fis  connaissance  avec  M.  de  Lcgal ,  avec 
un  M.  IJusson  ,  avec  Philidor ,  avec   tous 


L  I  V  R  E     VI  I.  219 

les  grands  joueurs  d'échecs  de  ce  temps-là  , 
et  n'en  devins  pas  plus  habile.  Je  ne  doutai 
pas  cependant  que  )e  ne  devinsse  à  la  fin  plus 
fort  qu'eux  tous,  et  c'en  était  assez,  selon 
moi,  pour  me  servir  de  ressource.  De  quel- 
que folie  que  je  m'engouasse  ,  j'y  portais 
toujours  la  luéme  manière  de  raisonner.  Je 
me  disais  :  quiconque  prime  en  quelque 
chose,  est  toujours  sûr  d'être  recherché. 
Primons  donc,  n'importe  en  quoi,  je  serai 
recherche;  les  occasions  se  présenteront,  et 
mon  mérite  fera  le  reste.  Cet  enfantillage 
n'était  pas  le  sophisme  de  ma  raison  ,  c'était 
•clui  de  mon  indolence.  Effrayé  des  grands 
et  rapides  efforts  qu'il  aurait  fallu  faire  pour 
m'évertuer  ,  je  tâchais  de  flatter  ma  paresse  , 
et  )e  m'en  voilais  la  honte  par  des  argumeus 
dignes  d'elle. 

J'attendais  ainsi  tranquillement  la  fin  do 
mon  argent,  et  je  crois  que  je  serais  arrivé 
au  dernier  sou  sans  m'en  émouvoir  davan- 
tage ,  si  le  P.  Casiel,  que  j'allais  voir  quelque- 
fois en  allant  au  café,  ne  m'eût  arraché  de 
ma  léthargie.  Le  P.  Cas  tel  était  fou  ,  mais 
bon  homme  au  demeurant  :  il  était  fâché  de 
me  voir  ainsi  consumer  sans  rien  faire.  Puis- 
que   les   musiciens  ,  me  dit-il  ,  puisque    les 

N   4 


220     LES     CONFESSIONS. 

gavans  ne  chantent  pas  à  votre  uuisson  ^ 
changez  de  corde  ,  et  voyez  les  femmes.  Vous 
re'ussirez  peut-être  mieux  de  ce  côté-là.  J'ai 
parlé  de  vous  à  Mme.  de  Buzeiwal^  allez  la 
Toir  de  ma  part.  C'est  une  bonne  femme  qui 
verra  avec  plaisir  un  paj's  de  sou  fils  et  de 
son  mari.  Vous  verrez  chez  eîie  Aime,  de 
JBroglie  sa  fille  ,  qui  est  une  femme  d'esprit. 
Mme.  Z?7y^/?7  eu  est  une  autre  à  qui  j'ai  aussi 
parle  de  vous  :  porlez-îui  votre  ouvrage;  elle 
a  envie  de  vous  voir,  et  vous  recevra  bien.  On 
ne  fait  rien  dans  Paris  que  par  les  femmes.  Ce 
sont  comme  des  courbts  dont  les  sages  sout 
les  asyuiptùles  ;  ils  s'en  approchent  sans 
cesse  ,  mais  ils  n'y  touchent  jamais. 

Après  avoir  remis  d'un  jour  à  l'autre  ces 
tcirijjles  corvées,  je  pris  enfin  courage,  et 
j'allai  voir  IMuic.  de  iS //-<•// tv?/.  Elle  lue  reçut 
avec  boute  :  Mme.  de  Broglie  étant  entrée 
daus  sa  chambre,  elle  lui  dit:  ma  fille,  voilà 
M.  Rousseau  dont  le  P.  Castel  nous  a  parlé. 
Mme.  de  UrOi;/ie  me  fit  compliment  sur 
mon  ouvrage,  et  me  menant  à  sou  clavecin  , 
me  fit  voir  qu'elle  s'en  était  occupée.  Voyant 
à  sa  |)cndule  qu'il  était  près  d'une  heure,  je 
voulus  m'en  aller.  Mme.  de  jBuzeural  me 
dit  :  vous  ctcs  loin  de  votre  quartier;  restez. 


L  I  V  R  E     V  I  I.  221 

TOUS  dînerez  ici.  Je  ne  me  Gs  pas  prier.  Ua 
quart  d'heure  après  ,  je  compris  par  quel- 
ques mots  que  le  dîner  auquel  elle  m'invi- 
tait ,  e'tait  celui  de  son  office.  Mme.  de  Bu- 
zenval  était  une  trcs-bonnc  femme  ,  mais 
bornée  ,  et  trop  pleine  de  son  illustre 
noblesse  polonaise  ,  elle  avait  peu  d'ide'e  des 
égards  qu'on  doit  aux  talens.  Elle  me  jugeait 
même  en  cette  occasion  sur  mon  maintien 
plus  que  sur  mon  équipage,  qui,  quoique 
très-simple,  était  fort  propre,  et  n'annon- 
çait point  du  tout  un  homme  fait  pour  dîner 
à  l'onicc.  J'en  avais  oublié  le  clicmin  depuis 
trop  long-tems  pour  vouloir  le  rapprendre. 
Sans  laisser  voir  tout  mon  dépit  ,  je  dis  à 
Mme.  de  Buzeni>al  qu'une  petite  affaire  qui 
me  revenait  en  mémoire  me  rappelait  dans 
mon  quartier,  et  je  voulus  partir.  ^Ime.  de 
Broglie  s'approcha  de  sa  mère  ,  et  lui  dit 
"h.  l'oreille  quelques  mots  qui  firent  effet. 
Mme.  de  Brizenual  se  leva  pour  me  retenir, 
et  me  dit  :  je  compte  que  c'est  avec  nous 
que  vous  nous  ferez  l'honneur  de  dîner.  Je 
crus  que  faire  le  fier  serait  faire  le  sot ,  et  je 
restai.  D'ailleurs  la  bonté  de  Mme.  de  Broglie 
m'avait  touché  ,  et  me  la  rendait  intéres- 
sante. Je  fus  fort  aise  de  dîucr  avec  elle, et 


222     LES     CONFESSIONS. 

j'espérai  qu'eu  me  connaissant  davantage  , 
elle  u'auiait  pas  regret  à  in'avoir  procuré 
cet  honneur.  M.  le  pre'sidentde  Z^w/o/^'wo//, 
grand  atni  de  la  maison  ,  y  dîna  aussi.  Il 
avait,  ainsi  que  Mme.  de  Broglie  ,  ce  petit 
jargon  de  Paris,  tout  en  petits  mots  ,  tout 
en  petites  allusions  fines.  Il  n'y  avait  pas  là 
de  quoi  briller  pour  l«  pauvre  Jeau-.lacques. 
J'eus  le  bon  sens  de  ne  vouloir  pas  faire  le 
gentil  malgré  Minerve  ^  et  je  me  tus.  Heu- 
reux si  j'eusse  été  toujours  aussi  sage  !  je  ne 
serais  pas  dans  l'abyme  où  je  suis  aujour- 
d'hui. J'étais  désolé  de  ma  lourdise  ,  et  de 
ne  pouvoir  justllicr  aux  yeux  de  Mme.  de 
Broglie  ce  qu'elle  avait  fait  en  ma  faveur. 
Après  le  dîner  ,  je  m'avisai  de  ma  ressourça 
ordinaire.  J'avais  dans  ma  poclie  une  épître 
en  vers  adressée  à /'t7//AO/  pcndantuion  séjour 
à  l.you.  Ce  morceau  ne  manquait  pas  de  cha- 
leur ;  j'en  mis  dans  la  façon  de  le  réciter  , 
et  je  les  fis  pleurer  tous  trois.  Soit  vanité, 
soit  vérité  d^ius  mes  interprétations  ,  je  crus 
voir  que  les  regards  de  Mme.  de  BrogUe 
disaient  à  sa  nicrc  :  eh  bien  ,  mainan  ,avais- 
je  tort  de  vous  dire  que  cet  homme  était  plus 
lait  pour  dîner  avec  vous  qu'avec  vos  femmes  ? 
Jusqu'à  ce  momeut  j'arais  eu  le  cœur  un  peu 


L  I  V  R  E     V  T  I.  223 

gros;  mais  après  m'étre  ainsi  vengé  ,  )e  fus 
coûtent.  Mme.  de  Broglie  poussant  un  peu 
trop  loin  le  jugement  avantageux  qu'elle  avait 
porté  de  moi  ,  crut  que  j'allais  faire  sensation 
dans  Paris,  et  devenir  uh  boraine  à  bonnes  for- 
tunes. Pour  guider  mon  inexpérience  ,  elle 
me  donna  les  Confessions  du  comte  de  ***. 
V.c  livre,  me  dit-elle,  est  un  Mentor  dont 
vous  aurez  besoin  dans  le  monde.  Vous  ferez 
Lien  de  le  consulter  quelquefois.  J 'ai  gardé 
plus  de  vingt  ans  cet  exemplaire  avec  recon- 
Maissancc  pour  la  main  dont  il  me  venait  ; 
jjuais  riant  souvent  de  l'opinion  que  parais  i 
sait  avoir  cette  dame  de  mon  mérite  galant^ 
Du  moment  que  j'eus  lu  cet  ouvrage  ,  je  dé- 
sirai d'obtenir  l'amitié  de  l'auteur.  Mon  pen- 
chant m'uispirait  très-bien  :  c'est  le  seul  ami 
vrai  que  j'aiceu  parmi  les  gens-de-Icttres.  (  *  ) 
Dès-lors  j'osai  compter  que  Mme.  la  ba- 
ronne de  Buzcnfal  et  Mme.  la  marquise  de 
liroglie  prenant  intérêt  à  moi,  ne  me  lais- 
seraient pas  long-temps  sans  ressource  j  et  ja 

(  *  )  Je  l'ai  cru  si  long  tems  et  si  parfaitemenr, 
que  c'est  à  lui  que  depuis  mon  retenir  à  Paiis  je 
confiai  le  manuscrit  de  mes  Confessions.  Te  dé- 
fiant J.  J.  n'a  jamais  pu  croire  à  la  perfidie  et 
à  la  fausseté  qu'après  en  avoir  été  la  victime. 

N  6 


^4     LES     CONFESSIONS. 

ne  uie  trompai  pas.  Parlons  maintenant  de 
mon  entrée  chez  Mme.  Dnpin  qui  a  eu  d& 
plus  longues  suites. 

MnxQ.  JDupiii  était,  comme  on  sait,  fille 
de  Samuel  Bernard  et  de  Mme.  Fontaine. 
Elles  éla;eut  trois  sœurs  qu'où  pouvait  ap- 
peler les  trois  grâces.  IMme.  de  la  Touche , 
qui  fit  une  escapade  eu  Angleterre  avec  le 
duc  de  Kingston.  Mme.  à.' Epiuay ,  l'amie, 
l'unique  et  sincère  amie  de  M.  le  prince  de 
Conti y  femme  adorable  ,  autant  par  la  dovi- 
ceur,  parla  bontcdeson  charmant  caractère, 
que  par  ragrcment  de  son  esprit ,  et  par  l'inal- 
tcrablc  gaîié  de  son  humeur.  Enfin  Mme. 
JJnpin  ,  la  pins  belle  des  trois,  et  la  seule  à 
qui  l'on  n'ait  point  reproché  d'écart  dans 
sa  CQuduitc. 

Eilefutleprix  derhospitalitédcM.  JDtipin^ 
à  qui  sa  mère  la  donna  avec  une  place  de 
fermicr-géncrai  et  une  fortune  immense ,  ea 
recouuaissance  du  bon  accueil  qu'il  lui  avait 
fait  dans  sa  province.  Elle  c'tait  encore, 
quand  je  la  vis  pour  la  première  fois,  une 
des  plus  belles  femmes  de  Paris.  Elle  inc  reçut 
à  sa  toilette.  Elle  avait  les  bras  nus  ,  les 
cheveux  épavs  ,  sou  peignoir  mal  arran- 
gé.  Cet  abord  m'était    Ucs  -  nouveau  \  iha 


LIVRE     Y  I  I.  2-5 

pauvre  tête  n'y  tint  pas  :  Je  me  trouble  , 
je  m'égare;  et  bref ,  me  voilà  épris  de  Mine. 
Ditpin. 

Mon  trouble  ne  parut  pas  me  nuire  auprès 
d'elle;  elle  ne  s'en  aperçut  point.  Elle  ac- 
cueillit le  livre  et  l'auteur  ,  me  parla  de  mon 
projet  en  personne  instruite,  chanta,  s'ac- 
compagna du  clavecin,  me  retint  à  dîner, 
IDC  fit  mettre  à  table  à  côté  d'elle  ;  il  n'en 
fallait  pas  tant  pour  me  rendre  fou  ,  je  le 
devins.  Elle  me  permit  de  la  venir  voir; 
j'usai  ,  j'abusai  de  la  permission.  J'y  allais 
presque  tons  les  jours  ,  j'y  dînais  deux  ou 
trois  fois  la  semaine.  Je  mourais  d'envie  de 
parler  ;  je  n'osai  jamais.  Plusieurs  raisons 
renforçaient  ma  timidité  naturelle.  L'entrée 
d'une  maison  opulente  était  vine  porte  ou- 
verte à  la  fortune;  je  ne  voulais  pas  dans  ma 
situation ,  risquer  de  me  la  fermer.  Mme.ZJM- 
/'/«  ,  toute  aimable  qu'elle  était,  était  sérieuse 
et  froide  ;  je  ne  trouvais  rien  dans  ses  ma- 
nières d'assez  agaçant  pour  m'enhardir.  Sa 
maison,  aussi  brillante  alors  qu'aucune  autre 
dansParis,  rassemblaitdes sociétés  auxquelles 
il  ne  manquait  que  d'être  un  peu  moins  nom- 
breuse» pour  être  d'élite  dans  tous  les  genres. 
Lllc  aimait  à  voir  tous  les  geus  c[ui  jetaient 


226     LES     CONFESSIONS. 

de  l'éclat  :  lesj^ratids,  les  gens-dc-letties  ,  les 
Lellcs  femmes.  On  ne  vovaitchezellcque  ducs, 
ambassadeurs,  cordons  bleus.  Mme.  la  prin- 
cesse de  Rofian  ,  Mme.  la  comtesse  de  For- 
calijuier  ,  Mme.  de  Mirepoix ,  Mme.  de 
Brignolé ,  milady  Herrey  pouvaient  passer 
pour  ses  amies.  M.  ào.  Fontenelle ^  l'abbé  de 
Saint- Pierre,  l'abbé  S  allier ,  M.  de  For- 
ma Jtt  ^  M.  de  Bernls ,  M.  de  Bvjfoii  ,  JM.  de 
p'oltaire  ,  o'taient  de  son  cercle  et  de  ses  dî- 
ners. Si  son  maintien  réservé  n'attirait  pas 
beaucoup  les  jeunes  gens  ,  sa  société  d'autant: 
mieux  composée  n'eu  était  que  plus  impo- 
sante, et  le  pauvre  .7e^«-./^?c7««  ti'avait  pas 
de  quoi  se  flatter  de  briller  beaucoup  au  mi- 
lieu de  tout  cela.  Je  n'osai  donc  parler  ;  mais 
ne  pouvant  plus  me  taire,  j'osai  écrire.  Elle 
garda  deux  jours  ma  lettre  sans  m'en  parler. 
Le  troisième  jour  elle  me  la  rendit,  m'adres- 
sant  verbalement  quelques  mots  d  cxhorla- 
tion  d'un  ton  froid  qui  me  glaça.  Je  voulus 
parler,  la  parole  expira  sur  mes  lèvres  :  ma 
subite  passion  s'éteignit  avec  l'espérance;  et, 
après  une  déclaration  dans  les  formes  ,  je 
continuai  de  vivre  avec  elle  comme  aupara- 
vant, sans  plus  lui  parler  de  rien,  même  des 
yeux. 


LIVRE     Y  t  I.  227 

Je  crus  ma  sottise  oubliée  ;  je  me  trompai. 
ISl.àQ  Francjteil ,  fils  de  M.  JJj/pin  et  beau- 
fils  de  Mme.  ,  était  à-peu-près  de  son  âge  et 
du  mien.  Il  avait  de  l'esprit  ^  de  la  figure, 
il  pouvait  avoir  des  prétentions  ;  ou  disait 
qu'il  en  avai^  auprès  d'elle  ,  uniquement  peut- 
être  parce  qu'elle  lui  avait  donné  une  femme 
bien  laide,  bien  douce,  et  qu'elle  vivait  par- 
faitement avec  tous  les  deux.  M.  de  Francueil 
aimait  et  cultivait  les  talcns.  La  musique, 
qu'il  savait  fort  bien  ,  fut  entre  nous  un 
moyen  de  liaison,  .le  le  vis  beaucoup  ;  je  m'at- 
tachais à  lui  :  tout  d'un  coup  il  me  fit  en- 
tendre que  Mme.  Dupin  trouvait  mes  visites 
trop  fréquentes,  et  me  priait  de  les  discon- 
tinuer. Ce  compliment  aurait  pu  être  h  sa 
place  quand  elle  me  rendit  ma  lettre;  mais 
huit  ou  dix  jours  après  ,  et  sans  aucune  antre 
cause  ,  il  veuai  l  ,  ce  me  semble  ,  hors  de  pro- 
pos. Cela  fesait  une  position  d'autant  ])lus 
bizarre  ,  que  je  n'eu  étais  pas  moins  biea 
venu  qu'auparavant  chez  M.  et  'h\\x\t.  Fran~ 
cueiL  J'y  allai  cependant  plus  rarement,  et 
j'aurais  cessé  d'y  aller  toul-à-fait,  si,  par 
un  autre  caprice  imprévu,  Mme.  JJupiii  hc 
m'avait  fait  prier  de  veiller  pendant  huit  ou 
dix  jours  à  sou  fils  ,  qui  ,  changeant  de  gou- 


228     LES     CONFESSION  S. 

verneur  ,  restait  seul  durantcet  intervalle.  Ja 
passai  ces  huit  jours  dans  un  supplice  que  lo 
plaisir  d'obéir  à  Mu;e.  Diipin  pouvait  seul 
me  rendre  souSVablc  :  io  ne  m'en  serais  pas 
charge' huit  au  très  jours  de  plus,  quand  Mme. 
Dupin  se  serait  donnée  à  moi  pour  récom- 
pense. 

jM.  de  Francjieil  me  prenait  en  amitié,  je 
travaillais  avec  lui  ;  nous  commençâmes  en- 
semble un  cours  de  chimie  chez  Hoiiclle. 
Pour  me  rapprocher  de  lui  ,  je  quittai  mon 
hôtel  Saiut-(^uentin  ,  et  vins  me  loger  au  jeu 
de  paume  de  la  rue  Verdelet ,  qui  donne  dans 
la  rue  Plâ  trière  où  logeait  M.  Dupin.  Là  ,  par 
la  suite  d'un  rhume  négligé,  je  gagnai  jine 
fluxion  de  poitrine  dont  je  taillis  mourir.  J'ai 
eu  souvent  dans  ma  jeunesse  de  ces  maladies 
inflammatoires  ,  des  pleurésies  ctsur-tont  des 
esquinancics  ,  auxquelles  j'étais  très  -  sujet, 
dont  je  ne  tiens  pas  ici  le  registre,  et  qui 
toutes  m'ont  fait  voir  la  mort  d'assez  près 
pour  me  familiariser  avec  soa  image.  Durant 
ma  convalescence  j'eus  le  temps  de  réfléchir 
sur  mon  état,  et  de  déplorer  ma  timidité  , 
ma  faiblesse  et  mon  indolence  ,  qui  ,  mnl;;r'^ 
le  feu  dont  je  me  sentais  embrasé  ,  me  lais- 
saient languir  daus  l'oisiveté  d'esprit,  ton- 


L  I  V  R  E     VI  r.  229 

jours  à  la  porte  de  la  misère.  La  veille  du  jour 
où  j'étais  tombe'  malade  ,  j'étais  aile'  à  uu 
opéra  de  Royer  qu'on  donnait  alors  ,  et  dont 
j'ai  oublié  le  titre.  Malgré  ma  prévention  pour 
le  talent  des  antres  ,  qui  m'a  toujours  fait  dé- 
lier des  miens  ,  je  ne  pouvais  m'erapèchcr  do 
trouver  ectte  musique  faible  ,  sans  chaleur  , 
sans  invention.  J'osais  quelquefois  me  dires 
il  me  semble  que  je  ferais  mieux  que  cela.' 
Mais  la  terrible  idée  que  j'avais  de  la  compo- 
sition d'un  opéra,  et  l'importance  que  j'en- 
tendais donner  par  les  gens  de  l'art  à  cette 
entreprise,  m'en  rebutaientà  l'instant  même, 
et  me  fesaient  rougir  d'oser  y  penser.  D'ail- 
leurs ,  où  trouver  quelqu'un  qui  voulût  me 
fournir  des  paroles,  et  prendre  la  peine  de 
les  tourner  à  mon  gré  ?  Ces  idées  de  musique 
et  d'opéra  me  revinrent  durant  ma  maladie  , 
et  dans  le  transport  de  ma  fièvre  je  composais 
des  chants,  des  duo  ,  des  chœurs.  .Te  suis 
certain  d'avoir  fait  deux  ou  trois  morceaux: 
dl  prima  intenzione  ,  dignes  peut-être  de 
l'admiration  des  maîtres,  s'ils  avaient  pu  les 
entendre  exécuter.  Oh  si  l'on  pouvait  teiir 
registre  des  rêves  d'un  fiévreux,  quelles  gran- 
des et  sublimes  choses  on  verrait  sortir  quel- 
quefois de  sou  délire  ! 


23o     LES     CONFESSIONS. 

Ces  sujets  de  musique  et  d'opéra  m'occu- 
pèrent encore  pendant  ma  convalescence  , 
mais  plus  tranquillement.  A  force  d'y  penser, 
et  malgré  moi,  je  voulus  en  avoir  le  cneur 
net ,  et  tenter  de  faire  a  moi  seul  un  opéra  , 
paroles  et  musique.  Ce  n'était  pas  tout-à-fait 
mon  coup  d'essai.  J'avais  fait  à  Chambéri 
un  opéra-tragédie  intitulé  Iphis  et  Ana.ra- 
rete  ,  que  j'avais  eu  le  bon  sens  de  jeter  au 
feu.  J'en  avais  fait  à  Lyon  un  autre  intitulé 
la  Découverte  du  nouveau  monde ,  dont  , 
après  l'avoir  lu  à  ^I.  Bordes  ,  a  l'abbé  de 
Mably  ,  à  l'abbé  Truhletcia  d'autres,  j'a- 
vais fini  par  faire  le  même  usage,  quoique 
j'eusse  déjà  fait  la  musique  du  prologue  et 
du  premier  acte  ,  et  que  Vai'idn\''cùt  dit,  en 
voyant  cette  nuisique,  qu'il  y  avait  des  mor- 
ceaux dignes  de  Buononcini. 

Cette  fois  ,  avant  de  mettre  la  main  à 
l'ouvrage,  je  nie  donnai  le  temps  de  méditer 
mon  plan.  Je  projetai  dans  un  ballet  héroïque 
trois  sujets  dillcrens  en  trois  actes  détacbés  , 
chacun  dansun  tbH'érentcaracfcredc  musique, 
et  prenant  pour  chaque  sujet  les  amours  d'un 
poète  ,  j'intitulai  in:\.o\tû,ïales  Muses  galantes. 
Mon  premier  acte  ,  en  genre  de  musique  forte  , 
était  le  Tasse  j  le  second  eu  genre  de  musique 


L  I  t'  R  E     T  I  T.  23r 

tendre  ,  e'tait  Ovide  ;  et  le  troisième  ,  intitulé 
yinacréen  ,  devait  respirer  la  gaîte'  du  dity- 
rambe.  Je  m'essayai  d'abord  sur  le  jjrcinier 
acte ,  et  je  m'y  livrai  avec  une  ardeur  qui , 
pour    la    première  fois  ,    me    fit  goûter    les 
de'lices  de  la  verve  dans  la  composition.  Un 
soir,    près    d'entrer  à    l'opéra,   me  sentant 
tourmenté,  maîtrise'  par  mes  idées  ,  je  remets 
mon  argent  dans  ma  poche  ,  je  cours  m'eu- 
fermer  chez  moi  ;    je  me  mets  au    lit,    après 
avoir  bien   ferme  tous  mes  rideaux  pour  em- 
pêcher le  jour  d'y  pe'nétrer ,  et  là  me  livrant 
à  tout  l'Oestre  poétique  et  musical  ,  je  com- 
posai   rapidement    en    sept  ou   huit  heures 
la    meilleure   partie  de  mon  acte.    Je    puis 
dire   que  mes  amours  pour   la   princesse  de 
Ferrare  (car    j'étais    le    Ta-ise  pour   lors)  , 
et  mrs  nobles  et  fiers  sentimens  vis-à-vis  de 
son  injuste  frère  ,   me   donnèrent    une   nuit 
cent  fois  plus  délicieuse   que  je  ne   l'aurais 
trouvée  dan  s  les  bras  de  la  princesse  elle-même. 
Il  ne  resta  le  matin  dans  ma  tcte  qu'une  bien 
petite   |)artie  de  ce  que   j'avais  fait;  mais  ce 
peu  ,    presque    effacé    par  la  lassitude   et  le 
Joinmeil  ,   ne  laissait  pas  de  marquer  encore 
l'énergie  de»    morceaux    dont    il  offrait    les 
débris. 


232     LES     CONFESSIONS. 

Pour  cette  fois  je  ne  poussai  pas  fort  loiu 
ce  travail ,  eu  ayant  cté  détourne  par  d'antres 
aQ'aircs.  Taudis  que  jc  m'attachais  à  la  jnaisoii 
Dupin  )  Mme.  de  Bnzenval  et  Mme.  de 
^r<?^'7/>jquejecontinuaide  voir  quelquefois, 
ne  m'av'aicut  pas  oublie'.  31.  le  Comte  de 
iï/o«/<7/^?/, capitaine  aux  gardes,  venaitd'être 
nommé  ambassadeur  à  Venise.  C'était  un 
ambassadeur  de  la  façon  de  Barjac  ,  auquel 
il  lésait  assidûment  sa  cour.  Son  frère,  le 
chevalier  de  Moiita'igu  ,  gentilhomme  de  la 
manche  de  monseigneur  le  daupiiin  ,  était 
de  la  connaissance  de  ces  deux  dames  ,  et 
de  celle  de  l'abbé  Alary  ^  de  l'académie  fran- 
çaise ,  que  je  voyais  aussi  quelquefois.  ôMmc. 
de  Broglie  ,  sachant  que  l'ambassadeur 
cherchait  un  secrétaire  ,  me  proposa.  Nous 
cntriimcs  en  pourparler.  Je  demandais  cin- 
quante louis  d'appoin tement  ,  ce  qui  était 
bien  peu  dans  une  place  ovi  l'on  est  obligé 
de  figurer.  Il  ue  voulait  me  donner  que  cent 
pistoles,  et  que  je  fisse  le  voyage  à  mes  frais. 
La  proposition  était  ridicule.  Nous  ue  pûmes 
nous  accorder.  M.  de  Franciteil ([w'i  fesait  ses 
eflbrts  pour  me  retenir,  l'emporta. 

Je    restai,    et   31.    de   Moutaigu   partit, 
emmeuaut  un   autre  secrétaire ,  appelé  M. 


L  T  V  R  E     V  I  I.  233 

roUmi  y  qu'où  lui  avait  donné  au  bureau 
des  aflaires  étrangères.  A  peine  furent-ils 
arrivés  à  Venise  qu'ils  se  brouillèrent.  Follait 
voyant  qu'il  avait  à  faire  à  vin  fou  ,  le  planta 
là.  Et  M.  de  Montaigu  n'ayant  qu'un  jeune 
abbé  appelé  M.  de  Jiinis  qui  écrivait  sous  le 
secrétaire  ,  et  n'était  pas  en  état  de  remplir  la 
place,  eut  recours  à  moi.  Le  chevalier  sou 
fière  ,  homme  d'esprit  ,  me  tourna  si  bien  , 
ïue  fesant  enlendrc  qu'il  y  avait  des  droits 
attachés  à  la  place  de  secrétaire,  qu'il  me  fit 
accepter  les  mille  francs.  J'eus  vingt  louis 
pour  mon  voyage  ,  et  je  partis. 

A  Lyon  j'aurais  bien  voulu  prendre  la 
route  du  mont  Cenis  ,  pour  voir  eu  passant 
ma  pauvre  maman.  Mais  je  descendis  le 
Rhône  ,  et  fus  m'tmbarquer  à  Toulon  ,  tant 
à  cause  de  la  guerre  et  par  raison  d'économie  , 
que  pour  prendre  un  passe-port  de  M.  de 
Mirepoix  qui  commandait  alors  en  Provence, 
et  à  qui  j'étais  adressé.  M.  de  Montaigu  ,x\t, 
pouvant  se  passer  de  moi  ,  m'écrivait  lettre 
surlcUrc  pour  presser  mon  voyage.  Un  inci- 
dent le  retarda. 

C'était  le  temps  delà  peste  de  Messine.  I.a 
flotte  anglaise  y  avait  mouillé  ,  et  visita  la 
felouque  sur  laquelle  j'étais. 


234     LES     CONFESSION  S- 

Ccla  nous  assujettit ,  en  arrivant  à  Gènes  J 
après  une  longue  et  pénible  tiiaversée  ,  à  une 
quarantaine  de  vingt-un   jours. 

On  donna  le  choix  aux  passagers  delà  faire 
à  bord  ou  au  Lazaret  ,  dans  lequel  ou  nous 
prévint  que  nous  ne  trouverions  que  les 
quatre  murs,  parce  qu'on  n'avait  pas  encore 
ew  le  temps  de  le  meubler.  Tous  choisirent 
la  felouque.  L'insuportable  chaleur,  l'espace 
étroit,  l'impossibilité  d'y  marcher, la  vermine, 
me  Hrent  préférer  le  Lazaret  ,  à  tout  risque. 
Je  fus  conduit  dans  un  grand  bâtiment  à  deux 
étages,  absolument  nu  ,  où  je  ne  trouvai  ni 
fenêtre  ,  ni  lit  ,  ni  table  ,  ni  chaise  ,  pas 
même  un  escabeau  pour  ui'asscoir ,  ni  une 
botte  de  paille  pour  me  coucher.  On  m'ap- 
porta mon  manteau  ,  mou  sac  de  nuit  ,  mes 
deux  malies  ,  on  ferma  sur  moi  de  grosses 
portes  à  grosses  serrures ,  et  je  restai  là ,  maître 
de  me  promener  à  mon  aise  de  chambre  ea 
chambre  et  d'étage  en  étage ,  trouvant  par- 
tout la  même  solitude  et  la   même  nudité. 

Tout  cela  ne  me  fit  pas  repentir  d'avoir 
choisi  le  Lazaret  plutôt  que  la  felouque;  et, 
comme  un  nouveau  Robinsoti  ,  Je  me  mis 
à  m'arranger  pour  mes  vingt-un  jours, comme 
j'aurais  fait  pour  toute  ma  vie.  J'eus  d'abord 


LIVRE     VII.  235 

l'amusement  d'aller  à  la  chasse  aux  poux  que 
j'avais  gagnés  dans  la  felouque.  Quand  ,  à 
force  d'avoir  changé  de  linge  ot  de  hardcs, 
je  uie  fus  cntin  rendu  net  ,  je  procédai  à 
l'auieubleuient  de  la  chambre  que  je  m'étais 
choisie.  Je  me  fis  un  bon  matelas  de  mes 
vestes  et  de  mes  chemises,  des  draps  de 
plusieurs  serviettes  que  je  cousus,  une  cou- 
verture de  ma  robe  de  chambre,  un  oreiller 
de  mon  uiaateau  roulé.  Je  me  fis  un  siège 
d'une  malle  posée  à  plat,  et  une  table  de 
l'autre  de  champ.  Je  tirai  du  papier  ,  une 
écritoire;  j'arrangeai  en  manière  de  biblio- 
thèque une  douzaine  de  livres  que  j'avais. 
Bref,  je  m'accommodai  si  bien,  qu'à  l'excep- 
tion des  rideaux  et  des  fenêtres  ,  j'étais  presque 
aussi  commodément  à  ce  Lazaret,  absolu- 
ment nu,  qu'à  mon  jeu  de  paume  de  la  rue 
Verdelet.  Mes  repas  étaient  servis  avec  beau- 
coup de  pompe  :  deux  grenadiers,  la  baïon- 
nette au  bout  du  fusil  ,  les  escortaient;  l'es- 
calier était  ma  salle  a  manger,  le  palier  me 
servait  de  table  ,  la  marche  inférieure  me 
servait  de  siège;  et  quand  mon  dîner  était 
servi  ,  l'on  sonnait,  en  se  retirant,  une  clo- 
chette pour  ni'avcrtir  de  me  mettre  à  table. 
Entre  mes    repas  ,  quaud    Je  ue  lisais  ui 


336     LES     CONFESSIONS. 

n'écrivais  ,  ou  que  je  ne  travallais  pas  à  mon 
ameublement,  j'allais  me  promener  dans  le 
cimetière  des  protcstans  qui  me  servait  de 
cour  ,  ou  je  moulais  dans  une  lanterne  qui 
donnait  sur  lé  poit  ,  et  d'où  je  pouvais  voir 
entrer  et  sortir  les  navires.  Je  passai  de  la  sorte 
quatorze  jours,  et  j'y  aurais  passé  la  vingtaine 
entière  sans  m'eunuyer  un  moment ,  si31.  de 
Joni'ille  ,  envoyé  de  Fiance  ,  à  qui  je  lis  par- 
venir une  lettre  vinaigrée  ,  parl'uméc  et  dt-mi- 
bri'ilée  ,  n'eût  fait  ai^régermou  temps  de  huit 
jours.  Je  les  allai  passer  chez  lui  ,  et  je  me 
trouvai  mieux  jjel'avoue , du  j^îte  desa  maison 
quedeceluidn  Lazaret.  Il  me  lit  force  caresses. 
Z??//707/^  sou  secrétaire  ,  était  \\\\  bon  garçon, 
qui  me  mena  tant  à  Gènes  qu'à  la  campagne  , 
dans  plusieurs  maisons  où  l'on  s'amiisoit 
assez  ,  et  je  liai  avec  lui  connaissance  et  cor- 
respondance ,quc  nous  cntrctinuics  fort  long- 
temps. Je  poursuivis  agréablement  uia  route 
à  travers  laLombardic.  Je  vis  Milan,  Vérone, 
Bresse  ,  Padoue  ,  et  j'arrivai  enBn  à  Venise 
jmpatiemmcntattcndu  par  M.  l'ambassadeur. 
Je  trouvai  des  tas  de  dépêches  ,  tant  de  la 
cour  que  des  autres  ambassadeurs  ,  dont  il 
n'avait  pu  lire  ce  qui  était  chiffré,  quoiqu'd  eut 
tous  les  cUiilVcs  uéccssaircs  pour  cela.  N'ayant 

jamais 


L  I  V  R  E     V  I  I.  2.37 

jamais  travaillé  dans  aucun  bureau  ,  ni  vu  de 
nia  vie  un  chiffre  de  luiuistre  ,  je  craignis  d'a- 
bord d'être  embarrasse';  lualsje  trouvai  que 
rien  n'c'talt  plus  simple  ,  et  en  moins  de  huit 
jours  j'eus  dc'chiffrc  le  tout,  qui  assurément 
n'en  valait  pas  la  pelue  ;  car  ,  outre  que  l'am- 
Lassade  de  Venise  est  toujours  assez  oisive  , 
ce  u'était  pas  à  uu  pareil  homme  qu'on  eût 
voulu  confier  la  moindre  négociation.  Il  s'é- 
tait trouvé  dans  uu  grand  embarras  jusqu'à 
mon  arrive'e  ,  ne  sachant  ni  dicter,  ni  écrire 
lisiblement.  Je  lui  étais  très-utile  ;  il  le  sentait , 
et  me  traita  bien.  Un  autre  motif  l'y  portait 
encore.  Depuis  M.  de  Froulay  ^'ion  prédéces- 
seur ,  dont  la  tête  s'était  dérangée,  le  consul 
de  France,  appelé  M.  le  Hloiid  était  resté 
charge  des  affaires  de  l'ambassade,  et  depuis 
l'arrivée  de  M.  de  Montaign  il  continuait  de 
l.cs  faire  jusqu'à  ce  qu'il  l'eut  mis  au  fait.  M.  de 
i»/o«/(2i^'7/,  jaloux  qu'un  autre  fît  son  métier, 
quoique  lui-même  en  fut  incapable,  prit  eu 
guignon  le  consul  ;  et  si-tôt  que  je  fus  arrivé  , 
il  lui  ôta  les  fonctions  de  secrétaire  d'ambas- 
sade pour  me  les  donner.  Elles  étaient  Insépa- 
parables  du  titre  ;  Il  me  dit  de  le  prendre. 
T<«nt  que  je  restai  près  de  lui  ,  jamais  II 
n'envoya  que  moi  sons  ce  tltts  au  sénat  et  à 
âlâiiioires.  Tome  lA.  O 


2S8     LES     CONFESSIONS. 

sou  coufe'rcnt;  et  dans  le  fond  il  était  fort 
naturel  qu'il  aiiiiàt  mieux  avoir  pour  secré- 
taire d'amliassade  un  homme  à  lui  ,  qu'uu 
consul  ou  un  couuuis  des  bureaux  uouiuaé 
par  la  cour. 

Cclarcnditma  situation  assez  agréable,  etem- 
péclia  ses  gentilshommes  ,  qui  étaient  italiens, 
ainsi  que  ses  pages  et  la  plupart  de  ses  gens  , 
de  me  disputer  la  primauté  dans  sa  maison.  Je 
me  servis  av^c  succès  de  l'autorité  qui  \  était 
attachée   pour  maintenir  son    droit  de  liste, 
c'est-à-dire  ,  la  franchise    de  sou   quartier  , 
contre  les  tentatives  qu'on  lit  piu-ieurs  f o  s 
pour  rcufreindre  ,  et  auxquelles  ses  officiers 
vénitiens  n'avaient  garde    de   résister  ;  mais 
aussi  je  ncsouQVis  jamais  qu'il  s'y  réfugiât  des 
bandits,   quoiqu'il   m'en  eût  pu   revenir  des 
avatitages  dont  son  excellence  n'aurait  pas  dé- 
daigné sa  part.  Elle  osa  même  la  réel  amer  su  ries 
droits  du  secrétariat,  qu'on  appelait  la  chan- 
cellerie. On  était  en  guerre  ;  il  ne  laissait  pas 
d'y  avoir  bien  des  expéditions  de  passe-povts. 
Chacun  de  ces  passe-ports  payait  un  scqnin 
au  secrétaire,  qui  l'expédiait  et   le  contresi- 
gnait. Tous  mes   prédécesseurs  s'étaient    fait 
payer  indistinctement  ce   sequin  ,    tant    des 
Français  que  des  étrangers.  Je    trouvai    cet 


L  I  V  R  E     V  I  r.  2?9 

usage  injuste  ;  et  sans  être  français  ,  je  l'abro- 
geai pour  !cs  Français  :  uia«s  j'exigeai  si  ri- 
goureusement mon  droit  de  tout  autre  ,  que 
le  marquis  Scotti ,  frère  du  favori  de  !a 
reine  d'Espagne  ,  m'ayatit  fait  demander  ua 
passe-port  sans  m'envoyer  le  sequin  ,  je  le 
lui  fis  demander  ;  hardiesse  que,  le  vindicatif 
italien  n'oublia  pas.  Dès  qu'on  sut  la  reforme 
que  j'avais  faite  dans  la  taxe  des  passe- 
ports ,  il  ne  se  pre'senta  plus  pour  en  avoir 
que  des  foules  de  prétendus  français  ,  qui 
dans  des  baragouins  abominables  se  disaient , 
l'un  provençal  ,  l'autre  picard,  l'autre  bour- 
guignon, ('onime  l'ai  l'oreille  assez  line,  je 
n'en  fus  guère  la  dupe  ,  et  je  doute  qu'un  seul 
italien  m'ait  soufflé  mou  sequin  ,  et  qu'un  seul 
français  l'ait  pa^^é.  J'eus  la  bctise  de  dire  à 
M.  Moiilaigii  ,  qui  ne  savait  rien  de  rien  , 
ce  que  j'avais  fait.  Ce  mot  de  sequin  lui  fit 
ouvrir  les  oreilles  ;  et  sans  me  dire  son  avis  sur 
la  suppression  de  ceux  des  Français  ,  il  pré- 
tendit que  j'entrasse  en  compte  avec  lui  sur  les 
autres,  me  promettant  d:  s  avantages  équiva 
lens.  Plus  indigné  de  cette  bassesse  ,  qu'affecté 
par  mon  propre  intérêt,  je  rejetai  hautement 
sa  proposition  :  il  insista,  je  m'échauffai. 
Non  ,  Monsieur  ,  lui  dis-jc  très  -  vivement  , 

O  2 


40     LES     CONFESSIONS. 

que  votre  excellence  garde  ce  qui  est  à  elle  ^ 
et  me  laisse  ce  qui  est  a  moi  ;  je  ne  lui  eu  cé- 
derai jamais  un  sou.  Voyant  qu'il  ne  gagnait 
rien  par  cette  voie  ,  il  en  prit  une  autre  ,  et 
n'eut  pas  houte  de  me  dire  que  puisque  j'avais 
les  profits  de  la  chancellerie  ,  il  était  juste  que 
j'en  fisse  les  frais.  Je  ne  voulus  pas  chicaner 
sur  cet  article  ,  et  depuis  lors  j'ai  fourni  de 
mon  argent  ,  encre  ,  papier,  cire,  bougie, 
nompareille,  jusqu'au  sceau  que  je  lis  refaire 
sans  qu'il  m'en  ait  jamais  rembourse  un  liard. 
Cela  ne  m'empêcha  pas  de  faire  une  petite 
part  du  produit  des  passe  -  ports  à  l'abbé 
de  Binis  ,  bon  garçon ,  et  bien  éloigné  de 
prétendre  à  rleude  semblable.  S'il  était  com- 
plaisant envers  moi,  je  n'étais  pas  moins 
honnête  envers  lui ,  et  nous  avons  toujours 
bien   vécu  ensemble. 

Sur  l'essai  de  ma  besogne  ,  je  la  trouvai 
moins  embarrassante  que  je  n'avais  craint 
pour  un  homme  sans  expérience  ,  auprès 
d'un  ambassadeur  qui  n'en  avait  pas  davan- 
tage ,  et  dont  |iour  surcroit  ,  l'ignorance  el 
l'entêtement  contrariaient  comme  à  plaisir 
tout  ce  que  le  bon  sens  et  quelques  lumières 
m'inspiraient  de  bien  pour  son  service  et 
celui  du  roi.  Ce  qu'il  lit  de  plus  raisouuabla 


L  I  V  R  E     V  I  T.  241 

fut  de  se  lier  avec  le  marquis  Matri ,  ambas- 
sadeur d-Espage,  homme  adroit  et  fin  ,  qui 
l'eût  mené  parle  nez  s'il  l'eût  voulu;  mais 
qui ,  vu  l'union  d'intérêt  desdeuxcourounes, 
le  conseillait  d'ordinaire  assez  bien  ,  si  l'autre 
n'eût  gâté  ses  conseils  en  fourrant   toujours 
dii  sien  dans  leur  exécution.  La  seule  chose 
qu'ils  eussent  à  faire  de  concert ,  était  d'cn- 
gagv.r  les  Vénitiens  à  maintenir  la  neutralité. 
Ceux-ci  ne  manquaient  pas  de  protester  do 
leur  iidclité  à  l'observer,  tandis  qu'ils  four- 
nissaient publiquement  des  munitions   aux 
troupes  autrichiennes  et  même  des  recrues  , 
sous  prétexte  de  désertion.  M.  de  Blontaigto 
qui  ,  je  crois  ,  voulait  plaire  à  la  république  , 
ne  manquait  pas  aussi ,  malgré  mes  représen- 
tations ,  de  me  faire  assurer  dans  toutes  ses 
dépêches  qu'elle  n'enfreindrait  Jamais  la  neu- 
tralité. L'entêtement  et  la  stupidité  de  ce  pau- 
vre  honmie  me  fesaicnt  écrire  et  faire  à  tout 
ment  des  extravagances  dont  j'étais  bien 
force  d'être  l'agentjpuisqu'il  le  voulait;  mais 
qui  me  rendaient  quelquefois  mon  métier  in- 
supportable et  même  presque  impralicablc.  Il 
voulait  absolument ,  par  exemple  ,  que  la  plus 
grande  partie  de  sa  dépêche  au  roi  et  de  celle 
an  miuistre  fùL  en  cUiffrcs  ,  quoique  l'une  et 

O  3 


24*     LES     CONFESSIONS. 

l'autre  ne  continssent   absolument  rien   qui 
demandât  cette  pre'caxition.  Je  lui  reprç'sentaL 
qu'entre  le  vendredi  ,  Qu'arrivaient  les  dépê- 
ches de  la  cour  ,  et  le  samedi ,  que  partaient 
les  nôtres,  il   n'y  avait  pas  assez  de    temps 
pour  l'employer  à  tant   de  chifircs  ,  et  à    la 
forte  correspondance  dont  j'étais  chargé  pour 
le  mémo  courrier.  11  trouva  à  cela  un  expé- 
dient admirable  ;  ce  fut  de  faire  des  le  jeudi 
la  réponse  aux  dépêches  qui  devaient  arriver 
le  lendemain.  Cette  idée  lui    parut   même  si 
heureusement  trouvée  ,  quoi  que  je  puise  lui 
dire  sur    l'impossibilité  ,  sur    l'absurdilé  de 
son  exécution  ,  qu'il  en  fallut  passer  par-là  ; 
et  tout  le  temps  que  j'ai  demeuré  chez  lui  ; 
après  avoir  tenu  note  de  quelques  mots  qu'il 
ine  disait  dans   la  semaine  à  la  volée ,  et  do 
quelques  nouvelles  triviales  que^'atlais  écu- 
mant  par-ci  par-la  ,  muni  de  ces  uniques  ma- 
tériaux, )e  ne  ujanquais  jamais  le  jeudi  matin 
de  lui   porter  le  brouillon  des   dépêches  qui 
devaient  partir  le  samedi  ,  sauf  quelques  addi- 
tions ou  corrections  que  je  h  sais  à  la  hâte  sur 
celles  qui  devaient  venir  le  vendredi ,  et  aux- 
quelles les  nôtres  servaient  de  réponses.   Il 
avait  un  autre  tic  fort  plaisant  et  qui  donnait 
à  sa  corre?pondauce  uu  ridicule  ditiicileàima- 


L  T  V  R  E     V  I  I.  243 

gincr.  C'était  de  renvoyer  chaque  nouvelle  à 
sa  source,  au-lieu  de  lui  faire  suivre  son  cours. 
II  marquait  à  M.  ^melotXcs  nouvelles  de  la 
cour  ;  à  M.  de  Maiirepas  ,  celles  de  Paris  ;  à 
M.  d'//rt('r///co// r^  ,  celles  de  Suède;  à  M.  de 
la  Chéfardie  ^  celles  de  Pétersboiirg  ;  et  quel- 
quefois à  chacun  ,  celles  qui  venaient  de  lui- 
niêine  ,  et  que  ^'habilla  s  en  termes  un  peu 
dillerens.  (domine  de  tout  ce  que  je  lui  portais 
àsiguer,il  ne  parcourait  que  les  dépêches  de 
la  cour,  etsi^nait  celles  des  autres  auibassa- 
dcnis  sans  les  lire, cela  nie  rendait  un  peu 
plus  le  maître  détourner  ces  dernières  à  ma 
mode  ,  et  )y  lis  au  moins  croiser  les  nouvelles. 
Mais  il  me  fnt  impossible  de  donner  \\n  tour 
raisonnable  aux  dépêches  essentielles;  heureux 
encore  quand  il  ne  s'avisait  pas  d'y  larder 
improralu  quelques  lignes  de  sou  estoc  ,  qui 
me  forçaient  de  retourner  transcrire  en  hâte 
tonte  la  dépêche  ornée  de  cette  nouvelle  im- 
per lin  cnce  à  laquelle  il  fallait  donner  l'honneur 
dn  chiffre  ,  sans  quoi  il  ne  l'aurait  pas  sigtiée. 
Je  fus  tente  vingt  fois  ,  pour  l'amour  de  sa 
gloire  ,  de  chiffrer  autre  chose  que  ce  qu'il 
avait  dit  ;  mais  sentant  que  rien  ne  pouvait 
autoriser  une  pareille  intidélité  ,  je  'c  laissai 
délirer  à  ses  risques  ,  content  de  lui  parler 


244     LES     CONFESSIONS. 

avec  fraucliise  ,  et   de  remplir    aux    miens  , 
mou  devoir  auprès  de  lui. 

C'est  ce  que  je  fis  toujours  avec  une  droi- 
ture, un  zèle  et  un  courage  qui  méritaient  de 
sa  part  une  autre  récompense  que  celle  que 
j'en  reçus  à  la  fin.  Il  était  temps  que  je  fusse 
une  fois  ce  que  le  ciel  qui  m'avait  doué  d'un 
heureux  naturel  ,  ce  que  l'éducation  que 
j'avais  reçue  de  la  meilleure  des  femmes,  ce 
que  celle  que  je  m'étais  donnée  à  uioi-mcmc 
m'avaient  fait  être  ,  et  je  lo  fus.  Livré  à  moi 
seul ,  sans  ami ,  sans  conseil ,  sans  expérience  , 
en  pays  étranger  ,  servant  uue  nation  étran- 
gère ,  au  milieu  d'une  foule  de  fripons  qui, 
pour  leur  intérêt  et  pour  écarter  le  scandale 
du  bon  exemple,  m'excitaient  à  les  imiter, 
loin  d'en  ritu  faire  je  servis  la  France  a  qui 
je  ne  devais  rien,  et  mieux  l'ambassadeur  , 
comme  il  était  juste,  en  tout  ce  qui  dépen- 
dait de  moi.  Irréprocliable  dans  nu  poste 
assez  en  vue,  je  méritai,  j'obtins  l'estime 
de  la  république  ,  celle  de  tous  les  ambassa- 
deurs avec  qui  nous  étions  en  correspon- 
dance ,  et  l'alfcction  de  tous  les  français 
établis  à  Venise  ,  sans  en  excepter  le  consut 
même  que  je  supplantais  à  regret  dans  des 
fouctions  que   je  sayais  lui  être   dues  ,  et 


L  I  V  R  E     T  I  I.  245 

frui  me   douuaieut  plus    d'embarras  que   de 
plaisir. 

M.  de  Montaigu  ,  livré  sans    réserve  au 
jnarqnis   lUari ,  qui   n'entrait    pas   dans   le 
détail    de  ses  devoirs,    les   négligeait   à    tel 
point,  que  sans  moi  les  français  qvii  étaient 
à  Venise  ,  ne  se  seraient  pas  aperçus  qu'il  y 
eût  un   ambassadeur  de  leur  nation.  Tou- 
jours éconduiis  sans  qu'il  voulût  les  entendre , 
lorsqu'ils  avaient  besoin   de  sa  protection, 
ils  se  rebutèrent,  et  l'on   n'en  voyait  plus 
aucun  ni  à  sa  suite,  ni  à  sa  table,  où  il  ne 
les  invita  jamais.  Je  fis  souvent  démon  chef 
ce  qu'il  aurait  dû  faire.  Je  rendis  aux  fran- 
çais qui  avaient  recours  à  lui  ou  à  moi,  tous 
les  services  qui  étaient  en  mon  pouvoir.  Eu 
tout  autre  pays  j'aurais  fait  davantage  ;  mais 
ne  pouvant  voir  personne  en  place,  à  cause 
de  la  mienne,  j'étais  forcé  de  recourir  sou- 
vent au  consul  ;  et  le  consul  établi  dans  le 
pays  oii  il  avait  sa  famille ,  avait  des  ménagc- 
luens   à   garder  ,   qui  l'cmpècliaient  de  faire 
ce  qu'il  aurait  voulu.  Quelquefois  cependant 
le  voyant  mollir  et  n'oser  parler  ,  je  m'aven. 
turais  à  des  démarches  hasardeuses  dont  plu- 
sieurs   m'ont    réussi.   Je   m'en    rappelle  une 
dont  le  souvienir  me  fait  encore  rire.  Ou  ne 


Î46     LES     CONFESSIONS. 

$e  douterait  guère  que  c'est  à  inoi  que  les 
amateurs  du  spectacle  à  Paris  ont  di'i  Coral- 
linetX.  sa  sœur  CamiUe.  Rien  cependant  n'est 
plus  vrai,  f  éronèse  leur  père  ,  s'était  engagé 
avec  ses  enfans  pour  la  troupe  italienne-,  et 
après  avoir  rrcu  deux  mille  francs  pour  son 
voyage,  au-lieu  de  partir,  il  s'était  tran- 
quillement inis  à  Venise  au  théâtre  de  Saint 
Luc  (*),  où  Coraline  ,  tout  enfant  qu'elle 
était  encore,  attirait  beaucoup  de  monde. 
M.  le  ducdcCffi-rr^A-  ,  comme  premier  gentil- 
bomme  de  la  chambre,  écrivit  à  l'auibassa- 
denr  pour  réclamer  le  père  et  la  lille.  M.  do 
Montaiguiwc  donnant  la  lettre, me  dit,  pour 
toute  instruction,  voyez,  cela.  J'allai  chea 
M.  le  H/orid  le  prier  de  parler  au  patri- 
cien à  qui  appartenait  le  théâtre  de  Saint 
Luc,  et  qui  était,  je  crois  ,  un  Zuslinian  ^ 
afin  qu'il  renvoyât  J  éroiilse  qui  était 
engage  au  service  du  roi.  Le  Blond  ,  qui 
ne  se  souciait  pas  trop  de  la  coimnission,  la 
fit  mal. 

Zustinian  battit  la  campagne  ,  et  TcvQ-' 

(  *  )  Je  suis  en  tloute  si  ce  n'était  point 
Sahu-Stimuel,  Les  noms  propres  m'échappeqt  ah- 
solumenc. 


L  I  V  R  E    V  I  I.  247 

n'èse  ne  fut   point  renvoyé.  J'étais    piqvié  ; 
l'on  était  en  carnaval.  Ayant  pris  la  bahute 
et  le    masque  ,  je    me   fis   mener   au   palais 
Znsliniani.  Tous  ceux  qui  virent  entrer  ma 
gondole    avec    la  livre'e    de    l'ambassadeur  , 
furent    frappés  :   Venise    n'avait    jamais    vu 
pareille  chose.  J'entre,  je  me  fais  annoncer 
sous  le  nom  d'una   siora  Maschera.  Si-tôt 
que  je  fus  introduit,   j'ôte  mon  masque  et 
je    me    nomme.   Le    sénateur    pâlit    et    reste 
stupéfait.  Monsieur,  lui   dis-je  en  vénitien, 
c'est  à  regret  que  j'importune  V.  E.  de  ma 
visite  ,   mais    vous    avez  à   votre    théâtre    de 
Saint    Luc,    un    nommé   p^éronèse   qui   est 
engagé  au  service  du  roi,  et  qu'on  vous  a 
fait  demander  inutilement  :  je  viens  le  récla- 
mer au  nom  de  S.  JM.  Ma  courte  harangue 
fiteQ'et.  A  peine  étais-je  parti  que  mon  homme 
courut  rendre   compte  de  son  aventure  aux 
inquisiteurs  d'Etat^  qui  lui  lavcrcut  la  tête. 
p't'ronèse  fut  congédié  le  jour  utcme.  Je  lui 
fis  dire  que  s'il  ne  partait  dans  la  huitaine, 
je  le  ferais  arrêter;  et  il  partit. 

Dans  une  autre  occasion  ,  je  tirai  de  peine 
un  capitaine  de  vaisseau  niarclianrJ ,  par  moi 
«eul  ,et  ])re9juesai)s  le  concouis  de  personne. 
11  s'appelait  le  capitaine  Ulifet ,  de  Marseille; 


248     LES     CONFESSIONS. 

j'ai  oublié  le  uoiu  du  vaisseau.  Son  équipagd 
avait  pris  querelle  avec  des  esclavons  au  ser- 
vice de  la  republique.  Il  y  avait  eu  des  voies 
de  fait ,  et  le  vaisseau  avait  été'  mis  aux  arrêts 
avec  uue  telle  sévérité  que  persoune,  excepté 
Je  seul  capitaine  ,  n'y  pouvait  aborder  ni 
sortir  sans  permission.  Il  eut  recours  à  l'am- 
Jjassadeur  qui  l'envoya  promener.  Il  fut  au 
consul  qui  lui  dit  que  ce  n'était  pas  une  aQaire 
de  commerce ,  et  qu'il  pe  pouvait  s'en  mêler  : 
aie  sachant  plus  que  faire  ,  il  revint  à  moi. 
Je  représentai  à  M.  de  Montaigii  qu'il  devait 
aiie  permettre  de  donner  sur  cette  affaire  ua 
mémoire  au  sénat.  Je  ne  me  rappelle  pas  s'il  y 
consentit,  et  si  je  présentai  le  mémoire,  mais 
je  me  rappelle  bien  qnemes  démarches  n'abou- 
tissant à  rien  ,  et  l'embargo  durant  toujours  , 
je  pris  un  parti  qui  me  réussit.  J'insérai  la 
j-elation  de  cette  affaire  dans  tuie  dépêche  à 
M.  de  iMaurcpas ,  et  j'eus  même  assez  depciuc 
à  engager  M.  de  MontaigM  à  laisser  passer  cet 
article. 

Je  savais  nue  nos  dépêches,  sans  valoir 
trop  la  peine  d'êue  ouvertes  ,  l'étaient  à 
Venise.  J'en  avais  la  preuve  dans  les  articles 
que  j'en  trouvais  mot  pour  mot  dans  la 
gaiiette,  iuAdc'iilc   dont  j'ayais  inutilement 

Toulu 


L  I  V  R  E     V  I  I.  249 

voulu   porter  l'ambassadeur   à  se   plciindrc. 
Moti  objet ,  eu  pariant  de  cette  vexation  daus 
ladôjJBcbe,  était  de  tirer  parti  de  leur  curio- 
sité pour   leur    faire  peur  ,    et  les   engager  à 
délivrer  le  vaisseau  ;  car  s'il  ei'it  fallu  alteudrc 
pour  cela  la  réponse  de  la  cour,  le  capitaiue 
était   ruiné   avant  qu'elle    fût  venue.    Je  fis 
plus;  je  lue  rendis  au  vaisseau  pour  interro- 
ger   l'équipage.    Je    pris    avec    moi    l'abbé 
Patizel,  chancelier  du  consulat,  qui  ne  vint 
qu'à  conlre-cœur  ,  tant  tous  ces  pauvres  gens 
craignaient  de  déplaire  au  sénat!  Ne  pouvant 
luontrr   a   bord   à   cause  de    la    défense  ,   je 
restai  dans  ma  gondole  ,  et  ;'y  dressai  uiou 
verbal  ,  interrogeant  à  haute  voix  et  succes- 
sivement  tous   les    gens    de    l'équipage  ,    et 
dirigeant    uics  questions  de  manière  à  tirer 
des  réponses  qui  leur  fussent  avantageuses. 
Je  voulus  engager  Patizel  a  faire  les  inter- 
rogations  et  le  verbal  li:i-mêuie,  ce  qui  eu 
effet  était  plus   de  sou  métier  que   du  mieu. 
Il  n'y   voulut  jamais  consentir ,  ne  dit  pas 
uu  seul  mot,   et  voulut  à    peine    signer  le 
verbal  après    moi.    (>ctte  déuin relie    un   pci»^ 
hardie,  eut  cependant  uu    hcureui:  succès, 
et  le  vaisseau  fut  délivré  long-temps  avant 
la  réponse  du  ministre.  Le  capitaine  voulut 
Mcmoires.  Tome  II.  P 


25o     LES     CONFESSIONS. 

ine  faire  nn  présent.  Sans  me  fâcher  je  lui 
dis,  en  lui  frappant  snr  l'c'panle  ;  capitaine 
OHcet ,  crois-tii  qiu-  coini  qui  ne  reçoit  pas 
des  Français  vm  droit  de  passe-port  qu'il 
trouve  établi  ,  soit  homme  à  leur  vendre  la 
protection  du  roi  ?  Il  voulut  au  moins  me 
donner  sur  son  bord  un  diné  que  j'acceptai , 
et  où  Je  menai  le  secrétaire  d'ambassade  d  Es- 
pagne ,  nommé  Ccirrio  ,  homme  d'esprit  et 
très-aimable  ,  qu'on  a  vu  depuis  secrétaire 
d'ambassade  à  Paris,  et  chargé  des  affaires, 
avec  lequel  je  m'étais  intimement  lié,  à  l'exem- 
ple de  nos  ambassadeurs. 

Hcureuv  si,  lorsque  je  fesais  avec  le  plu-s 
parfait  désiuléresscuient  tout  le  bien  que  je 
pouvais  faire  ,  j'avais  su  mettre  assez  d'ordre 
et  d^attrntion  dans  tous  ces  menus  détails 
pour  n'en  pas  être  In  dupe,  et  servir  les  autres 
à  mes  dépens.  Mais  dans  des  places  comme 
celle  que  j'occupais,  où  les  moindres  fautes 
ne  sont  point  sans  conséquence  ,  j'épuisais 
toute  mon  attention  jîour  n'en  point  faire 
contre  mon  service.  Je  fus  jusqu'à  la  fin 
du  plus  faraud  ordre  et  de  la  plus  grande 
exactitude  en  tout  ce  qui  regardait  mon  de- 
voir essentiel.  Hors  quelques  erreurs  qu'iuie 
précipitation  forcée  me  lit  faire  eu  chilTraiil, 


LIVRE     VIT.  23i 

et  dont  les  commis  de  M.  y^inelot  se  plaigni- 
rent vinc  fois,  ni  l'ambassadeur,  ni  personne 
n'eut  jamais  à  me  reprocher  utic  seule  négli- 
gence dans  aucune  de  mes  fonctions  ;  ce  qui 
est  à  noter  pour  un  homme  aussi  négligent 
que  moi  :  mais  je  manquais  parfois  de  mé- 
moire et  de  soin  dans  les  affaires  particulières 
dont  je  me  chargeais ,  et  l'amour  de  la  justice 
m'en  a  toujours  fait  supporter  le  pre'judice 
de  mon  propre  mouvement,  avant  que  per- 
sonne songeât  à  se  plaindre.  Je  n'en  citerai 
qu'un  seul  trait,  qui  se  rapporte  à  mon 
départ  de  Venise  ,  et  dont  j'ai  senti  le  contre- 
coup dans  la  suite  à  Paris. 

Notre  cuisinier,  appelé  B.owtsclot ,  avait 
apporté  de  l''rancc  un  ancien  billet  de  deux 
cents  francs  ,  qu'un  perruquier  de  ses  amis 
avait  d'im  noble  vénitien,  appelé  Zoveito 
Kaiuii  ,  pour  fonrniliues  de  perruques. 
Roiisselot  m'apporta  ce  billet ,  me  priant 
de  tâcher  d'en  tirer  quelque  chose  par  ac- 
commodement. Je  savais,  il  savait  aussi  que 
l'usage  constant  des  nobles  vénitiens  est  de 
ne  jamais  payer ,  de  retour  <lans  leur  patrie, 
les  dettes  qu'ils  ont  contractées  en  pajs 
étratiger.  Quand  ou  les  y  veut  contraindre, 
ils  consument  en   tant  de  longueurs  et   de 

P   1 


252     LES     CONFESSIONS. 

frais  le  malheureux  créancier,  qu'il  se  rebute 
et    finit  par   tout  abandonner  ou   s'accoin- 
zuodcr   presque   pour   rien.    Je    priai  M.  le 
Jilotid  de  parler  à  Zanetto.  Celui-ci  convint 
du    billet,    non    du    paiciuent.    A   force   de 
batailler,  il  promit  enfin  trois  scquius.  Quand 
le  Blond  lui  porta  le  billet,  les  trois  scquins 
ne  se  trouvèrent  pas  prêts  ;  il  fallut  attendre. 
Duraat  cette    attente  ,  survint  ma   querelle 
avec  l'ambassadeur  ,  et  ma  sortie   de  chez 
lui.    Je   laissai    les    papiers    de    l'ambassade 
dans  le  plus  grand  ordre  ,  mais   le  billet  de 
Rousselot  ne  se  trouva  point.  M.  le  i^'orid 
m'assura  nie  l'avoir  rendu.  Je  le  connaissais 
trop  honnête  homme  pour  en  douter,  mais 
il    me    fut    impossible    de    me    rappeler    ce 
qu'e'tait  devenu  ce  billet.   Comme  Zanetto 
avait  avoué  la  dette  ,  je  priai  M.  le   Blond 
de  tâcher  d'en  tirer  les  trois  sequius  sur  un 
reçu,  ou  de  l'engager  à   renouveler  le  billet 
par    duplicata.    Zanetto    sachant    le    billet 
perdu,    ne  voulut  faire   ni  l'un    ni  l'autre. 
J'offris  h  Rousselot  les  trois  scquins  de  ma 
bourse  ,  pour  l'aquit  du  billet.  Il  les  refusa 
et  me  dit   que  )e   uraecomuioderais  à  Paris 
avec  le  créancier  dont  il  me  donna  l'adresse, 
Le  perruquier,  sachant  ce  qui  s'e'tait  passé, 


L  r  V  R  E     V  I  I.  253 

▼oulut  son  billet  ou  sou  argent  en  entier. 
Que  n'auiais-je  point  donné  dans  iroii  in- 
dignation pour  retrouver  ce  maudit  billet! 
Jo  payai  les  deux  cents  francs,  et  cela  dans 
ma  plus  grande  détresse.  Voilà  connnent  la 
perte  du  billet  valut  au  créancier  le  paiement 
de  la  somme  entière,  tandis  que  si,  malbeu- 
Teusement  pour  lui  ,  ce  billot  se  lut  retrouve, 
il  en  aurait  difficilement  tiré  les  dix  éeus 
promis  par  S.  E.  Zanetto  Nanni. 

Le  talent  que  Je  crus  me  sentir  pour  mou 
emploi,  me  le  lit  remplir  avec  goiit  ;  et  bors 
la  société  de  mon  ami  Carrio,  de  celle  du 
vertueux  Altnna  dont  j'aurai  bientôt  à 
parler,  bors  les  récréations  bien  innocentes 
de  la  place  Saint-Marc,  du  spectacle  et  de 
quelques  visites  que  nous  fesions  presque 
toujours  ensemble  ,  je  fis  mes  seuls  plaisirs 
de  mes  devoirs.  (Quoique  mon  travail  ne  fût 
pas  fort  pénible,  sur-tout  avec  l'aide  de 
I3inis,  comme  la  correspondance  était  très- 
étendue  et  qu'on  était  en  temps  de  guerre, 
je  ne  laissais  |)as  détre  occupé  raisonnable- 
ment. Je  travaillais  tous  les  jours  une  bonne 
partie  de  la  matinée  ,  et  les  jours  de  courrier, 
quelquefois  jusqu'à  minuit.  Je  consacrais  le 
reste  du  temps  à   l'étude  du  métier  que  j© 

P3 


2^4     LES     CONFESSIONS. 

commençais ,  et  dans  lequel  je  comptais  bien  ^ 
par  le  succès  de  mon  début,  être  employé 
plus  avantageusement  dans  la  suite.  En  effet, 
il  n'v  avait  qu'une  voix  sur  mon  compte  , 
h  commencer  par  colle  de  l'ambassadeur  , 
qui  se  louait  hautement  de  mon  service, 
qui  ne  s'en  est  jamais  plaint,  et  dont  toute 
la  fureur  ne  vint  dans  la  suite  que  do  ce  que 
in'étant  plaint  inutilement  moi-même,  ;e 
voulus  enfin  avoir  mon  congé.  Les  ambas- 
sadeurs et  ministres  du  roi  avec  qui  nous 
étions  en  correspondance  ,  lui  fesaicnt,  sur 
le  mérite  de  son  secrétaire,  des  coniplinieiis 
qui  devaient  le  flatter,  et  qui ,  dans  sa  mau- 
vaise tête  ,  produisirent  un  effet  tout  contraire. 
Il  c)i  rceut  un  sur-tout  dans  une  circonstance 
essentielle  qu'il  ne  m'a  jamais  pardonné.  Ceci 
vaut  la  peine  d'être  expliqué. 

Il  pouvait  si  peu  se  gêner,  que  le  samedi 
même,  jour  de  presque  tous  les  courriers, 
il  ne  pouvait  attendre,  pour  sortir,  que  le 
travail  fût  achevé  ;  et  me  talonnant  sans 
cosse  pour  expédier  les  dépêches  du  roi 
et  des  ministres,  il  les  signait  en  hâte,  et 
puis  courait  je  ne  sais  où  ,  laissant  la  plupart 
des  autres  lettres  sans  signature  ;  ce  qui  me 
lorcait,  quand  ce  n'était  que  des  nouvelles. 


LIVRE     VII.  255 

de  les  tourner  eu  bulletins  ;  tuais  lorsqij'il 
s'agissait  d'affaires  qui  regardaient  le  service 
du  roi,  il  fallait  bleu  que  quelqu'un  signât, 
et  je  signais.  J'en  usai  ainsi  pour  nu  avis 
important  que  nous  venions  de  recevoir  de 
M.  Vincent,  charge  des  affaires  du  roi  à 
Vienne.  C'e'tait  dans  le  temps  que  le  prince 
de  Lobkoiiitz  marchait  à  Naples  ,  et  que  le 
comte  de  Gages  ht  cette  mémorable  retraite, 
la  plus  belle  manœuvre  de  guerre  de  tout  le 
siècle,  et  dont  l'EuroiJC  a  trop  peu  parle'. 
L'avis  portfiit  qu'un  homme  dont  M.  /  iiicent 
nous  envoyait  le  signalement  ,  partait  de 
Vienne,  et  devait  passer  à  Venise,  allant 
furtivement  dans  l'Abruzzc  ,  chargé  d'y 
faire  soulever  le  peuple  à  l'approche  des 
Autrichiens. 

En  l'absence  de  M.  le  comte  de  Moutaign 
qui  ne  s'intéressait  à  rieu  ,  je  fis  passer  à  M, 
le  marquis  de  X Hôpital cç^i  avis  >i  à  propos, 
que  c'est  peut-être  à  ce  pauvre  Jean'.Jacqnes 
si  bafoué,  que  la  maison  de  Bourhoti  doit  la 
conservation  du  royaume  de  Naples. 

Le  marquis  de  V Hôpital  eu  remerciant 
sou  collègue,  comme  il  était  juste,  lui  parla 
de  sou  secrétaire  et  du  service  qu'il  venait 
de  rendre  à  la  cause  commune.   I,c  comte 

i*  4 


256     LES     CONFESSIONS.    • 

de  BlontaigJi ,  qui  aviiit  a  se  reprocher  sa 
négligence  dans  celte  affaire,  crut  entrevoir 
dans  ce  coiripliment  un  reproche ,  et  m'en 
parla  avec  humeur.   J'avais  clé  dans  le  cas 
d'en    user    avec     le    comte    de    Castellane , 
ambassadeur  à  Constaiitiiiople ,  comme  avec 
le  marquis  de  V Hôpital ,  quoiqu'en  choses 
moins  importantes.  Comme  il  n'y  avait  point 
d'autic   poste   pour  Con.stantinople   que  les 
courriers  que  le  sénat  envoyait  de  temps  ea 
temps   à    60U    bayle  ,    on    donnait   avis   du 
départ  de  ces  courriers  ?i    raml)assadeur  de 
France,  pour  qn'il  put  écrire  par  celte  voie 
à  son  collègue,  s'il  le  jus^eait  à  propos.   Cet 
avis  venait  d'ordinaire  un  jour   ou   deux  à 
l'avance   ;    mais  on   fesnit  si  peu  de  cas   de 
M.  de  iMoiitaii^u  qu'on  se   contentait  d'en- 
voyer chez  lui,   pour   la  forme  ,  ime  heure 
ou  deux  avant  le  départ  du  courrier;  ce  qui 
nie  mit  plusieurs  fois  dans  le  cas  de  faire  la 
dépêche  en  sou  absence.   RI.  de  Castellane 
en  y  répondant,  fesait  mention  de  moi  eu 
termes  honnêtes  ;   autant  en   fesait  à  Gènes 
M.de  ,/ont'il'e  ;  au'atit  de  nouveaux  griefs. 

J'avoue  que  je  ne  fuyais  pas  l'occasion  de 
me  faire  connaître  ;  mais  je  ne  la  cherchais 
pas  non  plus  hors  de  propos  ,  cl  il  me  pa- 


L  I  V  R  E     V  I  I.  257 

raissalt  fort  juste,  en  servant  bien,  d'aspirer 
au  prix  naturel  des  bous  services  ,  qui  est 
rcstime  de  ceux  qui  sont  eu  état  d'en  juger 
et  de  les  récompenser.  Je  ne  dirai  pas  si  mon 
exactitude  à  remplir  mes  fonctions  c'tait  de 
la  part  de  l'ambassadeur  un  légitime  sujet 
de  plainte  ,  mais  je  dirai  bien  que  c'est  le  seul 
qu'il  ait  articulé  jusqu'au  jour  de  notre  sépa- 
ration. 

Sa  maison  ,  qu'il  n'avait  jamais  raisesurun 
trop  bon  pied,  se  remplissait  de  canaille  :  les 
Français  y  étaient  mial  traités  ;  les  Italiens  y 
prenaient  l'ascendant^  et  même  parmi  eux  les 
bons  serviteurs,  atlacbésdcpuis  long-temps 
à  l'ambassade,  furent  tous  mal-bonuctemeut 
chassés,  entr'autrcs  son  premier  gentilhomme 
qui  l'avait  été  du  comte  de  h'roulay ,  et  qu'on 
appelait  ,  je  crois  ,  le  comte  Péati  ,  ou 
d'un  nom  très-approchant.  Le  second  gentil- 
homme ,  du  choix  de  M.  de  JMontaigu ^  était 
un  bandit  de  Mantoue,  appelé  Dominique 
t"^itali^  à  qui  l'ambassadeur  coniia  le  soin 
de  sa  maison  ,  et  qui  ,  à  Ibrcc  de  patclinage  et 
de  basse  lésine  ,  obtint  sa  coniiance  et  devint 
son  favori  ,  au  grand  préjudice  du  peu 
d'honuctes  gens  qui  y  étaient  encore,  et  du 
secrétaire  qui  était  à  leur  tctc.  L'œil  iulègr» 

P    5 


258     LES     CONFESSIONS. 

d'un  lionnôtc  homme  estlonjours  inquiétant 
pour  les  tVipous.  Il  n'en  aurait  pas  fallu  da- 
vantage pour  que  celui-ci  me  prît  en  liaiuc  ; 
mais  cette  haine  avait  une  autre  cause  encore, 
qui  la  rendit  bien  plus  cruelle.  Il  faut  dire 
cette  cause  .  aQn  qu'on  me  condamne  si 
j'avais  lort. 

L'arahassadeur  avait,  selon  l'usa^iie,  une 
loge  à  chacun  des  cinq  spectacles.  Tous  les 
jonrsb  dîner  il  nommait  Icthe'àtre  où  il  vou- 
lait aller  ce  jour-là.  Je  choisissais  après  lui, 
et  les  gentilshommes  disposaient  dos  autres 
loges.  Je  prenais  en  sortant  la  clef  de  la  loge 
que  j'avais  choisie.  Un  jour  /'  '/ta//  n'était  pas 
là  ,  je  chargeai  le  valet-dc-pied  qui  me  servait, 
de  m'apporter  la  mienne  dans  iine  maison 
que  je  lui  indiquai,  l'/tal/ ,  au-licn  de  m'cn- 
voyer  ma  clef,  dit  qu'il  en  avait  dispose. 
J'étais  d'autant  plus  outré,  que  le  valcl-de- 
pied  ut'avait  rendu  compte  de  ma  commission 
devant  tout  le  monde.  Le  soir,  V/ta//  voulut 
me  dire  quelques  mots  d'excuse  que  je  ue 
rcçnspoint.  Demain,  Monsieur, luidis-je, voua 
viendrez  me  les  faire  à  telle  heure,  dans  la 
maison  où  j'ai  reçu  l'aiïront,  et  devant  les 
gens  qui  en  ont  été  témoins  ;  ou  après  de- 
main, quoi  qu'il  arrive,  je  vous  déclare  que 


L  I  V  R  E     V  I  I.  2^9 

vous  ou  moi  sortirons  d'ici.  Ce  ton  décidé 
'lui  cil  imposa.  Il  vint  au  lieu  et  à  l'iicure  lue 
faire  des  excuses  jDubliqiics  avec  une  bassesse 
digne  de  lui  :  mais  il  prit  à  loisir  ses  mesures  ; 
et  tout  en  me  fcsant  de  grandes  courbettes  , 
il  travailla  tellement  à  la  sourdine,  (pie,  ne 
pouvant  porter  l'ambassadeur  à  me  donner 
3110U  congé,  il  me  mit  dnns  la  nétessilc  de 
le  prendre. 

Un  pareil  misérable  n'était  assurément  pas 
fait  pour  me  connaître  ,  mais  il  connaissait  de 
moi  ce  qui  servait  à  ses  vues.  Il  méconnaissait 
bon  et  doux  à  l'excès  ,  pour  supporter  des 
torts  involontaires,  tîer  et  peu  endurant  pour 
des  offenses  préméditées,  aimant  la  déccuce 
et  la  dignité  dans  les  clioses  convenables,  et 
non  moins  exigeant  pour  l'honneur  qui 
m'était  du,  qu'attentif  à  rendre  celui  que 
je  devais  aux  autres.  C'est  par-là  qu'il  entre- 
prit et  vint  à  bout  de  me  rebuter.  Il  mit 
la  maison  sens  dessus-dessous  ;  il  en  ôta  ce 
que  j'avais  tâché  d'y  uiaintenir  dérègle,  de 
subordination,  de  propreté,  d'ordre.  Une 
maison  sans  femme  a  besoin  d'une  discipline 
un  peu  sévère  pour  y  lairc  régner  la  modestie 
inséparable  de  la  dignité.  Il  ht  bientôt  delà 
nôtre  uu  lieu  de  crapule  et  de  licence,  un. 


26o     LES     C  O  I^"  F  E  S  S  I  O  N  S. 

repaire  de  fripons  et  de  debaucbc's.  Il  donna 
pour  second  gcnlilhomme  à  8.  E.  ,  àla  place 
de  celui  qu'il  avait  fait  chasser  ,  un  autre 
maquereau  coïKnie  lui  ,  qui  tenait  bordel 
public  à  la  croix  de  iNIalte  ;  et  ces  deux  co- 
quins bien  d'accord,  étaient  d'une  indécence 
égale  à  leur  insolence.  Hors  la  seule  cbauibre 
de  l'ambassadeur,  qui  même  u'etait  pas  trop 
en  règle  ,  il  n'y  avait  pas  un  seul  coin  dans 
lamaison  souCfrable  pour  un  bonnéle  honunc. 

ComraeS.E.  ne  soupait  pas,  nous  avions  le 
soir,  les  gentilshommes  et  moi,  une  table 
particulière  où  mangeaient  aussi  l'abbé  de 
Jiinis  et  les  pages.  Dans  la  pins  vilaine 
gargotte  on  est  servi  plus  proprement ,  plus 
décemment,  en  linge  moins  sale,  et  loua 
mieux  à  manger.  On  nous  donnait  luie  seule 
petite  chandelle  bien  noire,  des  assiettes  d  é- 
tain,  des  fourchettes  de  fer. 

Passe  encore  pour  ce  qui  se  fesalt  en  secret  ; 
mais  ou  ra'ôta  ma  gondole  :  seul  de  tous  les 
secrétaires  d'ambassadeur,  j'étais  forcé  d'eu 
louer  une  ,  ou  d'aller  à  pied  ,  et  je  n'avais 
plus  la  livrée  de  vS.  E.  que  quand  j'allais  au 
sénat.  D'ailleurs  ,  rien  de  ce  qui  se  passait  au 
dedans  n'était  ignoré  dans  la  ville.  Tous  les 
oUicicis  de  l'ambassadeur  jctaieut  les  hauts 


L  I  V  R  E     V  I  I.  261 

cris.  Jlominiqiie  ^  la  seule  cause  de  tout, 
criaille  plus  haut,  sacliant  bien  que  riiidé- 
cencc  avec  laquelle  nous  étions  traites, 
m'était  plus  sensible  qu'à  tous  les  autres. 
Seul  de  la  maison,  je  i}c  disais  rien  au  dehors  ; 
mais  je  me  plaignais  vivement  à  l'ambas- 
sadeur, et  du  reste,  et  de  lui-niênis  ,  qui 
secrètement  excite'  pa  son  auie  duauie'e  ,  me 
fesait  chaque  jour  quelque  nouvel  affront. 
Forcé  de  dépenser  beaucoup  pour  me  tenir  au 
pair  de  mes  confrères  et  convenablement  à 
mon  poste,  je  ne  pouvais  arracher  un  sou 
de  mes  appointcmens  ;  et  quand  je  lui  de- 
mandais de  rart',ent  ,  il  me  parlait  de  sou 
estime  et  de  sa  confiance,  comme  si  elle 
ei'it  dii  remplir  ma  bourse  et  pourvoir  à  tout. 
(]esdcux  bandits  finirent  par  faire  tourner 
tout-à-fait  la  tête  à  leur  maître  qui  ne  l'avait 
déjà  pas  trop  droite,  et  le  ruinaient  dans  un 
brocantage  continuel  ,  par  des  marchés  de 
dupe,  qu'ils  lui  persuadaient  être  des  marchés 
d'escroc.  Tls  lui  (ireut  louer  sur  la  Brcuta 
vin  palazzo  le  double  de  sa  valeiu",  dont  ils 
partagèrent  le  sur|)lus  avec  le  propriétaire. 
Les  appartcmens  en  étaient  incrustés  en  mo- 
saïque, et  garnis  de  colonnes  et  pilastres  de 
très-beaux  marbres ,  à  la  modcdu  pa\  s.  M.  de 


262     LES     CONFESSIONS. 

Jlloiitnign  fit  superbement  luasqHcr  tout 
cela  (l'une  boiserie  de  sapin,  par  l'unique 
raison  qu'à  Paris  les  appartenicns  sont  ainsi 
boise's.  Ce  fut  par  une  raison  semblable  que  , 
seul  de  tous  les  ambassadeurs  qui  étaient  à 
Venise,  il  ôla  l'ciiceà  ses  pages  ,  et  la  canne 
à  ses  valcts-dc-picd.  Voilà  quel  était  l'honuiie 
qui,  toujours  par  le  même  motif  peut-être 
me  prit  en  grippe  ,  uniquement  sur  ce  que 
)q  le  servais   lidclemcut. 

J'endurai  pnticnnnent  SCS  dédains,  sa  bru- 
talité, SCS  mauvais  traitcuiens  ,  tant  qu'en  y 
voyant  de  l'humeur,  je  crus  n'y  pas  voir  de 
la  haine  :  mais  dès  que  je  vis  le  dessein  formé 
de  me  priver  de  l'hontieur  que  je  mcrilais 
par  mon  bon  service,  je  résolus  d'yrenonccr. 
La  première  marque  que  je  reçus  de  sa 
mauvaise  volonté,  fut  à  l'occasion  d'un  dîner 
qu'il  devait  donner  à  AI.  le  duc  de  Modeiie 
et  à  sa  famille,  qui  était  alors  à  Venise,  et 
dans  lequel  il  me  signilia  que  je  n'aurais 
pas  place  à  sa  table.  Je  lui  répondis  ,  piqué, 
mais  sans  me  fâcher,  qu'ayant  l'honneur 
d'y  dîner  jonrnelleinent  ,  si  RI.  le  duc  de 
iJ/o^fV/e  exigeait  que  je  m'en  abstinsse  quaiid 
il  y  viendrait ,  il  était  de  la  dignité  de  S.  E.  et 
de  mou  devoir  de  n'y  pajcouscutir.  Comment, 


L  I  V  R  E     Y  I  I.  265 

dit-il  arec  emportcraeiit,  mon  secictairc  ,  qui 
incmc  n'c.^t  pas  gentilliomme  ,  prétend  dîner 
avec  un  souverain  q.uaud  mes  gentilshommes 
n'y  dînent  pas  ?  Oui  Monsieur,  lui  répliquai- 
je  ;  le  po;ste  dont  m'a  honore  V.  E.  m'ennoblit 
si  bien  ,  tant  que  je  le  remplis  ,  que  j'ai 
luéme  le  pas  sur  vos  gentilshommes  ou  soi- 
disant  tels,  et  suis  aduiis  où  ils  ne  peuvent 
l'être.  Vous  n'ignorez  pas  que  le  jour  que 
vous  ferez  votre  entrée  publique,  je  suis 
appelé  par  l'étiquette  ,  et  par  un  usage  immé- 
morial à  vous  y  suivre  en  habit  de  ce'rémonie, 
et  à  l'honneur  d'y  dîner  avec  vousau  palais 
deSt.-31arc  ;  et  je  ne  vois  pas  pourquoi  un 
liomme  qui  peut  et  doit  manger  en  public 
avec  le  doge  et  le  sénat  de  Venise,  ne  pourrait 
pas  manger  en  particulier  avec  JNL  le  duc 
de  Jlodè/ie.  Quoique  l'argument  fût  sans 
réplique  ,  l'aïubassadeur  ne  s'y  rendit  point  ; 
mais  nous  n'eûmes  pas  occasion  de  renou- 
veler la  dispute  ,  M.  le  duc  de  Modène  uélaut 
point  venu  dîner  chez   lui. 

Des -lors  il  ne  cessa  de  me  donner  des 
désagrémens  ,  de  me  faire  des  passe-droits  , 
s'cfforcant  de  m'ôter  les  petites  prérogatives 
attachées  à  mon  poste  ,  pour  les  transmettre 
à  sou  cher  A'ita/i  ,  et  je  suis  sûr  que  s'il  cù» 


264     LES     CONFESSIONS. 

osé  l'eiivo3"er  au  sénut  à  lua  place  ,  il  Taurait 
fait.  Il  employait  oïdinairemeut  l'abbc  da 
Binis  poin- écrire  dans  son  cabinet  ses  lettres 
particulières  :  il  se  servit  de  lui  pour  écrire 
à  M.  de  Maurepas  une  relation  de  l'afTaire 
du  capitaine  Olivet ,  dans  laquelle  ,  loin  de 
lui  faire  aucune  mention  de  moi  ,  qui  seul 
m'en  étais  mêlé  ,  il  m'ôtait  même  l'honneur 
du  verbal  ,  dont  il  lui  envoyait  un  double  , 
pour  l'attribuer  à  Patïzcl  qui  n'avait  pas 
dit  un  seul  mot.  II  voulait  me  mortifier  et 
complaire  à  son  favori  ,  mais  non  pas  se 
déiairc  de  moi.  Il  sentait  qu'il  ne  lui  serait 
plus  aussi  aisé  de  me  trouver  un  successeur 
qu'à  M.  Fol/tju  ,  qui  l'avait  déjà  fait  con- 
naître. Il  lui  fallait  absohuucnt  un  secrétaire 
qui  sut  l'italien  ,  à  cause  des  réponses  du 
sénat  ;  qui  fît  toutes  ses  dépêches  ,  toutes  ses 
aîlaires  ,  sans  qu'il  se  mêlât  de  rien  ;  q  ui 
joignît  au  mérite  de  le  bien  servir,  la  b;is- 
sesse  d'être  le  complaisant  de  messieurs  les 
faquins  de  gcntilshouuucs.  Il  voulait  donc 
mic  garder  et  me  mattcr  ,  en  me  tenant  loin 
de  mon  pays  et  du  sien  ,  sans  argent  pour 
y  retourner  ,  et  il  aiirait  réussi  peut-être  , 
s'il  s'y  fût  pris  modérément  :  mais  p'ifali 
qui  avait  d'autres  vues  ,  et  qui  voulait  uie 


L  I  V  R  E     V  I  I.  265 

forcerdc  prendre  mon  parti ,  en  vint  à  bout. 
Dès  que  Je  vis  que  je  perdais  toutes  mes 
peines  ,  que  l'amhassadeur  me  fesaitdes  cri- 
mes de  mes  services,  avi-Iiru  de  ui'en  savoir 
grc,queje  n'avais  plus  à  espérer  ciiez  lui  que 
de'sagre'uicn tau-dedans  ,  injustice  au-dehors  , 
et  que  dans  le  drcri  général  où  il  s'était  mis, 
ses  mauvais  olficcs  pouvaient  me  luiire  sans 
que  les  bons  pussent  me  servir  ,  je  pris  mou 
parti ,  et  lui  demandai  mon  congé  ,  lui  lais- 
sant le  temps  de  se  pourvoir  d'un  secrétaire. 
Sans  me  dire  ni  oui  ni  non  ,  il  alla  toujours 
son  train.  Voyant  que  rien  n'allait  mieux  et 
qu'il  ne  se  mettait  en  devoir  de  clicrclier  per- 
sonne, j'écrivis  à  son  frère,  et  lui  détaillant 
mes  motifs  ,  je  le  priai  d'obtenir  mon  congé 
de  S.  E.  ,  ajoutant  que  ,  de  manière  ou 
d'autre  ,  il  m'était  impossible  de  rester.  J'at- 
tendis long-temps ,  et  u'<'us  point  de  réponse. 
Je  commcnrais  d'elle  embarrassé  :  mais  l'am- 
bassadeur reçut  enfin  uneletUedc  son  frère. 
Il  fallait  qu'eib-  fut  vive;  car,  quoiqu'il  fût 
sujet  à  des  cinportemens  très-féroces  ;  je  ne 
lui  en  vis  jamais  un  pareil.  A  près  des  toivens 
d'injures  abominables  ,  ne  sachant  plus  que 
dire,  il  m'accusa  d'avoir  vendu  ses  ciiiffres. 
Je  me  mis  à  rire,  et  lui  demandai  d'uu  ton 


266     LES     CONFESSIONS. 

moqueur  ,  s'il  croyait  qu'il  y  eût  dans  tout 
Venise  nu  hoiunie  assez  sot  pour  en  donner 
un  e'cu.  Cette  re'ponse -le  fit  e'cumer  de  rage. 
Il  fit  uiine  d'appeler  ses  gens  ,  pour  uie  faire  , 
dit-il  ,  jeter  par  la  icnclre.  Jusque-là  j'avais 
été  fort  tranquille  ;  mais  à  cette  menace  la 
colère  et  l'indignation  me  transportèrent  à 
mon  tour.  Je  ui'élancai  vers  ta  porte  ,  et 
après  avoir  tiré  un  bouton  qui  la  fermait  eu 
dedans  :  non  pas  ,  M.  le  comte  ,  lui  dis-je  , 
en  revenant  à  lui  d'un  pas  grave  ;  vos  gens 
ne  se  mêleront  pas  de  cette  affaire  ;  trouvez 
bon  qu'elle  se  passe  entre  nous.  Mon  action  , 
mon  air  le  calmèrent  à  l'instant  même  :  la 
surprise  et  l'effroi  se  marquèrent  dans  son 
maintien.  Quand  je  le  vis  revenu  de  sa  furie  , 
je  lui  fis  mes  adieux  en  peu  de  mots  ,  puis 
sans  attendre  sa  réponse  j'allai  rouvrir  la 
porte  ,  jesortis  et  passai  posément  dans  l'anti- 
chamljie  au  milieu  de  ses  gens  qui  se  levè- 
rent h  l'ordinaire  ,  et  qui  ,  je  crois  ,  m'au- 
raient plutôt  prêté  main-forte  contre  lui  qu'à 
lui  contre  moi.  Sans  remonter  chez  moi  je 
descendis  l'escalier  tout  de  suite  ,  et  sortis 
sur  -  le  -  champ  du  palais  pour  n'y  plus 
rentrer. 

J'allai  droit  chca  M.  /e  J31ond\\\\  couler 


L  I  V  R  E     V  I  I.  :l6-] 

raventuic.  11  fut  peu  surpris  ,  il  connaissait 
riiorame.  Il  me  retint  à  dîner.  Ce  dîner  quoi- 
qu'impromplu  fut  brillant.  Tous  les  Français 
de  considération  qui  e'taient  à  Venise  s'y 
trouvèrent.  L'ambassadeur  n'eut  pas  un  chat. 
Le  consul  conta  mon  cas  à  la  compagnie.  A 
ce  récit  il  n'y  eut  qu'un  cri  ,  qui  ne  fut  jias 
en  faveur  de  S.  E.  Elle  n'avait  point  règle 
mon  compte,  ne  m'avait  pas  donné  un  sou  , 
et  réduit  pour  tonte  ressource  à  quelques  louis 
que  j'avais  sur  moi  ,  j'étais  dans  l'embarras 
pour  mon  retour.  Toutes  les  bourses  me 
furent  ouvcrtcF.  Je  pris  une  vingtaine  de 
scquins  dans  celle  de  M.  le  Blond ,  autant 
dans  celle  de  M.  de  St-Cyr  avec  lequel  , 
après  hii,  j'avais  le  plus  de  liaison;  je  remer- 
ciai tous  les  autres;  et  en  attendant  moi  dé- 
part ,  j'allai  loger  chez  le  chancelier  du 
consulat,  pour  bien  prouver  au  public  que 
la  nation  n'était  pas  complice  des  injustices 
de   l'anibassadcnr. 

Celui-ci  ,  furieux  de  me  voir  fêté  dans  mon. 
infortntu-  ,  et  Ini  délaissé  ,  tout  ambassadeur 
qu'il  était  ,  perdit  tout-à-fait  la  tcte  et  se 
comporta  comme  un  forcené.  Il  s'oublia  jus- 
qu'à présenter  un  uiéuioire  au  sénat  pour  me 
faire  arrêter;  sur  l'avis  que  m'en  donna  l'abb* 


268     LES     CONFESSIONS. 

de  Binis  ,  je  résolus  de  rester  encore  quinze 
jours  ,  au-lieu  de    partir  le   surlendemain  , 
comme  j'avais  compte.   On  avait  vu  et  ap- 
prouvé ma  conduite  ;  j'étais  universellement 
estimé.  La  seigneurie  ne  daigna  pas    même 
répondre  à  l'extravagant  mémoire  de  l'am- 
bassadeur ,  et  me  fit  dire  par  le  consul  qu« 
je  pouvais  rester  à  Venise  aussi  long-teuips 
qu'il  me  plairait  ,  sans  m'inquiéter  des  dé- 
marches d'un  fou.  Je  continuai  de  voir  mes 
amis  :  j'allai  prendre  congé  de  M.  l'ambas- 
sadeur d'Espagne  ,  qui  me  reçut  très-bien  , 
et   du  comte    de  Finochletti  ,   ministre  de 
Naples ,  que  je  ne   trouvai  pas  ,  miais  à  qui 
j'écrivis  ,   et  qui    me  répondit   la   lettre   du 
monde  la  plus  obligeante.  Je  partis  ciiBn  ,  no 
laissant  malgré  mes  embarras  ,  d'autres  dettes 
que  les  emprunts  dont  je  viens  de  parler;  et 
une  cinquantaine  d'écus  chez  un  marchand 
nommé  Alomndi ,  que  Carrio  se  chargea  d» 
payer  ,  et    que  je  ne  lui  ai  jamais   rendus  , 
quoique  nous   nous   sovions  souvent  revus 
dcj'uis  ce   temps-là   :  mais   quant    aux  (Km 
emprunts  dont  j'ai  parlé  ,  je  les  remboursai 
tiès-exactement  ,  si-tôt  que  la  chose  me  fut 
possible. 

JVe  quittons  pas  Venise  sans  dire  un  mot 


LIVRE     VIL  269 

dos  célèbres  aninseincns  de  cette  ville,  ou  du 
moins  de  la  tic?-pelite  part  que  j'y  pris  du- 
rant mon  séjour.  On  a  vu  dans  le  cours  de 
ma  jeunesse  combien  peu  j'ai  couru  les  plai- 
sirs de  cet  âge  ,  ou  du  moins  ceux  qu'on, 
noinmc  ainsi.  Je  ne  cliaii<^eai  j)as  de  got'jt  à 
Venise,  mais  mes  occupations  qui  d'ailleurs 
m'en  auraient  empêché  ,  rendirent  pins  pi- 
quantes les  récréations  simples  que  je  me 
permettais.  La  première  et  la  plus  douce  était 
la  société  des  gens  de  mérite,  MM.  le  Blond  y 
St-  Cyr  ,  Carrio  ,  y^Ifiina  ,  et  un  gcntil- 
Lomme  Forlan  dont  j'ai  grand  regret  d'avoir 
oublié  le  nom  ,  et  dont  je  ne  me  rappelle 
pointsansémotion  l'aimable  souvenir:  c'était 
de  tous  les  hommes  que  j'ai  connus  dans  ma 
vie  celui  dont  le  cœur  ressemblait  le  plus  au 
mien.  Nous  étions  liés  aussi  avec  deux  ou 
trois  anglais  pleins  d'esprit  et  de  connais- 
sances, passionnés  de  la  musique  ainsi  que 
nous. Tous  ces  messieurs  avaient  leurs  femmes 
ou  leurs  amies  ou  leurs  maîtresses,  ces  der- 
nières presque  toutes  filles  à  talens  ,  chez  les- 
quelles on  fesait  de  la  musique  ou  des  bals. 
On  y  jouait  aussi  ;  mais  très-peu  :  les  goûts 
■vifs  ,  les  talens  ,  les  spectacles  nous  rendaient 
cet  amusemcut  iusipide.  Le  jeu  n'est  que  la 


270     LES     CONFESSIONS. 

ressource  des  geus  emiiiye's.  J'avais  apporté 
de  Paris  le  préjugé  qu'où  a  dans  ce  pays-là 
contre   la    musique   italleune;    mais    j'avais 
aussi  reçu  de  la  nature  cette  seusibilité  de 
tact  contre  laquelle  les  pré;ugc's  ne  tiennent 
pas.  J'eus  bientôt  pour  cette  musique  la  pas- 
sion qu'elle  inspire  à  ceux  qui  sont  faits  pour 
eu  juger.    En   écoutant  des    barcarolles  ,   je 
trouvais  que  je  n'avais  pas  ouï  chanter  jus- 
qu'alors ,  et  bientôt  je  m'engouai  lellcuicnt 
de  l'opéra,  qu'ennuyé  de  babiller  ,  manger 
ctjoucrdans  les  loges  quand  je  n'aurais  voulu 
qu'écouter,  je  me  dérobais  souvent  à  la  coui- 
pagnie  pour  aller  d'un  autre  côté.  Là   tout 
seul  ,  enfermé  dans  ma  loge  ,    je  me  livrais 
malgré   la  longueur  du   spectacle  au  plaisir 
d'en   jouir  à  mon  aise  et  jusqu'à  la  lin.  Uu 
jourau  théâtre  de  Snint-Cln ysoslôme  je  m'cu- 
doruiis   et  bien    plus   proloudéuicnt   que  je 
n'aurais  fait  dans  mon   lit.  Les  airs  bruyans 
etbrillans  ne  me  réveillèrent  point.  Mais  qui 
pourrait  exprimer  la  sensation  délicieuse  que 
me  lirent  la  douce  barmouie  ,  et  les  chants 
angétiques  de  celui   qui  me   réveilla  ?  (^ucl 
réveil  !    quel    ravissement  !  quelle    extase  , 
quand  j'ouvris  au  même  instant  les  oreilles 
et  les  yeux  !  .Ma   première  idée  fut  de  m« 


L  I  V  R  E     V  I  r.  271 

croire  en  paradis.  Ce  morceau  ravissant  que 
je  me  rappelle  encore  ,  et  que  je  n'oublierai  d© 
ma  vie  ,  commençait  ainsi  : 

Conservami  la  bella 
CJie  si  m' ace  en  de  il  cor. 

Je  voulus  avoir  ce  morceau  ,  je  l'eus  ,  et 
je  l'ai  gardé  long-temps  ;  mais  il  n'était  pas 
sur  mou  papier  comme  dans  ma  mémoire. 
C'était  bien  la  même  note,  mais  ce  n'était 
pas  la  même  chose.  Jamais  cet  air  divin  ne 
peut  être  exécuté  que  dans  ma  tète,  comme 
il  le  fut  en  effet  le  jour  qu'il  me  réveilla. 

Une  musique  à  mou    gré   bien  supérieure 

à  celle  des  opéra,  et  qui  n'a  pas  sa  semblable 

eu  Italie  ni  dans  le  reste  du  monde  ,  est  celle 

des  scnole.  Les  scuole  sont  des  maisons  de 

charité  établies  pour  donner  l'éducation  à  de 

jeunes   filles   sans    bien,   que    la   république 

dote  ensuite,   soit  pour  le  mariage  soit  pour 

le  cloître.  Parmi  les  talcns  qu'on  cultive  dans 

ces  jeunes  fillfs  ,   la  musique   est  au  premier 

rang.  Tous  Icsdimaiieiies  à  l'église  de  chacune 

de  CCS  quatre  i^cz/oA' on  a  durant  les  vêpres  , 

des  motets  à  grand  chœur  et  en  grand  orchestre, 

composés  et  dirigés  par  les  plus  grands  maîtres 

dcl'ltalic, exécutés  dans  les  tribunes  grillées  j 


272     LES     CONFESSIONS. 

vmiqueinent  par  des  filles  dont  la  plus  vieille 
n'a  pas  vingt  ans.  Je  n'ai  l'iJe'e  de  rien  d*anssi 
voluptueux  ,  d'aussi  touchant  que  cette  mu- 
sique :  les  ricliesses  de  l'art  ,   le  goût  exquis 
des  cliants  ,   la  beauté  des  voix,  la  justesse 
de  rcxecution  ,   touc  dans  ces  délicieux  cou- 
certs    concourt  à   produire   une  impressiou 
qui  n'est  assurément  pas  du  bou  costume, 
mais  dont  je  doute  qu'aucun  cœur  d'iiomine 
soit  à  l'abri.  Jamais  Carrio  ni  moi  ne  man- 
quions ces  vêpres  aux  Mcndicaiiii  ,   et  nous 
n'étions  pas  les  seids.  L'cj^lise  était  toujours 
pleine    d'amateurs  ,    les    acteurs  iiicine    de 
l'opéra  venaient  se  former  au  grand  goût  du 
chant  sur   ces  exccUcns  modèles.   C>e  qui  u>e 
désolait  était  ces  maudites  grilles,    qui  ne 
laissaient  passer  que  des  sons  ,  et  mccachaicnt 
les  anges  de  beauté  dont  ils  étaient  dignes. 
Je    ne    parlais   d'autre   chose.    Un   jour  que 
j'en  parlais   chez  h  Blond  :  si  vous   êtes  si 
curieux,  me  dit-il  ,  de  voir  ces  petites  tilles, 
il  est  aisé  de  vous  coiUenter.  Je  suis  un  des 
administrateurs  de  la  maison.  Je  veux  vous 
y  donner  à  goûter  avec  elles.  Je  ne  le  laissai 
pas  en  repos  qu'il  ne  m'eut  tenu  parole.  Ku 
entrant  dans  le  salon  qui  renfermoit  ces  beau- 
tés si  couToitée»  je  seutis  uu  frémissement 

d'amour 


L  I  V  R  E     V  I  T.  2-3 

tl'araour  que  je  n'avais  jamais  c'prouvé.  M. 
le  Blond  me  présenta  ,  l'u:";  après  l'autre, 
CCS  chanlcuscs  célèbres,  dont  la  voix  et  le 
nom  étaient  tout  ce  qui  m'était  connu.  Venez  , 

Sophie  , elle  était  horrible.    Venez,  Ca- 

thin  , cllectait  borj;nc.  Venez  Bettiiia,.... 

la  petite  vcrole  l'avait  détigurée.  Presque  pas 
une  n'était  sans  quelque  notable  défaut.  Le 
bourreau  riait  de  ma  surprise.  Deux  ou  trois 
cependant ,  me  parurent  passables  :  elles  ne 
chantaient  que  dans  les  chœurs.  J'étais  désole. 
Durant  le  goutéoii  les  agara,  elles  s'égayèrent. 
I.,a  laideur  n'exclut  pas  les  grâces;  je  leur  en 
trouvai.  Je  me  disais  ,  on  ne  chante  pas 
ainsi  sans  ame  :  elles  en  ont.  EnOn  ,  ma  façon 
de  les  voir  changea  si  bien  ,  que  je  sortis 
presque  amoureux  de  tous  ces  laidrons.  J'osais 
à  peine  retourner  à  leurs  vêpres.  J'eus  de  qnoi 
me  rassurer.  Je  continuai  de  trouver  leurs 
chants  délicieux  ,  et  leurs  voix  fardaient  si 
bien  leurs  visages  ,  que  tant  qu'elles  chan- 
taient, je  m'obstinais  ,  en  dépit  de  mes  yeux  , 
à  les  trouver  belles. 

La  musique  en  Italie  coûte  si  peu  de  chose 
que  ce  n'est  pas  la  peine  de  s'en  faire  faute 
quand  on  a  du  goût  pour  elle.  Je  louai  nu 
clavecin  ,  et  pour  un  petit  ccu  j'avais  chea 

Mémeircs.  Tome  II,  (^ 


274     LES     CONFESSIONS, 

moi  quatre  ou  cinq  s^'mphonistes ,  avec  les- 
quels je  m'escicais  une  fois  la  semaine  à 
exécuter  les  morceaux  qui  m'avaient  fait  le 
plus  de  plaisir  à  l'opéra.  J'y  6s  essayer  aussi 
quelques  symphonies  de  mes  Muscs  galantes. 
Soit  qu'elles  plussent,  ou  qu'on  me  voulût 
cajoler  ,  le  maître  des  ballets  de  Saiiît-Jcaii 
Chrysostômc  m'en  fit  demander  deux  que 
j'eus  le  plaisir  d'entendre  e?:ccuter  par  cet  ad- 
mirable orchestre  ,  et  qui  furent  dause's  par 
une  petite  Bettina  ,  jolie  et  sur-tout  aimable 
"fille  ,  entretenue  par  un  espagnol  de  nos  amis 
appelé  J'aifooga  ,  et  chez  laquelle  nous  allions 
passer  lasoire'e  assez  souvent.  Mais  à  propos 
de  filles  ,  ce  n'est  pas  dans  une  ville  comme 
Venise  qu'on  s'en  abstient;  n'avez-vous  rieu  , 
pourrait-on  me  dire  ,  a  confesser  sur  cet 
article  ?  oui  ,  j'ai  quelque  chose  à  dire  ,  eu 
effet ,  et  je  vais  procéder  à  cette  confessioa 
avec  la  m^me  naïveté  que  j'ai  mise  à  toutes 
les  autres. 

J'ai  toujours  eu  du  dégoiit  pour  les  filles 
publiques  ,  et  je  n'avais  pas  à  Venise  autre 
chose  a  ma  portée  ;  l'entrée  de  la  plu  part  des 
maisons  du  pays  m'étant  interdite  à  cause  de 
de  ma  place.  Les  filles  de  M.  /e  JJ/orid  étaient 
très  aimables,  mais  d'uu  difficile  abord ,  et 


L  I  V  R  E     V  I  r,  27& 

je  considérais  trop  le  père  et  la  incrc  pour 
pcuser  même  à  les  convoiter. 

J'aurais  eu  plus  de  goût  pour  une  jeune 
personne  appelée  Mlle.  Cûtaneo  -,  fille  de 
l'agent  du  roi  de  Prusse,  mais  Carrio  était 
amoureux  d'elle  :  il  a  même  été  question  de 
mariage.  11  était  à  son  aise,  et  je  n'avais 
rien  ;  il  avait  cent  louis  d'appoiïitemens  ,  je 
îi'avais  que  cent  pistolcs;  et  outre  que  je  ne 
voulais  pas  aller  sur  les  brisées  d'un  ami, 
je  savais  que  par-tout ,  et  sur-tout  à  Venise, 
avec  une  bourse  aussiiiial  garnie  ,  on  nedoit 
pas  se  mêler  de  faire  le  galant.  Je  n'avais  pas 
perdu  la  funeste  habitude  do  donner  le  change 
âmes  besoins  ;  trop  occupé  pour  sentir  vi- 
vement ceux  que  le  climat  donne,  je  vécus 
plus  d'un  an  dans  cette  ville,  aussi  sage  que 
j'avais  faità  Paris,  et  j'en  suis  reparti  au  bout 
de  dix-huit  mois  sans  avoir  approché  du  sexe 
que  deux  seules  fois,  par  les  singulières  occa- 
sions que  je  vais  dire. 

La  première  me  fut  procurée  par  l'houndtc 
gentilhomme  f'ilali  ,  quelque  temps  après 
l'excuse  que  je  l'obligeai  de  me  demander  dans 
toutes  les  formes.  On  parlait  ?i  table  des 
pmusemens  de  Venise.  Ces  messieurs  me  repro- 
chaient ^louindifI'ércucc  pour  le  pluspiquaiit 


276     LES     CONFESSIONS. 

de  tons  ,  vantant  la  gentillesse  des  courtisanes 
vénitiennes,  et  disant  qu'il  n'y  en  avait  point 
au  niondc  qui  les  valussent.  Dcminiqne  dit 
qu'il  fallait  que  je  fisse  connaissance  avec  la 
plus  aimable  de  toutes  ,  qu'il  voulait  m'y 
mener,  et  que  j'en  sciais  coulent.  Je  me  uiis 
à  rire  de  cette  oiTie  obligeante,  et  le  comte 
/'zV?//,  homme  déjà  vieux  et  vcnéiablc,ditavcc 
plus  de  franchise  que  je  n'eu  aurais  attendu 
d'un  italien  ,  qu'il  me  croyait  trop  sage  pour 
ine  laisser  mener  chez  des  filles  par  mon  en- 
nemi. Je  n'en  avais  en  ellet  ni  l'intention  ni  la 
tentation;  ctmalgre  cela,  parunc  de  ces  incon- 
séquences que  j'ai  peine  à  comprendre  moi- 
même  ,  je  finis  par  me  laisser  entraîner  contre 
mon  goût,  mon  cœur,  uia  raison  ,  ma  volonté' 
même,  uniquemcntparfaiblessc,  par  honte  de 
marquer  delà  défiance?,  et  coinuie  on  dit  dans 
ce  pays-là  ,  per  non  parer  troppo  cogliono. 
La  Padoana  chc".  qui  nous  allâmes,  était 
d'une  assez  jolie  figure  ,  l)cllc  même  ,  mais 
non  pasd'unebeautéquimepli'it.  Dominique. 
me  laissa  chez  elle  ;  je  fis  venir  des  sorbeiti, 
je  la  fis  clianicr,  et  au  bout  d'une  demi- 
lieure  je  voulus  m'en  aller  en  laissant  sur 
la  table  un  <liicat;  mais  elle  eut  le  singulier 
scrupule   de  n'en  vouloir  jjoiut  qu'elle  u« 


L  I  V  R  E     V  I  I.  277 

rcût  gagne  ,   et  moi  la  singulière  bêtise  de 
lever  sou  scrypule.  Je  m'en  retournai  au  pa- 
lais si   persuade'  que   j'e'tais    poivre'  ,  que  la 
première  chose  que  je   fis  eu  arrivant  ,   fut 
d'envoyer   chercher  le  chirurj;iea  ]50ur   luL 
demander  des  tisanes.  Rien  ne   peut  égaler 
le   mal-aise  d'esprit   que  je   touSVis  durant 
trois  setnaines  ,  sans  qu'aucune  incouiraodité 
réelle,  aucun  signe  apparent  le  justifiât.  Je 
ue  pouvais  concevoir  qu'on  pût  sortir  im- 
punément   des    bras    de     la    Padoana.    Le 
chirurj^ien  lui-mêuie  eut  toute  la  peine  ima- 
ginable à  me   rassurer.  Il   n'eu  put  venir  à 
])oiit  qu'en    me  persuadant  que  j'étais  con- 
formé d'une  façon    particulière,  à  ne  pou- 
voir aisément  être  inrecic;  f  t  quoique  je  me 
sois   moins  exposé  peut-être  qu'aucun  autre 
homme  à  cette  expérience,   ma   santé  de  ce 
côté  u'ayant  jamais  reçu  d'atteinte  ,    m'est 
une   preuve  que  le  chirur-^icu   avait  raiso'i- 
Cclte  opinion  cependant  ne  m'a  jamais  rendu 
téméraire  ,  et  si  je  tiens  en  effet  cet  avantage 
de  la   nature  ,   je    puis  dire  que   je  n'eu  ai 
pas  abusé. 

Mou  autre  aventure  ,  quoiqu'avec  une 
fille  aussi,  fut  d'une  espèce  bien  dilTérente, 
et  quant  à  sou  origine  et  quant  à  ses  eQ"«t». 

Q  3 


7^?>     L  Ç  S     C  O  N  F  E  S  S  I  O  ^^  S. 

J'ai  dit  que  le  capitaine  O/ifct m  avait  donne 
à  dîner  sur  son  bord  ,  et  que  j'y  avais  nictic 
le  secrétaire  d'Espagne.  Je  m'attendais  au 
salut  du  cauon.  L'équipage  nous  reçut  en 
liaie  ,  iiiais  il  n'y  eut  pas  une  amorce  de 
bruire  ,  ce  qui  me  mortiiia  beaucoup  à 
cause  de  Corrio  ,  que  ie  vis  on  être  un  peu 
piqué  ;  et  il  c'iait  vrai  que  sur  les  vaisseaux 
marcluinds  on  accordait  le  salut  du  canon 
à  des  geus  qui  ne  nous  valaient  ccrtauic- 
incnt  pas  ;  d'ailleurs  je  croyais  avoir  mérite' 
quelque  distinction  du  capitaine.  Je  ne  pus 
ine  déguiser,  parce  que  cela  m'est  toujours 
iuipossiiile  ;  et  ,  quoique  le  dîner  fût  très- 
bon  ,  et  ([u'U/h-et  en  fît  très-bien  les  hon- 
neurs ,jc  le  commençai  de  mauvaise  humeur  , 
mangeant  peu   et  parlant  eucore  moins. 

A  1^  première  santé  ,  du  moins,  j'attendais 
ime  salve  :  rien.  Cnrrio  qui  me  lisait  dans 
l'anic,  riait  de  me  voir  grogner  comme  un 
enfant.  Kw  tiers  du  dîner,  je  vois  approcher 
une  gondole.  IVÎa  foi  ,  ^Monsieur  ,  me  dit  le 
capitaine  ^  prenez  garde  à  vous,  voici  l'en- 
nemi. Je  lui  demande  ce  qu'il  veut  dire;  il 
répond  en  plaisantant.  La  gondole  aborde, 
et  j'en  vois  sortir  une  jeune  personne  éblouis- 
saute,  fort  cpqucltcmcut  mise  et  fort  leste  , 


L  I  V  R  E     V  r  I.  279 

qui  dans  trois  sauts  fut  dans  la  cIuuuImc  ,  et 
)e  la  vis  établie  à  côte  de  uioi  avant  que  j'eusse 
aperçu  qu'on  v  avait  mis  un  couvert.  Eille 
était  aussi  charmante  que  vive,  une  brunctte 
de  vingt  ans  au  plus.  Elle  uc  parlait  qu'ita- 
lien; son  accent  seul  eût  suffi  pour  me  tour- 
ner la  tête.  Tout  en  mangeant  ,  tout  en  cau- 
sant, elle  me  regarde  ,  me  ûn';  un  moment, 
puis  s'ecriant  ;  Bonne  Vierge!  Ah  moucher 
yj/tv«o«rfj  qu'il  yade  temps  qucjc  ne  t'ai  vu! 
se  jette  entre  mes  bras  ,  colle  sa  bouche  contre 
la  mienne  ,  et  inc  serre  à  m'c  touller.  Ses  grands 
yeux  noirs  à  l'orientale  lançaient  dans  mon 
cœurs  des  traits  de  feu,  et  quoique  la  sur- 
prise fît  d'abord  quelque  diversion  ,  la  vo- 
lupté me  gagna  très-rapidement,  au  point 
que,  malgré  les  spectateurs,  il  fallut  bientôt 
que  cette  belle  me  contint  clle-nicmc  ,  car 
j'étais  ivre  ou  plu  tôt  furieux.  Quand  clic  me  vit 
au  point  où  elle  me  voulait ,  elle  mit  plus  de 
modération  dans  ses  caresses  ,  mais  non  dans 
sa  vivacité,  et  quand  il  lui  plut  de  nous  ex- 
pliquer la  cause  vraie  ou  fausse  de  toute  cette 
pétulance  ,  elle  nous  dit  que  je  ressemblais  , 
à  s'y  tromper,  à  M.  de  Brémoj/d,  directeur 
des  douanes  de  Toscane  ,  qu'elle  avait  raffolé 
de  ce  31.  de  Brânond ,  qu'elle  eu  raliblait 


28o     LES     CONFESSIONS. 

encore  ;  qu'elle  l'avait  quitté  parce  qu'elle 
e'tait  une  sotte  ;  qu'elle  me  prenait  à  sa  place; 
qu'elle  voulait  ui'aimer,  parce  que  cela  lui 
convenait;  qu'il  fallait,  par  la  même  raison  , 
que  je  l'aimasse,  tant  que  cela  lui  convien- 
drait ;  et  que  quand  elle  me  planterait  là  , 
je  prendrais  patience  ,  comme  avait  fait  sou 
cher  Bréinonà.  Ce  qui  fut  dit  fut  fait.  Elle  prit 
possession  de  moi  comme  d'un  homme  à  elle, 
me  donna  à  garder  ses  gants  ,  son  éventail  , 
son  cinda  ,  sa  coiffe  ;  m'ordonnait  d'aller  ici 
ou  là  ,  de  faire  ceci  ou  cela  ,  et  j'obéissais.  Elle 
me  dit  d'aller  renvoyer  sa  gondole,  parce 
qu'elle  voulait  se  servir  de  la  mienne,  et  j'y 
fus  ;  elle  me  dit  de  m'ôter  de  ma  place  et  de 
prier  Carrio  de  s'y  mettre  ,  parce  qu'elle  avait 
à  lui  parler,  et  je  le  fis.  Ils  causèrent  trcs- 
long-temps  ensemble  et  tout  bas  ;  je  les  laissai 
faire.  Elle  m'appela  ,  je  revins.  Ecoute  ,  Xa- 
Tictto  ,  me  dit-elle,  je  ne  veux  point  être  ai- 
mée à  la  française  ,  et  même  il  n'y  ferait  pas 
bon.  Au  premier  moment  d'ennui,  va-t-eu  ; 
mais  ne  reste  pas  à  demi  ^  je  t'enavertis.  Nous 
allâmes  après  le  dîner  voir  la  verrerie  à  IMu- 
ranc.  Elle  acheta  bcaiicoup  de  petites  bre- 
loques qu'elle  nous  laissa  payer  sans  facou. 
Mais  elle  douua  par-tout  des  triugucltes  beau- 


L  I  V  R  E     V  I  I.  23r 

coup  pins  forts  que  tout  ce  que  nous  avions 
dcpcrse.  Par  l'iiuiifF'rcnco  avec  laquelle  elle 
jetait  son  argent  et  nous  laissait  jeter  le  nôtre, 
on  voyait  qu'il  n'était  d'aucun  prix  pour  elle, 
(^uand  elle  se  fesait  payer  ,  je  crois  que  c'é- 
tait par  vanité'  plus  que  par  avarice.  Elle 
s'applaudis;a:t  du  prix  qa'ou  mettait  à  ses 
faveurs. 

Lcsoir  nous  la  ramenâmes  cliez  elle.  Tout 
en  causant,  je  Vis  deux  jjii-toiccs  .sur  sa  toi- 
lette. Ah  ,  ah  !  dis-je  ,  en  en  prenant  un  , 
voici  une  hoitc  à  mouches  de  nouvelle  fabri-» 
que;  pourrait-on  .«-avoir  quel  en  est  l'usage? 
Je  vous  connais  d'autres  armes  qui  i\j<)l  feu 
mieux  que  celles-là.  jSprès  quelques  piiii.san- 
teries  sur  le  même  ton  ,  clic  nous  dit  avec 
une  naïve  fiert  ,  qui  la  rendait  encore  plus 
charmante  :  quand  j'ai  des  boutes  pour  des 
gens  que  je  n'aime  point,  je  leur  fais  payer 
rcnnui  qu'ils  me  donnent;  rien  n'est  pins 
juste  :  mais  en  endurant  leurs  caresses,  je 
lie  veux  pas  endurer  leurs  insultes,  et  je  ne 
manquerai  pas  le  premier  qui  me  manquera. 
En  la  quittant  j'avais  pris  son  heure  pour 
le  lendemain.  Je  ne  la  lis  pas  attendre.  Je  la 
trouvai  tu  vestito  di  confident"  -,  d.^is  ua 
déshabille  plus  que  j^alant ,  qu'on  ne  connaît 


a82     LES     CONFESSIONS. 

que  daus  les  pays  méridionaux  ,  et  que  je  ne 
m'amuserai  pas  à  cic'crire,  quoique  je  me  le 
rappelle  trop  bien.  Je  dirai  seulement  qu9ses 
manchettes  et  son  lourde  gorge  étaient  borr 
dés  d'un  fil  d^  soie  garni  de  pompons  cou- 
leur de  rose.  Cela  me  parut  animer  fort  une 
belle  peau.  Je  vis  ensuite  que  c'était  la  mode 
a  Venise;  et  reflet  en  est  si  charmant,  que 
je  suis  surpris  que  cette  mode  n'ait  jamais 
passé  en  France.  Je  n'avais  point  d'idée  des 
Voinptésqui  m'attendaient.  J'ai  parlé  dcl\l  me. 
de  LiiDia^c  daus  les  transports  que  sou  sou- 
venir me  rend  quelquefois  encore,  mais  qu'elle 
était  vieille  et  laide  et  froide  auprès  de  nmy^n- 
licita  !  Ne  tâchez  pas  d'imaginer  les  charmes 
et  les  grâces  de  cette  fille  enchanteresse,  vous 
resteriez  trop  loin  de  la  vérité.  Les  jeunes 
vierges  des  cloîtres  sont  moins  fraîches,  les 
beautés  du  .'■érail  sont  moins  vives  ,  les  hou- 
jis  du  paradis  sont  moins  piquantes.  Jamais 
si  douce  jouissatice  ncs'odVit  au  ca-nr  et  aux 
sens  d'un  mortel.  Ah,  du  moins  si  je  l'avais 
su  goûter  pleine  et  entière  un  seul  moment  !.... 
Je  la  goûtai  ,  mais  sans  charme.  J'en  émous- 
sai  toutes  les  délices  ;  je  les  tuai  coauue  à  plai- 
sir. Non,  la  nature  ne  ui'a  point  fait  pour 
jouir;  elle  a  uiis  dans  ma  mau\aise  télc    lu 


L  I  V  R  E     V  I  r.  2^3 

poison  (le  ce    bonheur  iiK  fiable  doi)t  elle  a 
mis  l'appétit  dans  mon  cœur. 

S'il  est   une    circonstance    de  ma  vie   qui 
peigne  bien  uion   naturel    c'est  celle  que  je 
vais  raconter.  La  force  avec  laquelle  je  me 
rappelle  en  ce  moment  l'objet  de  mon  livre 
me  fera  raei)ri.ser  ici  la  fausse  bienséance  qui 
m'empêcherait  de  le  remplir,  (^ni  que  vous 
soyicz  ,  qui   voulez    connaître   un    homme 
osez  lire  les  deux  ou  trois  pa^es  qui  suivent 
vous  allczconnaître  h  plein  ./,  J.  Rousseau: 

J'entrai  dans  la  chambre  d'une  courtisane 
comme  dans  le  sanctuaire  de  l'amour  et  de 
la  beauté  ;  j'en  crus  voir  la  divinité  dans  sa 
personne.  Je  n'aurais  jamais  cru  que  sans 
respect  et  sans  estime  on  pût  rien  sentir  de 
pareil  à  ce  qu'elle  me  fit  éprouver.  A  peine 
eiis-)e  connu  ,  dans  les  premières  iamiliaritcs 
le  prix  de  ses  charmes  et  de  ses  caresses 
que  de  peur  d'en  perdre  le  fruit  d'avance, 
je  voulus  me  hâter  de  le  cueillir,  l'out-à- 
coup ,  au-lieu  des  flammes  qui  me  dévoraient, 
je  sens  un  froid  mortel  courir  d:iiis  mes 
veines  :  les  jambes  me  flageolent  ;  et  prêt  à 
me  trouver  mal  ,  je  m'as-sieds  ,  et  je  pleure 
comme  un  enfant. 

Qui  pourrait  dcvi'-ier  la  cause  de  mes  lar- 


28+      LES     CONFESSIONS. 

mes  ,  et  ce  qui  me  passait  par  la  tctc  en  ce 
liicmcnt  ?  Je  me  disais;  cet  objet  dont  je 
dispofc ,  est  le  clicr*d'œuvrc  de  la  nature  et 
de  l'amour;  l'esprit,  le  corps  ,  tout  eu  est 
parfait  ;  clic  est  aussi  bonne  et  géiie'reuse 
qu'elle  est  aimable  et  belle.  Les  grands,  les 
princes  devraient  être  ses  esclaves;  les  sceptres 
devraicîiL  être  à  ses  pieds.  Cependant  la  voilà 
luiséraulc  coureuse,  livrée  au  j->ublic;  un 
€a]);t?cinede  vaisseau  marchand  dispose  d'elle  ; 
elle  vient  se  jeter  a  ma  tête  ,  à  moi  quelle  sait 
qui  n'ai  lien  ,  à  moi  dont  le  mérite  qu'elle  ne 
peut  conî'.aître  doit  être  nul  à  ses  yeux.  Il  y 
a  là  quelque  chost  d'inconcevable.  Ou  mon 
cœur  me  trompe  ,  fascine  mes  sens  ,  et  nie 
r?nd  la  dupe  d'une  indigne  salope  ,  ou  il  faut 
que  quelque  défaut  secret  que  j'ip;uore  , 
déiruise  l'effet  de  ses  charmes  ,  et  la  rend© 
odieuse  à  ceux  qui  devraient  se  la  disputer. 
Je  me  mis  à  chercher  ce  défaut  avec  une 
contention  d'esprit  singulière,  et  il  nz  me 
■vint  pas  même  à  l'esprit  que  la  vérole  p-.it 
y  avoir  part.  La  fraîcheur  de  ses  chairs  , 
l'éclat  de  son  coloris  ,  la  blancheur  de  ses 
dv'iits  ,  la  douceur  de  son  haleine,  l'air  de 
"i-;opreté  répandu  iur  toute  sa  personne, 
«jioJ.a:naicutde  uioi  si  paiiaitciiicul  celle  idée, 

qu'eu 


L  I  V  R  E     V  î  I.  285 

qu'eu  doute  encore  sur  mou  état  depuis  la 
Padoana  ,  je  nie   iesais  plutôt  uu   scrupule 
de  u'ctre  pas  assez  sain  pour  elle,  et  je  suis 
très-pe:suadé  qu'en  cela  ma  conscience    ne 
me  trompait  pas.  Ces  re'flexionssi  bleu  placées 
/n'agitèrent  au  point  d'en  pleurer.  Ziilletta  ^ 
j>our  qui    cela    fcsait  sùremeut  un  spectacle 
tout  nouveau  dans  la   circonstance,   fut  ini 
iuonicnt   iutcrdite.   Mais  ayant  fait  un  tour 
«ie  chambre  et  passé  devant  son  miroir,  elle 
comprit  ,  et  mes  yeux  lui  confirmèrent,  que 
J'j  dégoût  n'avait  point  de  part  à  ce  rat.  Il 
îie  lui  fut  pas  difficile  de  m'en  guérir  et  d'ef- 
facer  cette  petite  honte.  Mais,  au    moment 
que  j'étais  piét   à   pâuier  sur   une   gorge  qui 
semblait   pour   la   première    fois    souSVir   la 
houche  et  la  main  d'uu  homme,  jem'apperçus 
qu'elle  avait  un  teton  borgne.  Je  me  frappe, 
j'cxamitie,  je  crois  voir  que  ce  teton  n'est  pas 
conformé  comme  l'autre.  Me  voilà  cherchant 
dans  ma  tête  comment  on  peut  avoir  un  tctoti 
borgne;  et,  persuadé  que  cela  tenait  h  quel- 
que notable  vice  naturel,  à  force  de  tourner 
et  retourner  cette  idée,  je  vis  ,  clair  comme 
le  jour  ,  que  dans  la  plus  charmante  pcrsonn» 
dont  je  pusse  me  former  l'imas^e,  je  ne  tenais 
dans  mes  bras  qu'une  espèce  de  monstre^  1» 
Mémoires.  Tome  IJ.  R 


2?.6    LES    c  o  N  F  E  S  S  r  o  rr  S. 

rebut  de  la  nature ,  des  hoiumes  et  de  l'amour; 
Je  poussai  la  stupidité  jusqu'à  lui  parler  de 
ce  ictoii  borgne.  Eile  prit  d'abord  la  chose 
en  plaisantant ,  et  dans  son  hnmcur  folâtre 
dit  et  Ht  des  choses  à  nie  faire  mourir  d'amour. 
Mais  i^atdant  un  fond  d'inquiétude,  tel  que 
je  n<^.  pns  lui  caehcr,  je  la  vis  enfin  rougir  , 
ser  j lister,  se  redresser  ,  et,  sans  dire  un  seul 
mol ,  s'aller  mettre  à  sa  fenêtre.  .Te  vouins  m'y 
mettre  à  côté  d'elle  ;  elle  s'en  ôta  ,  fut  s'asseoir 
sur  \\\\  lit  de  repos  ,  se  leva  le  moment 
d'après  ,  et  se  promenant  par  la  chambre  eu 
s'éventant,  me  dit  d'un  ton  froid  et  dédai- 
gneux: j£anetlo  ,  lascia  le  donne  ,  e  sfitdia 
la  malaniatica. 

Avant  de  la  quitter,  je  lui  demandai  pour 
le  lentleuiain  \\\\  autre  rcnd'z-vous  ,  qu'elle 
riiiiit  au  troisième  jour,  en  ajoutant  avec  un 
soiirire  ironique,  qne  )C  devais  avoir  besoia 
de  repos.  Je  passai  ce  teuips  mai  à  mon  aise, 
le  cmir  plein  de  ses  charmes  et  de  ses  grâces  , 
sentant  uiou  extravagance  ,  me  la  reprochant, 
ligreltant  les  moinens  si  mal  emplovès  qu'il 
n'iivait  tenu  qu'à  moi  de  rendre  les  plus  doux 
de  ma  vie  ,  attendant  avec  la  plus  vive  impa- 
tience celui  d'en  rêparerla  perte  ,  et  ne'anmoins 
inquiet  encore,  malgré  que  )'cu  eusse  ,  de 


L  I  V  R  E     V  I  r.  2R7 

«oncilier  les  perfections  de  cette  adorable  tille 
avec  l'indignité  de  son  e'tat.  Je  courus,  je 
volai  chez  clic  à  l'Iicurc  dite.  Je  ne  sais  si 
son  tempérament  ardent  eût  été  pins  content 
de  cette  visite.  Son  orgueil  l'eût  été  du  moins, 
et  je  me  fesais  d'avance  une  jouissance  déli- 
cieuse de  lui  montrer  de  toutes  manières 
comment  je  savais  réparer  mes  torts.  Elle 
m'épargna  cette  épreuve.  Le  gondolier,  qu'en 
abordaut  j'envoyai  chez  elle,  me  rapporta 
qu'elle  était  partie  la  veille  pour  Florence. 
Si  je  n'avais  pas  senti  tout  mon  amour  en 
la  possédant,  je  le  sentis  bien  cruellement 
en  la  perdant.  Mon  regret  insensé  ne  m'a 
point  quitté.  Toute  aimable,  toute  charmante 
qu'elle  était  à  mes  yeux  ,  je  pouvais  me 
consoler  de  la  perdre;  mais  de  quoi  je  n'ai 
pu  me  consoler,  je  l'avoue,  c'est  qu'elle 
n'ait  emporté  de  moi  qu'un  souvenir  mépri- 
sant. 

Voilà  mes  deux  histoires.  Les  dix-huit  mois 
que  j'ai  passés  à  Venise  ne  m'ont  fourni  de 
plus  à  dire  qu'un  simple  projet  tout  au  plus. 
Carrio  était  galant.  Ennuyé  de  n'aller  tou- 
jours que  chez  des  Dlles  engagées  à  d'autres, 
il  eut  la  fantaisie  d'en  avoir  une  à  sou  tour; 
«t  conuue    nous  ctious  inséparables,   il  m^ 

R  2 


288     LES     CONFESSIONS. 

jjroposa  l'arrangenient    peu    rare    à   Venise 
d'eu  avoir  uuc  à  nous   deux.  J'y  consentis. 
Il  s'agissait  de  la  trouver  sûre.  Il  cbercba  tant 
qu'il  déterra  une  petite  Bile  de  onze  à  douze 
ans  ,  que  son  indigne  mère  cherchait  à  vendre. 
Nous  fûmes  la  voir  ensemble.  Mes  eutrailles 
s'cmureut  en  vovant  cette  enfant;  elle  était 
blonde  et  douce  comme  un  agneau  ,  on  ne 
l'aurait  jamais  crue  italienne.  On  vit  pour 
tres-peu  de  cliose  à  Venise  :  nous  donnâmes 
quelque    argent  à  la   mère  ,  et  nous  pour- 
vûmes à  l'entretien  de  la  fille.  Elle  avait  de 
la  voix  ;  pour  lui  procurer  un  talent  de  res- 
source ,   nous  lui  donnâmes  une  épinette  et 
iiu  maître  à  chanter.  Tout  cela  nous  coûtait 
a  peine  à  chacun  deux  seqnins  par  mois  ,  et 
nous  en.  épargnait  davantage  en   autres  de'- 
penses;  mais  comme  il  fallait  attendre  qu'elle 
fût  mûre,  c'était  semer  beaucoup  avant  que 
de  recueillir.  Cependant  ,  contens  d'aller  là 
passer  les  soirées,  causer  et  )ouer  très-inno- 
cemment avec  celte  enfant,  nous  nous  amu- 
sions plus  agréablement  peut-être  que  si  nous 
l'avions  possédée.  Tant  il  est  vrai  que  ce  qui 
nous  attache  le  plus  aux  femmes  ,  est  moins 
la  débauche  qu'un  certain  agrément  de  vivre 
auprès  d'elles.  luseasiblement  mou  cœur  s'at- 


L  I  V  R  E     V  I  r.  2^9 

tachait  à  la  petite  Anzohtta  mais  d'uu 
attachemeut  paternel ,  auquel  les  sens  avaient 
si  peu  de  part,  qu'à  mesure  qu'il  augmentait, 
il  m'aurait  été  moins  possible  de  les  y  faire 
entrer,  et  je  sentais  que  j'aurais  eu  horreur 
d'approcher  de  cette  petite  fille  devenue 
nubile,  comme  d'un  inceste  abominable.  Je 
voyais  les  seutimens  du  bon  Carrio  prendre 
à  son  inscu  le  même  tour.  Nous  nous  ména- 
gions, sans  y  penser,  des  plaisirs  non  moins 
doux  ,  mais  bien  différens  de  ceux  dont  nous 
avions  d'abord  eu  l'idée  ,  et  je  suis  ccrtaiu 
que  ,  quelque  belle  qu'eut  pu  deveuir  cette 
pauvre  enfant,  loin  d'être  jamais  les  corrup- 
teurs de  sou  innocence  ,  nous  en  aurions 
été  les  protecteurs.  Ma  catastrophe  arrivée  peu 
de  temps  après ,  ne  me  laissa  pas  celui  d'avoir 
part  à  cette  bonne  œuvre ,  et  je  n'ai  à  me  louer 
dans  cette  aÉFaire  que  du  penchant  de  moa 

cœur.  Revenons  à  mon  vovage. 
1  .  .         ' 

Mon   prejuier  projet   en    sortant  de   chez 

M.  de  Montaigii  était  de  me  retirer  à  Ge- 
nève ,  en  attendant  qu'un  meilleur  sort , 
écartant  les  obstacles  ,  pût  me  réunir  à  ma 
pauvre  maman  ;  mais  l'éclat  qu'avait  fait 
notre  querelle  ,  et  la  sottise  qu'il  fit  d'eu 
écrire  à  la  cour  ,  me  iireut  prendre  le  parti 

R  % 


290     LES     CONFESSIONS. 

d "aller  moi-même  y  rendre  compte  de  ma 
conduite  ,  et  me  plaindre  de  celle  d'un  lor- 
ceiié.  Je  marquai  de  Venise  uia  résolutioa 
a  M.  du  Thell  ,  chargé  par  intérim  des 
affaires  étrangères  ,  après  la  mort  de  M.  j4vie- 
lot.  Je  partis  aussi-tôt  que  ma  lettre  ;  ;e  pris 
rua  route  par  Bcrgaiiic  ,  Côme  et  Domo 
d'Qssola  :  je  traversai  le  Saint  -  Plomb.  A 
Sion  M.  de  6V/rt/|;^//o«  ,  cliargc  des  aOTaires  do 
France  ,  me  6t  mille  amitiés;  à  Genève  31.  da 
la  Ciosure  m'en  fit  autant.  J'y  renouvelai 
couuaissance  avec  'M.At  Gauffecourt  y  dont 
j'avais  quelque  argent  à  recevoir.  J'avais  tra- 
versé iN'yon  sans  voir  mon  père  ;  non  qu'il 
ne  m^'en  coûtât  extrêmement  ,  maisje  n'avais 
pu  me  résoudre  à  me  montrer  à  ma  belle- 
iiièrc  aj)rès  mon  désastre  ,  certain  qu'elle  me 
jugerait  sans  vouloir  m'écouter.  Le  libraire 
JUu^'illard  ,  ancien  ami  de  mon  père  ,  me 
reprocha  vivement  ce  tort.  Je  lui  en  dis  la 
cause;  et  ,  poiw  le  réparer  sans  m'exposer  à 
voir  ma  bclle-mèrc  ,  )e  pris  wwo.  chaise  ,  et 
nous  fiiuies  ensemble  à  Nyon  descendre  au 
cabaret.  Duvillard  s'en  lut  chercher  moa 
pauvre  père  ,  qui  vint  tout  courant  m'em- 
brasser.  Nous  soupàmes  ensemble,  et,  après 
avoir  passé  uuesoirce  bien  douce  à  mou  cœur. 


L  I  V  R  E    T  I  I.  392 

je  retournai  le  lendemain  matin  à  Genève  avec 
Dui'illard^  pour  qui  j'ai  toiiioms  conservé  de 
la  reeonnais'oaiice  du  bien  qu'il  me  (it  eu  celte 
occasion. 

Mon   plus    court   chemin   n'élait   pas    par 
Lyon,   mais  j'y  voulus   passer  pour  viinlic-r 
une   friponnerie  bien  base  de   M.  de  liJoit; 
taigii.  J'avais  fait  venir  de  Paris  une  pet  te 
caisse  contenant  une    veste    brodée   en    or, 
quelques    paires  de  mancheltes  et  six  pa.res 
de    bas    de    soie    blancs  ;    rien   de   plus.  Sur 
la    proposition  qu'il   m'en   fil   hu-mcuie  ,  je 
fis  ajouter  cette  caisse  ou  plutôt  celte  boite 
à  son  bagage.  Dans  le  mémoire  d'apotlucaire 
qu'il    voulut    me    donner    en    paiement   de 
mes  appointeinens  ,  et  qu'il  avait  écrit  de  sa 
main  ,  il  avait  mis  que  cette  boîte,  qu'il  ap- 
pelait un  ballot,  pesait  onze  q.'.mtanx  ,  et  il 
m'en    avait  passé  le  port  à  un  prix  énorme. 
Par  les  soins    de  JNl.  Boy-Je-la-'/'our  ,   au- 
quel j'étais  recommandé  par  M.  Rognin  soa 
oncle  ,    il    lut    vérilié    sur    les   registres   des 
douaius   de    Lyon    et   de  Marseille   que    le- 
dit   ballot    ne    pesait   que     quarante  -  cinq 
livres,    et  n'avait  payé   le   port  qu'à  raisoa 
de  ce   poids.   Je  joignis  cet  extrait  antlien- 
tique  au  mémoire  de  M.  de  Montaigu  ,  et 

R  4 


192     LES     C  O  Nï'  E  S  SIO  N  ?; 

muui  de  ces  pièces  et  de  plusieurs  autres  d* 
la  liituiC  force  ,  je  uie  rendis  à  Pans  ,  trèst- 
impatient  d'eiifaire  usage.  J'eus  durant  toute 
cette  lonf^ue  route  ,  de  petites  aventures  à 
Côme  ,  eu  Valais  et  ailleurs.  Je  vis  plusieurs 
choses  ,  entre  autres  les  îles  Boromécs  ,  qui 
mériteraient  d'être  dc'crites.  Mais  le  temps 
me  gagne  ,  les  espions  m'obsèdent  ;  je  suis 
force  de  faire  à  la  hâte  et  mal  un  travail 
qui  demanderait  le  loisir  et  la  tranquillité 
qui  me  manquent.  Si  jamais  la  Providence, 
jetant  les  yeux  sur  moi  ,  me  procure  enhu 
des  jours  plus  calmes  ,  je  les  destine  à  re- 
foudre ,  si  je  puis  ,  cet  ouvrage  ,  ou  à  y 
faire  au  moins  un  supplément  dont  je  sens 
qu'il   a  grand  besoin.  (  *  ) 

Le  bruit  de  mon  histoire  m'avait  devancé  , 
et  en  arrivant  je  trouvai  que  dans  les  bureaux 
et  dans  le  public  tout  le  monde  était  scanda- 
lisé des  folies  de  l'ambassadeur.  Malgré  cela, 
malgré  le  cri  pubPc  dans  Venise  ,  malgré  les 
preuves  sans  réplique  que  j'exhibais  ,  je  ne 
pus  obtenir  aucune  justice.  Loin  d'avoir  ni 
satisfaction  ,  ni  réparation  ,  je  fus  même  lais.<é 
à  la   discrétion  de  l'ambassadeur  pour  mes 

(*)  J'ai  renoncé  à  ce  projet. 


L  I  V  R  E    T  I  I.  293 

appointemens^  et  cela  par  l'unique  raison 
que  ,  n'étaut  pas  français  ,  je  n'avais  pas 
droit  à  la  protection  nationale,  et  que  c'était 
une  affaire  particulière  entre  lui  et  moi.  Tout 
le  monde  convint  avec  moi  que  j'étais  offensé, 
lésé,  malheureux  ,  que  l'ambassadeur  était 
un  extravagant  cruel ,  inique  ,  et  que  toute 
cette  affaire  le  déshonorait  à  jamais.  Mais 
quoi  !  il  était  l'ambassadeur  ;  je  n'étais  ,  moi , 
que  le  secrétaire. 

Le  bon  ordre,  ou  ce  qu'on  appelle  ainsi, 
voulait  que  je  n'obtinsse  aucune  justice,  et 
je  n'en  obtins  aucune.  Je  m'imaginai  qu'à 
force  de  crier  et  de  traiter  publiquement  ce 
fou  comme  il  le  méritait  ,  on  me  dirait  à  la 
fin  de  me  taire,  et  c'était  ce  que  j'attendais, 
bien  résolu  de  n'obéir  qu'après  qu'on  aurait 
prononcé.  Mais  il  n'y  avait  point  alors  de 
ministre  des  affaires  étrangères.  On  me  laissa 
clabaudcr,  on  m'encouragea  même,  on  fe- 
sait  chorus  :  mais  l'affaire  en  resta  toujours 
là,  jusqu'à  ce  que,  las  d'avoir  toujours  rai- 
son et  jamais  justice  ,  je  perdis  enfin  cou- 
rage ,  et  plantai  là  tout. 

La  seule  personne  qui  me  reçut  mal  ,  et 
dont  j'aurais  le  moins  attendu  cette  injustice, 
fut  Mme.  dcBuzenval.  Toute  pleine  des  prc- 

R  9 


294     LES     CONFESSIONS. 

rogativcs  du  raiig  et  de  la  noblesse,  clic  ne 
put  jamais  se  inettre  dans  la  tête  qu'un  am- 
bassadeur pût  avoir  tort  avec  son  secrétaire. 
L'accueil  quVlle  uic  lit  fut  conforme    a    ce 
préjugé.  J'en  fus  si  piqué,  qu'en  sortant  de 
chez  elle  je  lui  écrivis  une  des  fortes  et  vives 
lettres  que  j'aie  peut-être  écrites,  et  n'y  suis 
jamais  retourne.  Le  P.  Caste!  me  recul  mieux; 
mais  à  travers  le  patelinage   jésuitique^  je  le 
vis  suivre  assez  lidclement  une   des   grandes 
maximes    de    la   société,  qui  est  d'immoler 
toujours   le  plus  faible  au  plus  puissant.    Le 
vif  sentiment  de  la  justice  de  ma  cause  et  ma 
fierté  naturelle  ne  me  laissèrent  pas  endurer 
patiemment  cette  partialité.  Je  cessai  de  voir 
le  P.  Caste/ ,  et  par-là  d'aller  aux  jésuites  ,  où 
je    ne  connaissais    que   lui  seul.   D'ailleurs , 
l'esprit  tyranniquc   et  intrigant  de  ses  con- 
frères, si  d.ITéreiit  de  la   bonhomie    du  bon 
P.   //t'/net ,  me   donnait   tant  d'éloignenient 
pour  leur  commerce  ,  que  je  n'en  ai  vu  aucua 
depuis  ce  temps-là  ,  si  ce  n'est  le  P.  Berthier 
que  je  vis  deux  ou  trois  fois  cbez  M.  Dvpin^ 
avec  lequel  il  travaillait  de  toute  sa  force  à  la 
réfutation  de  Montesquieu. 

j\clievons,    pour  n'y  plus  revenir  ce  qui 
me  reste  à  dire  de  AI.  de  jSlontaÎMu.  Je  lui 


L  I  T  R  E     V  I  I.  295 

avais  dit  dans  nos  de'mélcs  qu'il  ne  lui  fallait 
pas  uu  secrétaire,  mais  un  clerc  de  procu- 
reur. Il  suivit  cet  avis,  et  me  donna  réclie- 
meut  pour  successeur  un  vrai  procureur^ 
qui,  dans  moins  d'ua  an  lui  vola  vingt  ou 
trente  m^ille  livres.  H  le  cbassa  ;  le  fit  mettre 
eu  prison;  chassa  ses  gentilsliomuus  avec 
esclandre  et  scandale  ,  se  fit  par-tout  des 
querelles,  reçut  des  afTronts  qu'un  valet  n'en- 
durerait pas,  et  finit,  à  forces  de  foiies,  par 
se  faire  rappeler  etrenvoyer  planter  ses  clioux. 
Apparemment  que  parmi  les  réprimandes 
qu'il  reçut  à  la  cour  ,  son  affairfe  avec  moi 
Hc  fut  pas  oubliée.  Du  moins  peu  de  tcmpi 
après  son  retour  il  ui 'envoya  son  maître-d'hô- 
tcl  pour  solder  mou  coui|)tc  et  lue  donner  de 
l'argent.  J'en  uianquais  duiis  ce  uionicnt-là  ; 
mes  dettes  de  Venise  ,  dettes  d  lionnenr  si 
jamais  il  en  fut,  me  pesaient  sur  le  cœur.  Je 
saisis  le  moyen  qui  se  présentait  de  les  ac- 
quitter, de  même  que  le  billet  de  Zanitto 
Anni.Je  reçus  ce  qu'on  voulut  me  donner, 
je  payai  toutes  mes  dettes  ,  et  je  restai  sans 
un  sou  conmie  auparavant,  mais  soulage 
d'un  poids  qui  m'était  insupportable.  Depuis 
lors  je  n'ai  plus  entendu  parler  de  M.  de 
Montaigu  qu'à  sa  mort,  que  j'appris  par  la 

il  6 


296     LES     CONFESSIONS. 

Toix  publique.  Que  Dieu  fasse  paix  à  ce 
pauvre  homme  !  11  était  aussi  propre  au  mé- 
tier d'ambassadeur  que  je  l'avais  été  dans 
xnon  enfjtice  à  celui  de  grapignau.  Cependant 
il  n'avait  tenu  qu'à  lui  de  se  soutenir  hono- 
lablcuxent  par  rues  services  ,  et  de  me  faire 
avancer  rapidement  dans  l'état  auquel  le 
comte  de  Gom-on  m'avait  destiné  dans  ma 
jeunesse  ,  et  dont  par  moi  seul  je  m'étais 
rendu  capable  dans  un  àgc  pins  avancé. 

La  jus  tic  et  l'inutilité  de  mes  plaintes  me  iais- 
scr(  nt  daiisl'anieuu  germcd'indignation  con- 
tre nos  sottes  institutions  civiles  ,  où  le  vrai 
bien  public  et  la  véritable  justice  sont  tou- 
jours sacrifiés  à  Je  ne  sais  quel  ordre  appa- 
rent, destructif  en  effet  de  tout  ordre  ,  et  qiîi 
Me  fait  qu'ajouter  la  sanction  de  l'autoraé 
publiqne  à  ropjics  ion  du  faible  et  à  l'iiii- 
quitc  du  fort.  Deux  choses  erapéclièrcnt  ce 
germe  de  se  développer  pour  lors  comme  il  a 
fait  dans  la  suite;  l'une  qu'il  s'agissait  de 
inoi  dans  celte  affaire  ,  et  que  l'intérêt  privé  , 
qui  n'a  jamais  rien  produit  de  grand  et  de 
noble,  ne  saurait  tirer  de  mon  cœur  les  di- 
Tins  élans  qu'il  n'appartient  qu'au  plus  pur 
amour  du  juste  et  <ln  beau  «l'y  produire. 
L'autre  fut  le    cbaimc  de  l'auiilié  qui  tcui- 


L  I  V  R  E     V  1 1.  297 

perait  et  calmait  ma  colèie  par  l'ascendant 
d'un  sentiment  plus  doux.  J'avais  fait  con- 
naissance à  Venise  avec  un  biscaycn  ,  ami  de 
mon  ami  de  Carrio ,  et  digne  de  l'être  de 
tout  homme  de  bien.  Cet  aimable  jeune 
homme,  né  pour  tous  les  talensetpour  toutes 
les  vertus  ,  venait  de  faire  le  tour  de  l'Italie 
pour  prendre  le  goût  des  beaux-arts;  et  n'i- 
maginant rien  de  plus  à  acquérir  ,  il  voulait 
s'en  rctournçr  en  droiture  dans  sa  patrie,  Je 
lui  dis  que  les  arts  n'étaient  que  le  délassement 
d'un  génie  comme  le  sien  ,  fait  pour  cultiver 
les  sciences  ,  et  je  lui  conseillai  ,  pour  en 
prendre  le  goût,  un  voyage  et  six  mois  de 
séjour  à  Paris.  Il  me  crut,  et  fut  à  Paris,  Il 
y  était ,  et  m'attendait  quand  j'y  arrivai.  Son 
logement  était  trop  crand  pour  lui;  il  m'en 
oftiit  la  moitié;  je  l'acceptai.  Je  le  trouvai 
dans  la  ferveur  des  hautes  connaissances. 
Hicu  n'était  au-dessus  de  sa  portée;  il  dévo- 
rait et  digérait  tout  avec  une  prodigieuse  ra- 
pidité. Comme  il  me  remercia  d'avoir  pro- 
curé cet  aliment  à  son  esprit,  que  le  be^oin 
de  savoir  tourmentait  sans  qu'il  s'en  doutât 
Itu-mêuic  !  Quels  trésors  de  lumières  cl  de 
vertus  je  trouvai  dans  cette  amc  forte  !  Je 
«cutis  que  c'était  l'ami  qu'il  me  fallait  ;  nous 


è98     LES     CONFESSIONS. 

devînmes  intijnes.  Nos  goûts  n'étaient  pas  les 
mèuies  ;  nous  disputions  tou)ours.  Tous  deux 
opiniâtres  ,  nous  n'étions  jamais  d'accord 
sur  rien.  Avec  cela  nous  ne  pouvions  nous 
quitter;  et  tout  eu  nous  contrariant  sans 
cesse,  aucun  des  deux  n'eût  voulu  que  l'autre 
fût  autrement. 

Ignacio  Einmaiinel  de  Altuna  était  nu 
de  CCS  hommes  rares  que  l'Espagne  seule 
produit  ,  et  dont  elle  produit  trop  peu  pour* 
sa  gloire.  Il  n'avaitpasces  violentes  passions 
nationales  communes  dans  son  pays.  L'idé» 
de  la  vengeance  ne  pouvait  pas  plus  entrer 
dans  son  esprit  ,  que  le  désir  dans  son  cœur. 
Il  était  trop  fier  pour  être  vindicatif,  et  je  lui 
ai  souvent  ouï  dire  avec  beaucoup  de  sang- 
froid,  qu'un  tnortel  ne  pouvait  pas  offenser 
son  amc.  Il  était  galant  sans  être  tendre.  Il 
jouait  avec  les  femmes  comme  avec  de  jolis 
enfans.  Il  se  plaisait  avec  le»  maîtresses  de  ses 
amis  ,  mais  je  ne  lui  en  ai  jamais  vu  aucune, 
ni  aucun  d('sir  d'en  avoir.  Les  flammes  de  la 
Tertudont  son  cœur  était  dévoré,  ne  permi- 
rent jamais  à  celles  de  ses  sens  de  naître. 

K  près  ses  voyages  il  s'est  marié  ;  il  est  mort 
jeune,  il  a  laisse  des  enfans  ;  et  je  suis  per- 
suadé,  comtue  de    mou  existence  ,  que  sa 


L  I  V  R  E     V  I  r.  299 

fenirae  est  la  première  et  la  seule  qui  lui  ait 
fait  connaitre  les  plaisirs  de  l'amour.  A  l'ex- 
térieur il  e'tait  dévot  comme  un  espagnol  , 
mais  en  dedans  c'était  la  piété  d'un  ange. 
Hors  moi  ,  je  n'ai  vu  que  lui  seul  de  tolé- 
rant depuis  que  j'existe.  Il  ne  s'est  jamais 
informé  d'aucun  homme  comment  il  pensait 
«n  matière  de  religion.  Que  son  ami  fût  juif, 
protestant,  turc,  bigot ,  athée  ,  peu  lui  im- 
portait, pourvu  qu'il  fut  honnête  homme. 
Obstiné  ,  têtu  pour  des  opinions  indifférentes, 
dès  qu'il  s'agissait  de  religion  ,  même  de 
morale,  il  se  recueillait ,  se  taisait,  ou  disait 
simplement  :  je  ne  suis  chargé  que  demoi.  Il 
est  incroyable  qu'on  puisse  associer  autant 
d'élévation  d'arae  avec  un  esprit  de  détail 
porté  jusqu'à  la  minutie.  Il  partageait  et 
fixait  d'avance  l'emploi  de  sa  journée  par 
heures,  quarts  d'heures  et  minutes,  et  sui- 
vait cette  distribution  avec  un  tel  scrupule, 
que  si  l'heure  eût  sonné  taudis  qu'il  lisait  sa 
phrase,  il  eût  fermé  le  livre  sans  achever.  De 
toutes  ces  mesures  de  temps  ainsi  rompues, 
il  y  en  avait  pour  telle  étude  ;  il  y  en  avait 
pour  telle  autre  :  il  y  en  avait  pour  la  réflexion, 
pour  la  conversation  ,  pour  roHice  ,  pour 
Locke,  pour  le  rosaire,  pour  les  visites,  pour  1» 


Soo     LES     C  O  N  F  F,  S  <?  I  O  N  S, 

musique  ,  pour  la  peinture  ;  et  il  n'y  avait  ni 
plaisii-,ni  tentation,  ni  complaisance  qui  ymt 
intervertir  cet  ordre.  Un  devoir  a  remplir  seul 
l'aurait  pu.Quaud  ilmefesaitia  liste  deses dis- 
tributions ,  afin  que  je  m'y  conformasse  ,  je 
commençais  par  rire,  et  je  finissais  par  pleu- 
rer d'admiration.  Jamais  il  negénait  persounc 
ni  ne  supportait  la  gène  ;  il  brusquait  les 
gens  qui  par  politesse  voulaient  le  gêner.  Il 
était  emporté  sans  être  boudeur.  Je  l'ai  vu 
souvent  en  colère  ,  mais  je  ne  l'ai  jainals  vu 
fâche,  Rienu'était  si  gai  que  son  humeur;  il 
•  ■^entendait  raillerie,  et  il  aimaità  railler.  Il 
5-  brillait  même  ,  et  il  avait  le  talent  de  l'epi- 
gramme.  Quand  on  l'animait  il  était  bruyant 
et  tapageur  en  paroles  ;  sa  voix  s'entendait 
de  loin:  mais  tandis  qu'il  criait ,  on  le  voyait 
sourire,  et  tout  à  travers  ses  emportemeus  il 
kii  venait  quelque  mot  plaisant  qui  fesait 
éplater  tout  le  monde.  Il  n'avait  pas  plus  le 
tciutcspagnolquc  le  phlegme.  il  avait  la  peau 
blanche ,  los  joiics  colorées  ,  les  cheveux  d'un 
chàtam  presque  blond.  Il  était  grand  et  bien 
fait.  Son  corps  fut  formé  pour  loger  soname. 
Ce  sage  de  cœur,  ainsi  que  de  tcte  ,  s© 
connaissait  en  hommes ,  et  fut  mon  ami.  C'est 
toute  ma  réponse  à  quiconque  uc  l'est   pas. 


L  I  Y  R  E     V  I  T.  3oï 

Nous  nous  liâmes  si  bien ,  que  nous  fttues  1© 
projet  de  passer  nos  jours  ensemble.  Je  devais,' 
dans  quelques  années,  aller  h  Ascoytia  pour 
vivre  avec  lui  dans  sa  terre. Toutes  les  parties  do 
ce  projet  furent  arrauge'es  entre  nou;;  la  veille 
de  son  départ.  11  n'y  manqua  que  ce  qui  no 
dépend  pas  des  hommes  dans  les  projets  les 
mieux  concertes.  Lesévcncmens  postérieurs, 
mes  désastres,  son  uiôriac;c,  sa  mort  enliii 
nous  ont  séparés  pour  toujours.  On  dirait 
qu'il  n'y  a  que  les  noirs  complots  des  mé- 
dians qui  réussissent,  les  projets  innocens 
des  bons  n'ont  presque  jamais  d'accomplis- 
sèment. 

j\yant  senti  l'ineonvéïiient  de  la  dépen- 
dance ,  je  nie  promis  bici  de  ne  m'y  plus 
exposer.  Ayant  vu  renverser  dèsjeur  naissance 
les  projets  d'ambition  que  l'occasion  m'avait 
fait  former,  lebutéde  rentrer  dans  lércarrière 
que  j'avais  s';  bien  commencée,  et  dont  néan- 
moins je  venais  d'être  expulsé,  je  résolus 
de  ne  plus  m'attachera  personne,  mais  de 
rester  dans  l'indépendance  en  tirant  parti 
de  mes  talens,  dont  enlin  je  comuiencais  à 
sentir  la  mes-ire  ,  et  dont  j'avais  trop  modes- 
tement pensé  jusqu'alors.  Je  repris  le  trtivail 
dç  mou  opéra  que  j'a\aib  interrompu   pour 


3o2      T,  E  s     r  O  N  F  E  S  S  I  O  NS. 

aller  à  Venise  ;  et  pour  m'y  livrer  plus  tran- 
quillcuietit  ,  après  le  départ  A' Altutia  ,  je 
retonniai  loger  à  mon  ancien  hôtel  vSaint- 
Qiientin  ,  qui  ,  dans  un  quartier  solitaire 
et  peu  loin  du  Luxembourg,  lu'e'tait  plus 
commode  pour  travailler  à  moa  aise  que  la 
bruyante  rue  Saint- Honore. 

Là  m'attendait  la  seule  consolation  que 
le  ciel  m'ait  fait  goûter  dans  ma  misère  ,  et 
qui  seule  me  la  rend  supportable.  Ceci  n'est 
pas  uneconnaissaiice  passagère  ;  )c  dois  entrer 
dans  quelque  détail  sur  la  manière  dont  elle 
se  tt. 

Nous  avions  une  nouvelle  hôtesse  qui  était 
d'Orléans.  Elle  prit  pour  travailler  en  linge 
une  fille  de  son  pays,  d'environ  vingt-deux 
à  vingt-trois  ans,  qui  mangeait  avec  nous 
ainsi  que  l'hôtesse.  Cette  611e  ,  appelée  Thérèse 
Je  P'asseitr  ,  était  de  bonne  famille.  Soa 
père  était  ollicier  de  la  monnaie  d'Orléans,  sa 
itièrc  était  marchande.  Ils  avaient  beaucoup 
d'eufans.  La  monnaie  d'Orléans  n'allant  plus, 
le  père  se  trouva  sur  le  pavé  ;  la  mère  , 
ayant  essuyé  des  banqueroutes  ,  fit  mal  ses 
alFaires,  quitta  le  coiiuncrce  ,  et  vint  à  Paris 
avec  son  mari  et  sa  h  Ile  qui  les  UQurrisuait 
tous  trois  de  soa  travail. 


L  I  V  R  E     V  I  I.  3o3 

La  première  fois  que  je  vis  paraître  cette 
£lle  à  table,  je  fus  frappé  de  sou  iiiaiiitiea 
modeste  ,  et  plus  encore  de  son  regard  vif 
et  doux,  qui  pour  moi  n'eut  jamais  son 
semblable.  La  table  était  compose'e  ,  outre  M. 
A^  Bonne/ond  ,  de  plusieurs  abbés  irlandais, 
gascons  ,  et  autres  gens  de  pareille  étoffe. 
îîotre  hôtesse  elle-iticrne  avait  rôli  le  balai  : 
il  n'y  avait  là  qne  uioi  seul  qui  parlât  et  se 
comportât  décemment.  On  agnca  la  petite;  je 
prissadéfciise.  Aussi-tôt  les  bardons  tombèrent 
sur  moi.  (^uand  je  n'aurais  eu  naturellement 
aucun  goiit  pour  cette  pauvre  fille,  la  com- 
passion ,  la  contradiction  m'en  auraient 
donné.  J'ai  toujours  aimé  l'honnêteté  dans 
les  manières  et  dans  les  propos,  sur-tout  avec 
le  sexe-  Je  devins  hautement  son  champion. 
Je  la  vis  sensibi»  à  mes  soins ,  et  ses  regards  , 
animés  par  la  reconnaissance  qu'elle  n'osait 
exprimer  de  bouche  ,  n'eu  devenaient  que 
plus  pénétrans. 

Elle  était  très-timide  ;  je  l'étais  aussi.  La 
liaison  que  cette  disposition  commiuic  sem- 
blait éloigner,  se  lit  pourtant  très-rapidement. 
L'hôtesse  qui  s'en  apperçut,  devint  furieuse  , 
et  ses  brniali  tés  avancèrent  encore  mes  affaires 
auprès   de  la  petite  ,  qui  ,  n'ayant  d'appui 


3o4     LES     CONFESSIONS. 

que  moi  seul  dans  la  maison  ,  me  voyait 
sortir  avec  peine  ,  et  soupirait  après  le  retour 
de  sou  protecteur.  Le  rapport  de  nos  cœurs, 
le  concours  de  nos  dispositions  eut  bientôt 
fait  sou  effet  ordinaire.  Elle  crut  voir  en  moi 
un  honnête  lioiume  ;  elle  ne  se  trompa  pas. 
Je  «rus  voir  eu  elle  une  fille  sensible,  simple 
et  sans  coquetterie  ;  je  ne  me  trompai  pas 
non  plus.  Je  lui  déclarai  d'avance  que  je  ne 
l'abandonnerais  ni  ne  l'épouserais  jamais. 
L'auiourj  l'estime ,  la  sincérité'  naïve  furent 
les  ministres  de  mon  triomphe,  et  c'était 
parce  que  son  cœur  était  lendre  et  honnét» 
que  je  fus  heureuv  sans  être  entreprenant, 

La  crainte  qu'elle  eut  que  je  ne  me  fâ- 
chasse de  ne  pas  trouver  en  elle  ce  qu'elle 
croyait  que  j'y  cherchais,  recula  mon  bon- 
heur plus  que  toute  autjre  chose.  Je  la  vis 
interdite  et  confuse  avant  de  se  rendre  ; 
vouloir  se  faire  entendre  ,  et  n'oser  s'expli- 
quer. Loin  d'imaginer  la  véritable  cause  de 
son  embarras,  j'en  imaginais  une  bien  fausse 
et  bieninsultatite  pour  ses  mœurs,  et  croyant 
qu'elle  m'avertissait  que  ma  santé  courait 
des  risques  ,  je  tombai  dans  des  perploxite's 
qui  ne  me  retinrent  pas,  mais  qui,  durant 
plusieurs  jours   empoisonnèrent  mon  boa- 


L  I  V  R  E     V  1  I.  ?oi 

heur.  Couiine  nous  ne  nous  entendions  point 
l'un  l'antre,  nos  entretiens  à  ce  sujet  étaient 
autant  d'énigmes  et  d'aœphigouiis  plus  que 
risibles.  Elle  fut  prêle  à  me  croire  absolu- 
ment fou;  je  fu«  prêt  à  ne  savoir  plus  que 
penser  d'elle.  £u6.d  nous  nous  expliquâmes  : 
«lie  me  fit  en  pleurant  l'aveu  d'une  faute 
unique  au  sortir  de  l'enfance,  fruit  de  sou 
ignorance  et  de  l'adresse  d'un  séducteur.  Si- 
tôt que  je  la  compris,  je  fis  un  cri  de  joie  : 
pucelage  !  m'écriai-je  ;  c'est  bien  à  Paris  ,  c'est 
bien  à  viugt  ans  qu'on  en  cbercbe  !  Ah,  ma 
Thérèse  !\G  suis  trop  heureux  de  te  posséder 
«âge  et  saine,  et  de  ne  pas  trouver  ce  que  je 
ne  cherchais  pas. 

Je  n'avais  cherché  d'abord  qu'à  m»  donner 
un  auuispnicnt.  Je  vis  que  j'avais  plus  fait, 
et  que  je  m'étais  dojiué  une  compagne.  Un 
peu  d'habitude  avec  cette  excellente  fille  , 
un  peu  de  réflexion  sur  ma  situation  ,  me 
firent  sentir  qu'en  ne  songeant  qu'à  mes 
plaisirs  ,  j'avais  beaucoup  fait  pour  mon 
bonheur.  Il  me  fallait  à  la  place  de  l'ambi- 
tion éteinte,  un  sentiment  vif  qui  remplît 
mou  cœur.  Il  fallait,  pour  tout  dire,  un 
successeur  à  ma  uiatnan  -,  puisque  je  ne  dev  ais 
plus  vivre  avecell*,    il  me  fallait  quelqu'ua 


3o6     LES    CONFESSIONS. 

qui  vécût  avec  son  élève,  et  en  qui  )e  trouvasse 
la  simplicité  ,  la  docilité  de  cœur  qu'elle  avait 
trouvée  en  moi.  Il  fallait  que  la  douceur  de 
la  vie  privée  et  domestique  me  dédommageât 
du  sort  brillant  auquel  je  renonçais.  (,)uand 
j'étais  absolument  seul  ,  raoncœur  était  vide, 
mais  il  n'en  fallait  qu'un  pour  le  remplir.  Le 
aort  m'avait  ôlé  ,  m'avait  aliéné  ,  du  moins  en 
partie,  celui  pour  lequel  la  nature  m'avait 
fait.  Dès-lors  j'étais  seul  ,  car  il  n'y  eut  jamais 
pour  moi  d'intermédiaire  entre  tout  et  rien. 
Je  trouvai.s  dans  Thérèse  le  supplément  dont 
j'avais  besoin  ;  par  clic  je  vécus  heureux  au- 
tant que  je  pouvais  l'être,  selon  le  cours 
des  évènemens. 

Je  voulus  d'abord  former  son  esprit.  J'y 
perdis  ma  peine.  Son  esprit  est  ce  que  l'a  fjit 
la  nature  :  la  culture  et  Us  soins  n'y  prennent 
pas.  Je  ne  rougis  pas  d'avouer  qu'elle  n'a  ja- 
mais bien  su  lire  ,  quoiqu'elle  écrive  passable- 
ment, (^uand  j'allai  loger  dans  la  rue  neuve 
des  Petits-Champs,  j'avais  à  l'hôtel  de  Pont- 
chartram  ,  vis-à-vis  mes  fenêtres  ^wn  cadran 
sur  lequel  je  m'efforçai ,  durant  plus  d'un 
miois  , à  lui  faire  connaître  les  heures.  A  peine 
les  connaît -elle  encore  à  prcsnit.  Elle  n'a 
jamais  pu  suivie  l'ordre  dee  douze  mois  de 


L  I  V  B  E     T  I  r.  S07 

l'année  ,  et  ne  connaît  pas  un  senl  chiËFie  , 
nial-ié  tous  les  soins  que  j'ai  pris  pour  les  lui 
montrer.  Elle  ne  sait  ni  compter  l'argent  ,  ni 
le  prix  d'aucune  chose.  Le  mot  qui  lui  vient 
en  pariant  est  souvent  l'oppose  de  celui  qu'elle 
veut  dire.  Autrefois  j'avais  fait  un  diclion- 
naire  de  ses  phrases  pour  amuser  Mme.  de 
Luxembourg  y  et  ses  quiproquo  sont  devenus 
célèbres  dans  les  sociélés  où  j'ai  ve'cu.  Mais 
cette  personne  si  bornée  ,  et ,  si  l'on  veut ,  si 
stupide  ,  est  d'unconseil  excellent  dans  les  oc- 
casions dilhciles.  Souvent  en  Suisse,  en  An- 
gleterre, eu  France;  dans  les  catastrophes  où 
je  me  trouvais  ,  elle  a  vu  ce  que  je  ne  voyais 
pas  moi-même  ;  elle  m'a  donné  les  avis  les 
meilleurs  à  suivre  ;  elle  m'a  tiré  des  dangers 
où  je  me  précipitais  aveuglément;  et  devant 
les  dames  du  plus  haut  rang  ,  devant  les 
grands  et  les  princes,  ses  sentimeus  ,  son  boa 
sens  ,  ses  réponses  et  sa  conduite  lui  eut 
attiré  l'estime  universelle  ,  et  à  moi,  sur  son 
mérite  ,  des  couiplimcns  dont  je  sentais  la  sin- 
cérité. 

Auprès  des  personnes  qu'on  aime  ,  le  sen- 
timent nourrit  l'esprit  ainsi  que  le  c(Eur,et 
l'on  a  peu  besoin  de  ckcrckcr  ailleurs  des 
idées. 


So8     LES     CONFESSIONS. 

Je  vivais  avec  ma  Thérèse  aussi  agréable- 
ment qu'avec  le  p!us  beaugéuie  de  l'univers. 
Sa  uièie  ,  lière d'avoir  élé  jadis  élevée  auprès 
de  la  marquise  de  Monpipeau  ,  fesait  le  bel 
esprit,  voulait  diriger  le  sien,  et  giitait  par 
^on  astuce  la  sinij)licité  de  notre  coinuierce. 

L'ennui  de  cetrc  importunité  me  lit  uu 
peu  sunnonter  la  sotte  lionte  de  n  oser  nie 
îuontrer  avec  Thérisc  en  [jubiie  ;  cl  nous 
fesions  tête-à-tête  de  petites  prom;  .iddcs 
cbanipètrcs  et  de  petits  goûtés  qui  m'ciaicnt 
délicieux.  Je  voyais  ejuelk  inauuait  sincè- 
rement,  et  cela  redoi.biiiit  iua  tendresse.  Otie 
douce  intimité  nie  tenait  lieu  de  tout:  l'ave- 
nir ne  uie  toue'nait  plus  ,  ou  ne  uie  touLliait 
que  comuu^  !;•  présent  proli)i!|^é  :  je  ne  desirais 
lieu  que  d'en  assurer  la  duit'»-. 

Cet  a  ttacbement  inc  rendit  toute  autre  dis- 
sipation superQue  et  iiisiuidc.  Je  ne  sortais 
plus  qucpouraller  cliez  1  héresc^  sadcuuurc 
devint  [)rcsquc  la  mienne.  C'ctte  ve  retirée 
dcvintsi avantageuse  pour  mon  travail,  qu'en 
moins  de  trois  mois  mon  opéra  tout  entier 
fut  fait,  parole»  et  musique,  il  restait  seule- 
ment quelques  iiccoîupagncmcns  et  remplis- 
sages à  faire.  Ce  travail  de  luanoeuvre  ui'en- 
auyait  fort.  Je  proposai  à  PhUidor  de  s'en 

cliarger, 


L  1  V  Pv  E     V  I  T.  3o9 

charger  ,  en  lui  domiant  part  au  bénéfice.  Il 
vint  deux  fois,  et  ût  quelques  remplissages 
dans  l'acte  ^Ot'ide:  mais  il  ne  put  se  capti- 
vera ce  travail  assidu  pour  un  profit  éloigne', 
et  même  incertain.  11  ne  revint  plus ,  et  j'a- 
chevai ma  besogne  moi-même. 

Mon  opéra  fait,  il  s'agit  d'en  tirer  parti  : 
c'était  un  autre  opéra  bien  plus  difficile.  Oa 
ne  vient  à  bout  de  rien  à  Paris  quand  oa 
y  vit  isolé.  Je  pensai  à  me  faire  jour  par 
M.  de  la  Poplinière,  chez  v^xGaujff'ecourt,  de 
retour  de  Genève,  m'avait  introduit.  M.  do 
la  Popliniere  ,  é\.Ki\i\t  Mécène  à.&  Jia/neaii  : 
Mme,  de  la  Popliniere  était  sa  très-humble 
écolière.  Rameau  fesait,  comme  on  dit  ,  la 
pluie  et  le  beau  temps  dans  cette  maison.  Ju- 
geant qu'il  protégerait  avec  plaisir  l'ouvrage 
d'un  de  ses  disciples  ,  je  voulus  lui  inonirer 
le  mien.  Il  refusa  de  le  voir,  disant  qu'il  ne 
pouvait  lire  des  partitions  ,  et  que  cela  le 
fatiguoit  trop.  L,a  Popliniere  dit  là-dessus 
qu'on  pouvait  le  lui  faire  entendre  ,  et  m'ollrit 
de  rassembler  des  nmsiciens  pour  en  exécuter 
des  morceaux  :  je  ne  demandais  pas  mieux. 
Hameau  consentit  en  gromelant  j  et  lépétant 
sans  cesse  que  ce  devait  être  une  belle  chose 
que  de  la  composition  d'iîii  huniuic  qui 
Mémoires.  Tome  il,  ii 


::!iO 


LES     CONFESSIONS. 


n'était  pas  enfaut  de  la  balle,  et  qui  avait 
appris  la  musique  tout  seul.  Je  uie  hâtai  de 
tirer  eu  parties  cinq  ou  six  morceaux  choisis. 
On  me  donna  une  dixaine  de  sym|)honistes  ; 
et  pour  chanteurs  ,  ydlbert ,  BérardiiX.  Mlle. 
Boiirhoiinois.  Rameau  commença  ^  dès 
l'ouverture,  à  faire  entendre  ,  perses  c'iojics 
outrés  ,  qu'elle  ne  pouvait  ctre  de  moi.  Il  ne 
laissa  passer  aucun  morceau  sans  donner  des 
signes  d'impatience  :  maisàuu  air  de  haute- 
contre  dont  le  chant  était  mâle  et  sonore, 
et  l'accompagnement  très-brillant,  il  ne  put 
plus  se  contenir;  il  m'apostropha  avec  wnç, 
brutalité  qui  scandalisa  tout  le  inonde  , 
soutenant  qu'une  partie  do  ce  qu'il  venait 
d'entendre  était  d'un  homme  consommé 
dans  l'art  et  le  reste  d'un  ignorant  qui  ne 
savait  pas  même  la  musique;  et  il  est  vrai 
que  mon  travail  inégal  et  sans  règle  ,  était 
tantôt  sublime  et  tantôt  trcs-plat  ,  comme 
doit  être  celui  de  quiconque  ne  s'élève  que 
par  quelques  élans  de  génie  ,  et  que  la  science 
ne  soutient  point.  Hameau  prétendit  ne  voir 
eu  moi  qu'un  petit  pillard  sans  talent  et  sans 
goût.  Les  assistans  ,  et  sur-tout  le  maître 
de  la  maison  ,  ne  pensèrent  pas  de  mruir. 
jM.  de  Richelieu  j   qui    dans    ce  temps  -  là 


L  I  V  R  E     V  I  r.  3it 

voyait  beaucoup  M.  et  Mme.  de  laPoplinière, 
ouït  parler  de  mou  ouvrage  ,  et  voulut  l'en- 
tendre tu  entier,  avec  le  pro;et  de  le  faire 
douiier  à  la  cour  s'il  eu  était  content.  11  fut 
e^^ccutcà  grand  chœur  et  eu  grand  orchestre  , 
aux  frais  du  roi,  chez  M.  de.  lioimep'al  , 
intendant  des  menus.  Francœur  dirigeait 
l'exécution.  L'effet  en  fut  surprenant  :  M.  le 
Duc  ne  cessait  de  s'écrier  et  d'applaudir;  et 
à  la  En  d'un  choeur,  dans  l'acte  du  Tasse  ^ 
il  se  leva  ,  vintà  moi ,  et  my  serrant  la  main  ; 
«  M.  Ilousseau  ,me  dit-il  ,  voilà  de  l'harmo- 
«  nie  qui  transporte.  Je  n'ai  jamais  rien 
«  entendu  de  plus  beau  :  je  veux  faire  donner 
«  cet  ouvrage  à  V^ersailies.  » 

Mme.  de  la  Poplinière  qui  était  là  ,  uc 
dit  pas  un  mot.  liatneau  ,  quoiqu'invité  ,n'y 
avait  pas  voulu  venir.  Le  lendemain  Mme. 
de  fa  Poplinière  me  lit ,  à  sa  toilette  ,  un  ac- 
cueil fort  dur,  affecta  de  rabaisser  ma  pièce  , 
et  me  dit  que  ,  quoiqu'un  peu  de  clinquant 
eût  d'abord  ébloui  M.  de  Richelieu  ,  il  ea 
était  bien  revenu,  et  qu'elle  ne  me  conseil- 
lait pas  de  compter  sur  mon  opéra.  M.  le 
Duc  arriva  peu  après  ,  et  me  tint  un  tout 
autre  langage  ,  me  dit  des  choses  llatleusessur 
jues  talcus,  et  me  parut   toujours  disposé  à 


Si  2     LES     CONFESSIONS. 

faire  donner  ma  pièce  devant  le  roi.  Il  n'y 
a  ,  dit-il ,  que  l'acte  du  Tasse  qui  ue  peut  pas- 
ser à  la  cour  :  il  en  faut  faire  un  autre.  Sur 
ce  seul  mot  j'allai  ni 'enfermer  chez  moi  ,  et 
dans  trois  semaines  j'eus  fait ,  à  la  place  du 
Tasse ,  un  autre  acte,  dont  le  sujet  était 
Hésiode  inspiré  par  une  Muse.  Je  trouvai  le 
secret  de  faire  passer  dans  cet  acte  une  partie 
de  l'histoire  de  mes  talens  ,  et  de  la  jalousie 
dont  Rameau  voulait  bien  les  honorer.  Il  y 
avait  dansée  nouvel  acte  uneélévationmoins 
gigantesque  et  mieux  soutenue  que  celle  du 
Tasse  La  musique  en  était  aussi  noble  etbcau- 
coup  mieux  faite  ;  et  si  les  deux  autres  actes 
avaient  valu  celui-là,  la  pièce  entière  eût 
avantageusement  soutenu  la  représentation  ; 
mais  tandis  que  j'achevais  de  la  mettre  en 
état  ,  une  autre  entreprise  suspendit  l'csécu- 
tion  de  celle-là. 

L'hiver  qui  suivit  la  bataille  deFontcnoi  il 
y  eut  beaucoup  de  fctes  à  Versailles  ,  entre 
autres  plusieurs  opéra  au  théâtre  des  petites 
écuries.  De  ce  nombre  fut  le  drame  de  /  'ol- 
taire  ^  intitulé  la  princesse  de  Navarre  y 
dont  Rameau  avait  fait  la  musique  ,  et  qui 
venait  d'être  changé  et  réformé  sous  le  nom 
des  Fêtes   de   Jtiamire.   Ce    nouveau    sujet 


L  I  V  R  E     V  I  I.  SiS 

iàemandait  plusieurs  cbangcmens  aux  diver- 
tîssemeiis  de  l'ancien ,  tant  dans  les  vers  que 
dans  la  musique. 

Il  s'agissait  de  trouver  quelqu'un  qui  pût 
remplir  ce  double  objet,  f'oltaire  y  alors  en 
Lorraine,  et  Rameau  ,  tous  deux  occupe's 
pour  Topera  du  Temple  de  la  gloire,  ne  pou- 
Tant  donner  des  soins  à  celui-là  ,  M.  de 
Hichelieu  pensa  à  moi ,  me  fît  proposer  de 
tn'en  charger  ;  et  pour  que  je  pusse  examiner 
mieux  ce  qu'il  y  avait  à  faire  ,  il  m'envoya 
sépare'ment  le  poème  et  la  musique.  Avant 
toute  chose  je  ne  voulus  t(>ucher  aux  paroles 
que  de  l'aveu  de  l'auteur ,  et  je  lui  écrivis  à 
ce  sujet  une  lettre  très-honncte  et  inémc  res- 
pectueuse ,  comme  il  convenait.  Voici  sa 
réponse. 

i5  décembre  1745. 

«  Vous  réunissez,  Monsieur,  deux  taleni 

«  qui  ont  toujours  été  séparés  jcisqu'à  pré- 

«  sent.  Voilà  déjà  deux  bonnes  raisons  pour 

«  moi  de  vous  estimer  ,  et  de  cherchera  vous 

«<  aimer.  Je  suis  fâché  pour  vous  que  vous 

«  employiez  ces  deux  talens  à  un  ouvrage 

«  qui  n'en  tst  pas  trop  digne.  Il  y  a  quel- 


Si4     LES     CONFESSIONS. 

«  ques  mois  que  M.  le  duc  de  Richelieu 
«  m'ordonna  absolumcut  de  faire  eu  ua 
H  olin-d'cfil  une  petite  et  mauvaise  esquisse 
«  de  quelques  scènes  insipides  et  tronquées  , 
«  qui  devait  s'ajuster  à  des  divertissemeus 
«  qui  ne  sont  point  faits  pour  elles.  J'obéis 
«  avec  la  plus  graude  exactitude  ,  je  fis  trcs- 
«  vite  et  très  mal.  J'envoyai  re  misérable 
«  eroquis  à  M.  le  duc  de  Kichelieu  ,  comp- 
«  tant  qu'il  ne  servirait  pas  ,  ou  que  je  le 
«.  corrigerais.  Heureusement  il  est  entre  vos 
«  mains,  vous  en  êtes  le  maître  absolu;  j'ai 
«  perdu  entiorement  tout  cela  de  vue.  Je  ne 
«  doute  pas  que  vous  n'ayiez  rectiac  toutes 
«  les  fautes  échappées  nécessairement  dans 
«  une  composition  si  rapide  d'une  simple 
«  esquisse,  que  vous  n'a%i?z  supplée  à  tout, 
«  Je  me  souviens  qu'entre  autres  balour- 
«  dises,  il  n'est  pas  dit  dans  ces  scènes  qui 
«  lient  les  divcrtissemcns  ,  conuncnt  la  j)rin-- 
«  cesse  Grenadine  passe  tout  d'un  ci)up 
«  d'unç  prison  dans  un  jardin  ou  dans  un 
«  palais.  Comme  ce  n'est  poiut  uu  magicien 
«  qui  lui  donne  des  fctcs  ,  mais  un  seigneur 
«  espagnol  ,  il  me  semble  que  rien  ne  doit 
m  se  faire  par  onchantcmeut.  Je  vous  prie, 
«  Monsieur,  de  vouloir  bien  revoir  cet  eu- 


LIVRE     VII.  Si  5 

«  droit,  dont  je  n'ai  qu'une  idée  confuse. 

«  Voyez  s'il  est  nécessaire  que  la  piisou 
«  s'ouvre  ,  et  qu'on  fasse  passer  notre  prin- 
«  cesse  de  cette  prison  dans  un  beau  palais 
«t  dore'  et  verni  ,  préparé  pour  elle.  Je  sais 
»  très-bien  que  tout  cela  est  fort  misérable  , 
«  et  qu'il  est  au-dessous  d'un  être  pensant 
«  de  faire  une  affaire  séiùensc  de  ces  baga- 
«  telles;  mais  enfin,  puisqu'il  s'agit  de  dé- 
«  plaire  le  moins  qu'on  pourra ,  il  fautmettre 
«  le  plus  de  raison  qu'on  peut,  iiiéme  dans 
«   un  mauvais  divertissement  d'opéra. 

«  Je  me  rapporte  de  tout  à  vous  et  à 
«  M.  Ballot  ,  et  je  compte  avoir  bientôt 
«  l'honneur  de  vous  faire  mes  remercîmcns 
«  et  de  vous  assurer  ,  Monsieur  ,  à  quel 
«   point  j'ai  celui  d'être  ,    etc.   » 

(^n'on  ne  soit  pas  surpris  de  la  grande 
politesse  de  cette  lettre  comparée  aux  autres 
lettres  dcmi-cavalicres  qu'il  m'a  écrites  depuis 
ce  temps-là.  Jl  me  crut  en  grande  faveur 
auprès  de  M.  de  lliclielieu  ,•  et  la  souplesse 
courtisanne  qu'on  lui  connaît  l'obligeait  à 
beai4conp  d'égards  pour  un  nouveau  venu  , 
jusqu'à  ce  qu'il  coniuït  mieux  la  mesure  de 
sou  crédit. 

Autorisé  par  31.  de  f'oltaire  ,  et  dispensé 


3i6     LES     CONFESSIONS. 

de  tous  égards  pour  Rameau  ,  qui  ne  clier- 
chait  qu'à  me  uuire  ,  je  me  mis  au  travail  , 
et  en  deux  mois  ma  besogne  fut  faite.  Elle  se 
borna  ,  quant  aux  vers ,  à  très-peu  de  chose. 
Je  tâchai  seulement  qu'où  n'y  sentît  pas  la 
diEFe'rence  des  styles,  et  j'eus  la  présomption 
de  croire  avoir  réussi.  ]Mon  travail  en  musique 
fut  plus  long  et  plus  pénible.  Outre  que  j'eus 
à  faire  plusicursmorceaux  d'appareil ,  et  entre 
autres  l'ouverture  ,  tout  le  récitatif  dont 
j'étais  chargé  ,  se  trouva  d'une  difBculté 
exticme,  en  ce  qu'il  fallait  lier,  souvent  eu 
peu  de  vers  ,  et  par  des  modulations  très- 
rapides  ,  des  symphonies  et  des  chœurs  dans 
des  tons  fort  éloignés  ;  car  pour  que  Rameau 
ne  m'accusât  pas  d'avoir  dcliguré  ses  airs  , 
je  n'en  voulus  changer  ni  transposer  aucun. 
Je  réussis  à  ce  récitatif.  Il  était  bien  accentué  , 
plein  d'énergie  ,  et  sur-tout  excellemment 
modulé.  L'idée  des  deux  hommes  supérieurs 
auxquels  on  daignnit  m'associer  m'avait  élevé 
le  génie  ,  et  je  puis  dire  que  dans  ce  travail 
ingrat  et  sans  gloire  ,  dont  le  public  ne  pou- 
vait pas  même  être  informé,  je  me  tiuspresquo 
toujours  à  côté  de  mes  modèles. 

La  pièce   dans   l'état    où  je  l'avais  mise  , 
fut  répétée  au  grand  théâtre  de  l'opcra.  Des 


L  I  T  R  E     V  I  r.  3.7 

trois  auteurs,  je  m'y  trouvai  seul.  J^ohaire 
était  absent,  et  Rameau  u'y  vint  pas  ,  ou 
se  cacha.  Les  paroles  du  premier  monologue 
étaient  très-lugubres  ;  éa  voici  le  début  ; 

O  mort  !  viens  terminer  les  malheurs  de  ma  vie. 

Il  avait  bieu  t^llu  faire  une  musique  assor- 
tissante.  Ce  fut  pourtant  là-dessus  que  Mme. 
de  la  Popîinière  fonda  sa  ceusure,  eu  m'ac- 
cusaut  avec  beaucoup  d'aigreur  d'avoir  fait 
une  musique  d'cnterremeut.  M.  de  Richelieu 
commença  judicieusement  pai- s'informer  de 
qui  étaient  les  vers  de  ce  monologue.  Je  lui 
présentai  le  manuscrit  qu'il  m'avait  envoyé, 
et  qui  fesait  foi  qu'ils  étaient  de  foliaire. 
En  ce  cas  ,  dit-il  ,  c'est  f-'oltaire  seul  qui  a 
tort.  Durant  la  répétition  tout  ce  qui  était 
de  moi  fut  successivement  iniprouvé  par 
Mme.  de  la  Popîinière  ^  et  justifiépar  M.  de 
Jiiehelieu.  Mais  enfin  j'avais  à  faire  i  trop 
forte  partie,  et  il  me  fut  signilié  qu'il  y  avait 
à  refaire  h  mon  travail  plusieurs  choses  sur 
lesquelles  il  fallait  consulter  M.  Rameau. 
Navré  d'une  conclusion  pareille  ,  au  -  lieu 
des  éloges  que  j'attendais  ,  et  qui  ccrtaine- 
meut  u'étaieut  dus  ,  je  rentrai  chez  moi  la 


Si8     LES     CONFESSIONS. 

mort  dans  le  cœur.  J'y  tombai  malade  J 
épuisé  de  fatigue  ,  dc'vorc'  de  chagrin  ;  et  de 
si%  semaines  je  ne  fus  en  état  de  sortir. 

Hameau  3  qui  fut  chargé  des  chaugcmciis 
indiqués  par  Mme.  de  la  PopHniire  ,  m'en- 
Toya   demander  l'ouverture  de  mon  grand 
opéra  ,  pour  la  substituer  à  celle  que  je  venais 
de  faire.  Heureusement  je  sentis  le  croc-en- 
jambe  ,  et  je  la  refusai.  Connue  il  n'y   avait 
plus  que  cinq  ou  six  jours  jusqu'à  la  repré- 
sentation ,  il  n'eut  pas  le  temps  d'en  faire  une, 
et  il  fallut  laisser  la  mienne.  Elle  était  à  l'ita- 
lienne ,  et  d'un  stile  très-nouveau  pour  lors 
en  France.  Cependant  elle  fut  goûtée  ,  et  j'ap- 
pris par  M.   de  lyahnahttc  ,  maîlre-d'hôtel 
du  roi  et  gendre  de  M.  JUr/ssard  iwon  parent 
et   mon   ami  ,  que  les  amateure  avaient  été 
très-coutens  de uiou  ouvrage,  et  que  le  public 
ne  l'avait  pas  distingué  de  celui  de  Hameau  .* 
ïnais  celui-ci  ,  de  concert  avec  oNlme.  de   /a 
Poplinière ,  prit  des  mesures  pour  qu'on  ne 
eut  pas  même  que  j'y  avais  travaillé.  Sin*  les 
livres  qu'on  distribue  aux  spectateurs  ,  et  où 
les  auteurs  sont  toujours  nommés  ,  il  n'y  eut 
de  nouuué  que   /  oitaire  ,'  et  Rameau  aima 
xnitux  que  son  nom  fût  supprimé  ,  que  d'y 
yoir  associer  le  mien. 


LIVRE     VIT.  3r9 

Si-tôt  que  je  fus  en  état  de  sortir ,  je  vonlua 
aller  cliez  M.    de  Riche  icu  :  il  rfctait   plus 
temps.  Il  venait  de  partir  pour  Dunkcrrjue, 
où   il  devait   commander  le    débarquement 
destiné  pour  l'Ecosse,  A  son  retour,  je  me 
dis  ,   pour  autoriser  ihâ  paresse,  qu'il  était 
trop  tard.  Ne  l'ayant  plus  rcvn  depuis  lors, 
j'ai     perdu    l'hoMUCur     que    méritait     mon 
ouvrage  ,  l'honor'aire   qu'il  devait  tne  pro- 
duire ;  et  mon    temps,    mon    travail,    mon 
c!iai:,rin  ,    ma  maladie  et  l'argent  qu'elle  me 
coûta  ,    tout  cela   fut  à  lues  frais  ,  sans  me 
rendre  un    sou    de  hénclîce  ,    ou  plutôt  de 
dédommagement.  Il  m'a  cependant  toujou^j 
paru  que  M.   de  Pùclielieu  avait  naturelle- 
ment de  l'inclination  pour  moi,  et'ptnsaifc 
avantageusement  de   flics  taleus.  Mais  mon 
malheur  et  JNIme.   de  la  PopUiiière  empé- 
cbèrcnt  tout  l'effet  de  sa  bonne  volonté. 

Je  iK!  pouvais  rien  compreiidre  à  l'aversioit 
de  cette  f;  mme  ,  à  qui  je  m'éla's  efforcé  de 
plaire,  et  à  qui  je  fesais  assez  régulièrement 
ma  cour.  Gauffecorirt  m'en  expliqua  les 
causes.  D'abord,  me  dit-il,  son  aiuitié  pour 
Homemi .,  dont  elle  est  la  prôneiisf  en  titre, 
et  qui  ne  veut  soulTrir  aucun  concurrent;  tt 
de  plus   nu  pcclié  originel  qui  yous  daiune 


320     LES     CONFESSIONS. 

auprès  d'elle  ,  et  qu'elle  ne  vous  pardonnera 
jamais,  c'est  d'être  Genevois.  Là  -  dessus  il 
m'expliqua  que  l'abbé  Hubert  qui  l'était  ,  et 
sincère  amideM.de  laPoplinière  avait  fait  ses 
efforts  pour  l'empccber  d'épouser  cette  femme 
qu'il  connaissait  bien,  et  qu'après  le  mariage 
elle  lui  avait  voué  une  haine  implacable, 
ainsi  qu'à  tous  le»  Genevois.  Quoique  la  Po- 
■plinière  ,  ajouta-t-il  ,  ait  de  l'amitié  pour 
vous  ,  et  que  je  le  sache  ,  ne  comptez  pas  sur 
son  appui.  Il  est  amoureux  de  sa  femme  ;  elle 
TOUS  hait,  elle  est  méchante  ,  elle  est  adroite; 
vous  ne  ferez  jamais  rien  dans  cette  maison. 
Je  me  le  tins  pour  dit. 

Ce  même  Gauffecourt  me  rendit  à  peu- 
près  dans  le  même  temps  un  service  dont 
j'avais  grand  besoin.  Je  venais  de  perdre  mon 
vertueux  père  ,  âgé  d'environ  soixante  ans. 
Je  sentis  moins  cette  perte  que  je  n'aurai» 
fait  en  d'autres  temps  où  les  embarras  de 
ma  situation  m'auraient  moins  occupé.  Je 
n'avais  point  voulu  réclamer  de  son  vivant 
ce  qui  restait  du  bien  de  ma  mère,  et  dont 
il  tirait  le  petit  revenu.  Je  n'eus  plus  là- 
dessus  de  scrupule  après  sa  mort.  Mais  le 
défaut  de  pjcuvc  juridique  de  la  mort  do 
jftou  fièie,  fcsait  une  d.illi«ullé  ^ue  Gavffe- 

CQuri 


L  I  V  R  E     V  I  I.  321 

tourt  se  cliargea  de  lever,  et  qu'il  lev^a  en 
eilet  par  les  bons  olliccs  de  l'avocat  de  Lohiie. 
Comme  j'avais  le  plus  grand  besoin  de  cette 
petite  ressource  ,  et  que  révèncinciit  c'iait 
douteux,  j'en  attendais  la  nouvelle  dcûuitivo 
avec  le  plus  vif  empressement. 

Un  soir  ,  en  rentrant  chez  moi ,  je  trouvai 
la  lettre  qui  devait  contenir  cette  nouvelle, 
et  je  la  pris  pour  l'ouvrir  avec  un  tremble- 
ment d'impatience  ,  dont  j'eus  honte  au- 
dcdans  de  moi.  Eb  quoi  !  nie  dis -je  avec 
Ai.àxi\n.^  Jean- Jacques  se  laisseia-t- il  sub- 
juguer à  ce  point  par  l'intérêt  et  par  la 
curiosité  ?  Je  remis  sur-le-champ  la  lettre 
sur  ma  cheminée.  Je  me  déshabillai  ,  me 
couchai  tranquillement,  dormis  mieux  qu'à 
ïnon  ordinaire  ,  et  me  levai  le  lendemain 
assez  tard,  sans  plus  penser  à  ma  lettre.  En 
m'habillant  je  l'apperçus,  je  l'ouvris  sans 
me  presser,  j'y  trouvai  une  lettre-de-change. 
J'eus  bien  des  plaisirs  à-ia-fois  ;  mais  je 
puis  jurer  que  le  plus  vit  fut  celui  d'avoir 
su  me  vaincre. 

J'aurais  vingt  traits  pareils  à  citer  en  ma 
vie,  mais  je  suis  trop  pros.-é  pour  pouvoir 
tout  dire.  J'envoyai  une  petite  partie  de  cet 
argent  à  ma  pauvre  maman  ;  regrettant  avco 

Mémoires.  Tome  II.  T 


3^2     LES     CONFESSIONS. 

larmes  l'iieureux  temps  où  j'aurais  rais  le 
tout  à  ses  pieds.  Tontes  ses  lettres  se  sen- 
taient de  sa  détresse.  Elle  m'envoyait  des  tas 
de  recettes  et  de  secrets  dont  elle  prétendait 
que  je  fisse  ma  fortune  et  la  sienne.  Déjà  le 
sentiment  de  sa  misère  lui  resserrait  le  cœur 
et  lui  rétrécissait  l'esprit.  Le  pru  que  je  lui 
envoyai  fut  la  proie  des  fripons  qui  l'obsé- 
daient. Elle  ne  profita  de  rien.  Cela  me 
dégoûta  de  partaj^er  mon  nécessaire  avec  ces 
misérables,  sur-tout  après  l'inutile  tentative 
que  je  fis  pour  la  leur  arracher,  comme  il 
sera  dit  ci -après.  Le  temps  s'écoulait  et 
l'argent  arec  lui.  Nous  étions  deux,  même 
quatre,  ou,  pour  mieux  dire,  nous  étions 
sept  ou  huit.  Car,  quoique  7'^fv-?.?^  fi'it  d'un 
désintéressement  qui  a  peu  d'exemple  ,  sa 
uière  n'était  pas  comme  elle.  Si -tôt  qu'elle 
se  vit  un  peu  remontée  par  mes  soins,  elle 
iit  venir  toute  sa  famille  pour  en  partager 
le  fruit.  Sœurs,  fils,  filles,  petites- filles , 
tout  vint,  hors  sa  fille  aînée,  mariée  au 
directeur  des  carrosses  d'Angers.  Tout  ce 
que  je  fesais  pour  Tliérese  était  détourné 
par  sa  mère  en  faveur  de  ces  affamés.  Comme 
je  n'avais  pas  à  faire  à  nue  personne  avide, 
«tqueje  n'étais  pas  subjugué  par  une  passion 


L  I  V  R  E     V  I  r.  323 

Jolie  ,  je  ne  fcsais  pas  des  folies.  Content  de 
tenir  Thérèse  honnêtement,  mais  sans  luxe, 
à  l'abri  des  pressaus  besoins,  je  consentais 
que  ce  qu'elle  gaj;nalt  par  son  travail  fût 
tout  entier  au  pro&t  de  sa  mère  ,  et  je  ne 
jne  bornais  pas  à  cela  ;  mais  par  une  fatalité 
qui  me  poursuivait,  tandis  que  maman  était 
en  proie  à  ses  croquans,  Thérèse  était  eu 
proie  à  sa  famille  ,  et  je  ne  pouvais  rien 
faire  d'aucun  côté  qui  profitât  à  celle  pour 
qui  je  l'avais  destiné.  11  était  singulier  que 
la  cadette  des  enfans  de  Mme.  le  f'asseury 
la  seule  qui  n'eût  point  été  dotée,  était  la 
seule  qui  nourrissait  son  père  et  sa  mère  ; 
et  qu'après  avoir  été  long-temps  battue  par 
ses  frères  ,  par  ses  sœurs  ,  même  par  ses 
nièces,  cette  pauvre  {lllc  en  était  maintenant 
pillée  sans  qu'elle  pût  mieux  se  défendre  de 
leurs  vols  que  de  leurs  coups.  Une  seule  de 
ses  nièces,  appelée  Gotan  le  Une  y  était  assez 
aimable  et  d'un  caracltre  assez  doux  ,  quoique 
gâtée  par  l'exeuiple  et  les  leçons  des  autres. 
Comme  je  les  voyais  souvent  ensemble,  ;e 
leur  donnais  les  noms  qu'elles  s'entre-don- 
naient  :  j'appelais  la  nièce  ma  nièce,  et  la 
tante  ma  tante.  Toutes  deux  m'appelaient 
leur  oncle.  De  -  là  le  nom  de  tante  duquel. 

T    2 


324     LES     CONFESSION  S. 

;'ai  continué  d'appeier  Thérèse^  et  que  mes 
aiuis  répctnienl  quelquefois  en  plaisautaat. 
Ou  sent  que  dans  une  pareille  situation  ,  je 
n'avais  pas  un  moment  à  perdre  poor  tâcher 
de  m'en  tirer.  Jugeant  que  M.  de  liiclielu-ii 
pi'avait  oublie',  et  u'espérant  plus  rien  du 
côté  de  la  cour,  je  fis.  quelques  tentatives 
pour  faire  passer  à  Paris  mon  opéra  ;  mais 
j'éprouvai  des  diUicultés  qui  demandaient 
bien  du  temps  pour  les  vaincre,  et  j'étais 
de  jour  eu  jour  plus  pressé.  Je  m'avisai  de 
présenter  ma  petite  comédie  de  Narcisse  aux 
italiens  :  elle  y  fut  reçue,  et  j'eus  les  entrées, 
qui  me  firent  grand  plaisir.  Mais  ce  fut  tout. 
Je  ne  pus  jauiais  parvenir  à  faire  jouer  ma 
pièce  ,  et  ennuyé  de  faire  ma  cour  à  des 
comédiens,  je  les  plantai  là.  Je  revins  eutia 
au  dernier  expédient  qui  me  restait,  et  le 
seul  que  j'aurais  dû  prendre.  En  fréquentant 
la  maison  de  M.  de  la  Popliiiitre ,  je  m'étais 
éloigné  de  celle  de  J)iipin.  Les  deux  dames, 
quoique  parentes,  étaient  mal  ensemble,  et 
ne  se  voyaient  point.  Jl  n'y  avait  aucune 
société  entre  les  deuK  maisons  ,  et  Thiriot 
seul  vivait  dans  l'une  et  dans  l'autre.  Jl 
fut  chargé  de  tâcher  de  me  ramener  chez 
M-  Dupin.    M.   de   FrancucU  suivait  alors 


L  1  V  R  E    V  I  I.  325 

l'histoire  naturelle  et  la  cliymic,  et  fesait  ua 
cabinet.  Je  crois  qu'il  aspirait  à  l'acadéuiie 
des  sciences  ;  il  voulait  pour  cela  faire  ua 
livre,  et  il  jugeait  que  je  pouvais  lui  être 
utile  dans  ce  travail.  Mme.  Dupin  ,  qui ,  de 
«on  côte,  méditait  un  autre  livre,  avait  sur 
moi  des  vues  à  -  peu  -  près  semblables.  Ils 
auraient  voulu  m'avoir  en  conimmi  pour 
une  espèce  de  secrétaire,  et  c'e'tait  là  l'objet 
des  semonces  de    Thiriot. 

J'exigeai  préalablement  que  M.  de  Fran- 
cucil  emploierait  son  crédit  avec  celui  de 
Jelyote y  pour  faire  répéter  mon  ouvrage  à 
l'opéra.  Il  y  cousentit.  Les  Muses  galantes 
furent  répétées  d'abord  plusieurs  fois  au 
magasin,  puis  au  grand  tbéàtre.  II  y  avait 
beaucoup  de  monde  à  la  grande  répétition, 
et  plusieurs  morceaux  furent  très-ap|)Iaudis  ; 
cependant  je  .sentis  moi-même  durant  l'exé- 
Gution,  fort  mal  conduite  par  Rebel,  que 
la  pièce  ne  passerait  pas,  et  même  qu'elle 
n'était  pas  en  état  de  paraître  sans  de  grandes 
corrections.  Ainsi  je  la  retirai  sans  mot  dire, 
et  sans  in'exposer  au  refus  :  mais  je  vis  clai- 
rement, par  plusieurs  indices  ,  que  l'ouvrage, 
eût-il  été  parfait,  n'aurait  pas  passé.  M.  de 
Frfïucucil  m'avait  bien  promis  de  le  faira 

T  3 


326     LES     CONFESSIONS. 

répéter ,  mais  non  pas  de  le  faire  recevoir. 
II  me  tint  exactement  parole.  J'ai  toujours 
cru  voir,  dans  cette  occasion  et  dans  beau- 
coup d'autres,  que  ni  lui,  ni  Mme.  Dupin 
ne  se  souciaieut  de  me  laif^scr  acquérir  une 
certaine  réputation  dans  le  iiîoude ,  de  peur , 
peut-ctrè  ,  qu'on  ne  supposât,  en  voyant 
leurs  livres,  qu'ils  avaient  grciié  leurs  talcns 
sur  les  miens.  Cependant  comme  ~yin\<t.Ditpin 
m'en  a  toii/ours  supposé  de  très-médiocres, 
et  qu'elle  ne  m'a  jamais  employé  qu'à  écrire 
sous  sa  dictée ,  ou  à  des  recherches  de  pure 
érudition,  ce  reproche,  sur-tout  à  son  égard, 
eût  été  bien  injuste. 

Ce  dernier  mauvais  succès  '  lieva  de  me 
décourager;  j'abandonnai  tout projetd'avan- 
cemcnt  et  de  gloire  ;  et  sans  \)!ns  songer  à 
des  talens  vrais  on  vains  qui  me  prospéraient 
si  peu,  je  consacrai  mon  temps  et  mes  soins 
à  me  procurer  ma  su!)sistance  et  elle  de  ma 
Thérèse  ,  comme  il  j)!airait  à  ceux  qui  se 
chargeraient  d'y  pourvoir.  Je  m'attachai  donc 
tout-à-fait  à  Mme./>J?/yPz/z  et  à  M.dcFranci/ei^. 
Cela  ne  me  jeta  pas  dans  une  grande  opulence  ; 
car  avec  huit  à  neuf  cents  iVancs  par  an  , 
que  j'eus  les  deux  premières  années,  à  peine 
avais  je  de  quoi  fournir  à  mes  premiers  bo 


LIVRE     VII.  327 

soins  ;  force  de  ine  loger  à  leur  voisinage 
en  cliaiubre  garnie,  dans  un  quartier  assez 
cher,  et  payant  un  autre  loyer  à  l'extrémité 
de  Paris  ,  tout  au  haut  de  la  rue  St.-Jacques, 
où,  quelque  temps  qu'il  fît  j'allais  souj)cr 
presque  tous  les  soirs.  Je  pris  bientôt  le  traia 
et  même  le  goût  de  mes  nouvelles  occupa- 
tions. Je  m'attachai  à  la  chymie  ;  j'en  lis 
plusieurs  cours  avec  31.  de  Fraiiciieil  chez 
'bl.Rouelle ,  et  nous  nous  mîmes  à  barbouiller 
du  papier,  tant  bien  que  mal,  sur  cctlR 
science  ,  dont  nous  possédions  à  peine  k's 
élemens.  En  1747,  nous  allâmes  passer  l'au- 
tomne eu  Tourainc,  au  château  de  Chenon- 
ceaux,  maison  royale  sur  le  Cher,  bâtie  par 
Henri  II  pour  Diane  de  Poitiers  y  dont 
on  y  voit  encore  les  chiflVes,  et  maintenant 
posse'déc  par  M.  Dupin  ,  f.  rmier-gcne'ral.  On 
s'amusa  beaucoup  dans  ce  beau  lieu  ;  on  y 
fcsait  très-bonne  clière  ;  ;"y  devins  gras  cou^mo 
un  moine.  On  y  fit  beaucoup  de  nmsique. 
J'y  composai  plusieurs  trios  à  chanter,  pleins 
d'une  assez  forte  harmonie,  et  dont  je  repar- 
lerai peut-être  dans  mon  su})plêmcnt  ,  si 
jamais  j'en  fais  un.  Ou  y  joua  la  comédie  ; 
j'v  en  hs  en  quinze  jours  une  en  trois  actes, 
iutiîi'.iéc    y  E'ti^',7s^ein:iit   te  m ''ru  ire  ,     qu'on 

T4 


Ss8     LES     CONFESSIONS. 

trouvera  parmi  mes  papiers  ,  et  qui  n'a  d'autre 
inc'rile  que  beaucoup  de  gaieté.  J'y  composai 
d'antres  petits  ouvrages  ,  entre  autres  une 
pièce  en  vers  ,  iutitulêe  V Allée  de  Syh'ie  , 
du  nom  d'une  alle'e  du  parc  qui  bordait  le 
Cher  ;  et  cela  se  6t  saas  discontinuer  mon 
travail  sur  la  chymie  ,  et  celui  que  je  fesais 
auprès  de  Blme.  JJi/pin. 

Tandis  que  j'en;;raissais  à  Chenoncenuî, 
ma  pauvre  Thérèse  engraissait  à  Paris  d'une 
autre  manière  ;  et  quand  j'y  revins,  je  Iroiuai 
l'ouvrage  que  j'avais  mis  sur  le  métier,  plus 
avance  que  je  ne  l'avais  cru.  Cela  m'eût  jeté, 
vu  ma  situation,  dans  un  embarras  rxtrënie, 
si  des  camarades  de  table  ne  m'eussent  fuuriri 
la  seule  ressource  qui  pouvait  m'en  tirer. 
C'est  ^\\\  de  ces  récits  essentiels  que  je  ne 
puis  faire  avec  trop  de  simplicité  ,  parce  qu'il 
faudrait,  en  les  commentant,  ni'cxcuser  ou 
me  cbarger,  et  que  je  ne  dois  faire  ici  ni 
î'un  ni   l'autre. 

Durant  le  séjour  CCAltuna  à  Paris  , 
au  -  lieu  d'aller  manger  chez  uu  traitcr.r, 
Tions  mangions  ordinaircmciit  lui  et  moi  à 
notre  voisinage,  presque  vis-à-vis  le  tul-de- 
sac  de  l'opéra,  chez  Mme.  la  Selle  ^  feu:me 
*i\\i\  tailleur  (jui  donnait  asstz  mal  à  ma»* 


LIVRE     Vif.  329 

ger,  mais  dont  la  table  iie  laissait  pas  d'être 
rechercliée  à  cause  de  la  bonne  et  sûre  com- 
pagnie qui  s'y  trouvait  ;  car  on  n'y  recevait 
aucun  inconnu,  et  il  fallait  être  introduit 
par  quelqu'un  de  ceux  qui  y  mangeaient 
d'ordinaire.  Le  commandeur  de  G.  .  .  .  e  ^ 
"vieux  dêbauelie',  plein  de  politesse  et  d'es- 
prit, mais  ordurier,  y  logeait  et  y  attirait 
iine  folle  et  brillante  jeunesse  en  officiers 
aux  gardes  et  mousquetaires.  Le  comman- 
deur de  aV /,   chevalier  de  toutes 

Jcs  filles  de  l'ope'ra,  y  apportait  journellement 
toutes  les  nouvelles  de  ce  tripot.  M^I.  du 
JRlessis ,  lieutenant-colonel  retire',  bon  et 
sage  vieillard,  et   Aucelet  (*)  ,  officier  des 

(  *  )  Ce  fut  à  ce  ]\T.  Ar.ctht  rjue  je  donnai  une 
peiite  comédie  de  ma  façon  ,  intitulée  les  Pri- 
sonniers de  guerre  ,  que  j'avais  faite  après  les 
désastres  des  Français  en  Bavière  et  en  Bohême  , 
et  que  je  n'osai  jamais  avouer  ni  montrer,  et 
cela  par  la  singulière  raison  que  jamais  le  roi, 
ni  la  France,  ni  les  Français  ne  furent  peut-être 
mieux  loues  ,  n\  de  meilleur  cœur  que  dans  cette 
pièce  ,(  et  que  républicain  et  frondeur  en  titre, 
^c  n'osais  m'avouer  panégyriste  d'une  nation  dont 
toutes  les  maximcsétaient  contraires  auxmiennes. 
Plus  navré  des  malheurs  de  la  Fi  ance  que  les  Fran- 
(;aismêine,  j'avais  peur  qu'on  ne  taxât  dcilatteri» 

T  & 


33o     LES     CONFESSIONS. 

mousquetaires,   y  maintetiaicnt   un   certain 
ordre  parmi  ces  leuiics  gens.  Ji  y  vouait  aussi 
descoitiiuerçans  ,  des  fiiiantiers,  des  vivriers, 
mais   polis  ,    honnêtes  ,    et   de    ceux    qu'on 
distinguait  dans   leur  me'ticr.   JNt.  de  Jjesse, 
M.  de  Forcadc  et  d'autres  dont  j'ai  oublié 
les  noms.    Enfin   l'on  y   voyait  des  gens  de 
tous  les  états,  excepté  des  abhes  et  des  gens 
de  robe  que  je  n'y  ai  jamais  vus  ,   et  c'était 
une  conveulion  de  n'y  en  point  iiitro  luire. 
Cette  table   assez    nombreuse  était  très-gaie 
sans   être  bruyante,   et  l'on  y  polissounait 
beaucoup  sans  grossièreté.  Le  vieux  comman- 
deur avec  tous  ses  contes  gras,   quant  à  la 
substance  ,  ne  perdait  jamais  sa  politesse  de 
la  vieille  cour,  et  jamais  un  mot  de  gueule 
ne  sortait  de  sa  bouche,  qu'il  ne  fut  si  plai- 
sant  que   des    fouîmes   l'auraient    pardonné. 
Son  ton  servait  de    règle   à   toute  la    table  ; 
tous   ces  jeunes  gens   contaient  leurs   aven- 
tures   galantes    avec   autant   de    licence  que 
de  grfice  ,  et  les  contes  de  filles  manquaient 
d'autant  moins  ,  que  le   magasin  était  à  la 
porte  :    car  l'allée   par  où  l'on    allait  chez 

et  de  lâclieréles  marques  fl'iinsînrèro  attachement 
dont  j'ai  dit  l'époque  et  la  cause  dans  ma  première 
partie,  et  que  j'étais  ùonteiu  do  montrer. 


L  ï  V  R  E     V  I  I.  S3t 

Mme.  la  Selle  ^  était  la  mcme  où  donnait 
la  boutique  de  la  Vuchapt ,  célèbre  niar- 
cbande  de  modes,  qui  avait  alors  de  très- 
jolies  biles  ,  avec  lesquelles  nos  messieurs 
allaient  causer  avant  ou  après  dîner.  Je  m'y 
serais  amusé  comme  les  autres  si  j'eusse  été 
plus  bardi.  Il  ne  fallait  qu'entrer  comme 
«ux  ;  je  n'osai  jamais.  Quant  à  Mme.  la 
Selle,  je  continuai  d'y  aller  manger  assez 
souvent  après  le  départ  à'ydtltvna.  J'y  ap- 
prenais des  foules  d'anecdotes  trcs-amu santés, 
rt  l'y  pris  aussi  peu-à-peu  ,  non,  gr/ices  au 
ciel ,  jamais  les  mœurs ,  mais  les  maximes 
qae  j'y  vis  établies.  D'honnêtes  personnes 
:mises  à  mal ,  des  maris  trompés,  des  femmes 
séduites  ,  des  accoucliemcns  clandestins  , 
«taient  là  les  textes  les  plus  ordinaires  ;  et 
celui  qui  peuplait  le  mieux  Icscnfans-trouvés, 
«tait  toujours  le  plus  applaudi.  Cela  me  gagna. 
Je  formai  ma  façon  de  penser  sur  celle  que 
je  voyais  en  règne  chez  des  gens  très-aimables  ,. 
et  dans  le  fond  très-bonnétes  gens,  et  Je  me 
dis  :  puisque  c'est  l'usage  du  pays  ,  quand 
on  y  vit  on  peut  le  suivre.  Voilà  l'expédient 
que  je  cherchais.  Je  m'y  déterminai  gaillar- 
dement sans  le  moindre  scrupule  ;  et  le  seul 
que  j'eus  à   vaincre  ,  fut  celui  de    Tlu'rise  à 


332     LES     CONFESSIONS. 

qui  j'eus  toutes  les  peines  du  monde  de  faire 
adopter  cet  unique  moyeu  de  sauver  son 
boiincur.  Sa  mère,  qui  de  plus  craignait  un 
nouvel  embarras  de  marmaille,  étant  venue 
à  mon  secourii ,  elle  se  laissa  vaincre.  On 
choisit  une  sage -femme  prudente  et  sûre, 
appelée  Mlle.  Gouiii ,  qui  demeurait  à  la 
pointe  Saint-Eustachc  ,  pour  lui  confier  ce 
dépôt  ;  et  quand  le  temps  fut  veau,  Thérisg 
fut  menée  par  sa  mère  chez  la  Gouin  pour 
y  faire  ses  couches.  J'allai  l'y  voir  plusieurs 
fois,  et  je  lui  portai  un  chiffre  que  j'avais 
fait  à  double  sur  deux  cartes,  dont  une  fut 
mise  dans  les  langes  de  l'enfant,  et  il  fut 
déposé  par  la  sage  -  femme  au  bureau  des 
cnfans  -  trouvés  dans  la  forme  ordinaire. 
L'année  suivante  même  inconvénient  ctmcme 
expédient,  au  cliiH're  près  qui  fut  négligé. 
Pas  plus  de  réflexion  de  ma  part,  pas  plus 
d'approbation  de  celle  de  la  mère,  ;  vWr- 
obéit  en  gémissant.  Ou  verra  successivement 
toutes  les  vicissitudes  que  cette  fatale  con- 
duite a  produites  dans  ma  façon  de  penser 
ainsi  que  dans  ma  destinée,  (^uant  à-préscut 
tenons -nous  à  cette  prcmièri'  époque.  Ses 
suites  aussi  cruelles  qu'imprévues  ,  ne  ma 
fovccroat  que  trop  d'y  revenir. 


LIVRE     VIL  333 

Je  marque  ici  celle  de  ma  première  con- 
naissance avec  Mme. d'JEpifKzy ,  dont  le  nom 
reviendra  souvent  dans  ces  mémoires.  Elle 
s'nppelait  iMlIc.des  C/are//cs,  venait  d'épouser 
M.û'J^pifiay ,  fils  de  M.deZ^//(T  AcB/oin- 
fil/e,  fermier-ge'uéral.  Son  mari  était  nuisicien, 
ainsi  que  M.  de  Francucil.  Elle  était  musi- 
cienne anssi  ;  et  la  passion  de  cet  art  uiit 
entre  ces  trois  personnes  une  grande  inti- 
mité. M.  de  Francueil  m'introduisit  chez 
Mme.  à^ Epinay.  J'y  soupais quelquefois  avec 
lui.  Elle  était  aimable,  avait  de  l'esprit,  des 
talens  ;  c'était  asturémcnt  luie  bonne  con- 
naissance à  faire.  Mais  elle  avait  une  amie 
appelée  Mlle.  A'Ette  qui  passait  pour  mé- 
chante, et  qui  vivait  avec  le  chevalier  de 
P'alory ,  qui  ne  pa.ssait  |)as  pour  bon.  Je 
crois  que  le  commerce  de  ces  deux  personnes 
fit  toit  à  Mme.  d'Epinay ,  à  qui  la  nature 
avait  donné  ,  avec  un  tempérament  trcs- 
cxigeant  ,  des  qualités  ckcc! lentes  pour  en 
régler  ou  racheter  les  écarts.  M.  tic  Francueil 
lui  communiqua  une  partie  de  l'amitié  qu'il 
avait  pour  moi,  rt  m'avoua  ses  liaisons  aveo 
elle,  dont,  par  cette  raison,  je  ne  parlerais 
pa.^  ici  ,  si  elles  ne  fussent  devenues  publique.»;, 
an  point  mcmc  de  u'ctrc  pas  méiue  cacUéci 


334     LES     C  O  IV  F  E  S  S  I  O  rf  5. 

à  31.  ^CEpinay.  31.  de  Francveil  rne  fit 
même  sur  cette  dame  des  coiilidcnccs  bien 
singulières,  qu'elle  ne  in 'a  jamais  faites  elle- 
même,  et  dont  elle  ne  m'a  jamais  cru  instruit; 
car  je  \\\\\  ouvris  ni  n'en  ouvrirai  de  ma  vie 
la  bouche  ni  à  elle,  ni  à  qui  que  ce  soit. 
Toute  cette  conliance  de  part  et  d'autre 
rendait  ma  situation  très  -  embarrassante  , 
sur-tout  avec  3Inio.  de  Fraiicneil ,  qui  me 
connaissait  assez  pour  ne  pas  se  délier  de 
moi  ,  quoiqti'en  liaison  avec  sa  rivale.  Je 
consolais  de  mon  mieux  cette  pauvre  femme  , 
à  qui  son  mari  ne  rendait  assurément  pas 
l'amour  qu'elle  avait  pour  lui.  J'e'coutais 
séparément  ces  trois  personnes  ;  je  S'H'<^l'i^s 
leurs  secrets  avec  la  plus  grande  fidélité  ,  sans 
qu'aucune  dci  trois  m'en  arrachât  Jamais 
aucun  fie  ceux  des  deux  autres  ,  et  sans 
dissimuler  à  chacune  des  deux  femmes  mon 
attachement  pour  sa  rivale.  3ïmc  de  Fran- 
cneil  qui  voulait  se  servir  de  moi  pour  bien 
des  choses  ,  essuya  des  refus  formels  ;  et 
]N[me.  d'^/.'i>7<7>'  m'ayant  voulu  charger  une 
fois  d'une  lettre  pour  31.  de  Francveil ^  non- 
seulement  en  reçut  un  pareil ,  mais  encore 
une  déclaration  très-nette  que  si  elle  voulait 
me  chasser  pour  jamais  de   cUc;«   clic ,  cU» 


L  I  V  R  E     V  I   r.  335 

n'avalt^u'à  me  faire  uue  seconde  fois  pareille 
proposition. 

Il  faut  rendre  justice  à  ^Tmc.  d'Epiiiay. 
Loin  que  ce  procède  parut  lui  d(i|)!airc,  elle 
en  parla  à  M.  de  Francueil  avec  c'Iof^e,  et 
ne  m'en  reçut  pas  moins  bien.  C'est  ainsi  que 
dans  des  relations  oragfuses  entre  trois  per- 
sonnes que  j'avais  à  ménager  ,  dont  je  dépen- 
dais en  quelque  sorte  ,  et  pour  qui  j'avais  de 
l'attachement  ,  je  conservai  jusqu'à  la  fin  leur 
amitié,  leur  estime,  leur  confiance,  en  me 
conduisant  avec  c!i)uceur  et  complaisance  , 
mais  toujours  avec  droiture  et  fermeté.  Mal- 
gré ma  hétise  et  ma  gaucherie  Mme.  A'E- 
pinay  voulut  uic  mettre  des  auuiscuiens  de  la 
Chevrette,  château  près  de  Saint- Denis  ,  ap- 
partenant à  M.  de  Broglie.  Il  y  avait  un 
théâtre  où  l'on  jouait  souvent  des  pièces.  Oa 
me  chargea  d'un  rôle  que  j'étudiai  six  mois 
sans  relâche,  et  qu'il  fallut  me  soufller  d'un 
bout  à  l'autreà  la  représentation.  A  près  cette 
épreuve  ,  on  ne  me  proposa  plus  de  rôle. 

En  fesaut  la  connais.<ance  de  Mme.  d'JE,'- 
pinay  ,  je  fis  aussi  celle  de  sa  belle -sœur 
Mlle,  de  Bloinville  ,  qui  devint  bientôt  com- 
tesse de  Hondetot.  La  première  fois  que 
je  la  vis  elle  était  à  la  veille  de  sou  mariage 


336     LES     CONFESSIONS. 

Elle  me  causa  long-temps  avec  cette  familia- 
rité charinante  qui  lui  est  naturelle.  Je  la 
trouvai  tiès-aunable,  mais  j'e'tais  bien  éloi- 
gne' de  prévoir  que  cette  jeune  personne  fe- 
rait uu  jour  le  destin  de  ma  vie,  et  m'entraî- 
nerait ,  quoique  bien  innocemment,  dans 
l'abîme  où  je  suis  au)ourd'liui. 

(I^uoique  je  n'aie  pas  parle  de  Diderot 
depuis  mon  retour  de  Venise,  non  plus  que 
de  mon  ami  M.  Jloguin  ,  je  n'avais  pourtant 
néglige  ni  l'un  ni  l'autre,  et  je  m'étais  sur- 
tout lie'  de  jour  eu  jour  plus  intimement  avec 
le  premier.  Il  a.sa.\inx\.t  JVaniietle  ^  ainsi  que 
j'avais  une  Thtrise.  C'était  entre  nous  une 
eonformité  de  plus;  mais  la  dilTcrence  était 
que  ma  Thérèse,  aussi  bien  de  figure  que 
sa  Nannctte ,  avait  une  humeur  douce  et  un 
caractère  aimable  ,  fait  pour  attacher  un 
honnête  homme  ;  au-lieu  que  la  sienne,  pie- 
grièchc  et  liarangère  ,  ne  montrait  rien  aux 
yeux  des  autres  qui  pût  racheter  la  mau- 
vaise éducation.  Il  l'cpousa  toutefois.  Ce  fut 
fort  bien  fait  s'il  l'avait  promis.  Pour  moi 
qui  n'avais  rien  promis  de  semblable,  ;e  uo 
lue  pressai  pas  de  l'uni  ter. 

Je  m'étais  aussi  lie  avec  l'abbé  de  Co?i- 
dillac  qui  n'était  rien  non  plus  que  moi  dans 


L  I  V  R  E     V  I  I.  337 

la  littcratinc ,  mais  qni  était  fait  pour  deve- 
nir ce  qu'il  est  aujourd'hui.  Je  suis  le  premier  , 
peut-être,  qui  ait  vu  sa  portée,  et  qui  l'ait 
estime  ce  qu'il  valait.  Il  paraissait  aussi  se 
plaire  avec  moi  ;  et  taudis  qu'enfermé  dans 
ma  chambre  ,  rue  Jcan-Saint-Denis  ,  près 
l'opéra,  je  fcsais  mon  acte  d' I/és/ode  ,  il  ve- 
nait quelquefois  dîner  avec  moi  tête-à-tête 
en  pic-nic.  Il  travaillait  alors  à  l'essai  sur 
l'origine  des  connaissances  humaines  ,  qui 
est  son  premier  ouvrage.  Quand  il  fut 
achevé  ,  l'embarras  fut  de  trouver  un  li])raire 
qui  voulut  s'en  charger.  Les  libraires  de 
Paris  sont  durs  pour  tout  homme  qui  com- 
mence ;  et  la  métaphysique  alors  très-peu  à 
la  mode,  n'oHrait  pas  un  sujet  très-attrnyant. 
Je  parlai  à  Diderot  de  Condillac  et  de  son 
oavrage;  je  leur  fis  faire  connaissance.  Ils 
étaient  faits  pour  se  convenir,  ils  se  convin- 
reiit.  Diderot  cngrîgca  le  lihrairc  Durand  à 
prendre  le  manuscrit  de  l'abbé;  et  ce  grand 
métaplivsicien  eut  de  son  premier  livre  ,  et 
presque  par  grâce  ,  cent  écus  qu'il  n'aurait 
peut-être  pas  trouvéssans  moi.  Connue  nous 
demeurions  dans  des  quartiers  fort  éloignés 
les  uns  des  autres  ,  nous  nous  rassemblions 
tous  trois  une  fois  la  scmaiuc  au  Palais-royal, 


338     LES     CONFESSIONS. 

et  nous  allions  dîner  ensemble  à  l'hôtel  cl« 
Panier-fleuri.  11  fallait  que  ces  petits  dîners 
hebdomadaires  plussent  extréaiemeut  à  Di- 
derot ;  car  lui  qui  manquait  presque  à  tous 
sesreudez-vous  ,  ne  mauqua  jamais  aucun, 
de  ceux-là.  Je  formai  là  le  projet  d'une  feuille 
périodique,  intitulée  le  Persifleur ^f\\\^yio\i% 
devions  faire  altcrnativementZ^/L/tvo/ et  moi. 
J'en  esquissai  la  première  feuille  ,  et  cela  me 
lit  faire  connaissance  a\tc  à^^dlembert ,  à  qui 
Diderot  en  avait  parlé.  Des  évèneinens  im- 
prévus nous  barrèrent  ,  et  ce  projet  en  de- 
meura là. 

Ces  deux  auteurs  venaient  d'entreprendre 
le  Dictionnaire  encyclopédique,  qui^ne  devait 
d'abord  être  qu'une  cs|)ccc  de  traduction  de 
Chambers  ,  semblable  à-peu-près  à  celle  dti 
dictionnaire  de  médecine  de  James  ,  qua 
Diderot  venait  d'achever.  Celui-ci  voulut  me 
faire  entrer  pour  quelque  chose  dans  cctto 
seconde  entreprise,  et  me  [)roposa  la  parti» 
de  la  musique  que  j'acceptai  et  que  j'exécutai 
très  à  la  hâte  et  très-mal ,  dans  les  trois  uiois 
qu'il  m'avait  donnés,  comme  à  tous  les  au- 
teurs qui  devaient  concourir  à  cette  entre- 
prise. Mais  je  fus  le  seul  qui  fut  prêt  au  leiTiio 
prescrit.    Je  lui  remis  mon   uuumscnt  que 


L  I  V  R  E     V  I  1.  339 

j'avais  fait  mettre  au  net  par  un  laquais  de 
ISl.  de  Fravciieil ^  appelé  Uupont ,  qui  écri- 
vait très-bien  ,  et  à  qui  je  payai  dix  écus  tirés 
de  ma  poche,  qui  ne  m'ont  jamais  été  rem- 
hoursc^i  Diderot  m  ivaït  promis,  de  la  part 
des  libraiies  ,  une  rétribniiou  dont  il  ne  ui'a 
jamais  reparle,  ni  moi  à  lui. 

Cette  entreprise  de  rEncyclopédie  f^it 
interrompue  par  sa  détention.  Les  Pensées 
philosophiques  lui  avaient  attire  quelques 
chagrins  qui  n'eurent  point  de  suite.  Il  n'eu 
fut  pas  de  même  de  la  Lettre  sur  les  aveuj^les  , 
qui  n'avait  rien  de  repréhensible  que  quel- 
ques traits  personnels  dont  Mme.  du  Pré  de 
Saini-Maur  et  3L  de  7?f-<77/w/r  furent  cho- 
qués ,  et  pour  lesquels  il  fut  mis  au  donjon 
de  Vinceunes.  Rien  ne  peindra  jamais  les 
angoisses  que  me  fit  sentir  le  malheur  de  mou 
ami.  Ma  fnneste  imagination  qui  porte  tou- 
jours le  mal  au  pis  ,  s'cfiaroucha.  Je  le  crus 
là  pour  le  reste  de  sa  vie.  La  tête  faillit  à  ureii 
tourner.  J'écrivis  à  Mme.  de  Pornpadour 
pour  la  conjurer  de  le  faire  relâcher,  ou 
d'obtenir  qu'on  m'enfermât  avec  lui.  Je  n'eus 
aucune  répon.seà  rua  lettre  :  elle  était  trop  |)eu 
raisonnable  pour  être  elficace  ,  et  je  ne  uiR 
flatte  pas  qu'elle  ait  contribue' aux  adoucisse- 


S40     LES     CONFESSIONS. 

mens  qu'on  mit  quelque  temps  après  à  la 
captivité  du  pauvre  Diderot.  Mais  si  elle  eût 
duré  quelque  temps  encore  avec  la  même 
rigueur  ,  je  crois  que  je  serais  mort  de  déses- 
poir aux  pieds  de  ce  mallicureux  donjon.  Au 
reste  ,  si  ma  lettre  a  produit  peu  d'cLTet ,  je  ne 
m'en  suis  pas  non  plus  beaucoup  fait  valoir; 
car  je  n'eu  parlai  qu'à  très-peu  de  gens,  et 
jamais  à  Diderot  lui-iuéme. 

Fin  du  septième  Liyre  ,  et  du  Tome  second. 


fciiôi  II 


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